Antoine s’en doutait mais il ne voulait pas le reconnaître : accepter ce poste de critique littéraire dans un journal de province ne correspondait pas à ses plus belles aspirations. Dans le cas présent, il devait suivre une ligne éditoriale qu’il jugeait dépassée. Antoine se voyait en écrivain lambda de science-fiction mais son entourage et ses pairs parisiens le considéraient autrement. Sans tomber dans les clichés faciles, ils lui avaient assuré une réputation d’auteur punk, capable de transformer une simple histoire de robots en délire absolu. Seulement, sa situation économique n’étant pas au zénith, Antoine avait écouté les conseils de Brigitte, sa dame de cœur, puis plongé dans le monde journalistique, un nouvel univers à ses yeux.
Le premier mois, Mireille, sa rédactrice en chef, lui proposa une liste de trois romans.
– Antoine, ce sont les ouvrages adoubés par notre rédaction. – Que dois-je donc en faire ? – Les lire puis en choisir un à critiquer. – C’est tout ? – Non. Il fera l’objet d’un article spécial de dix mille caractères, espaces incluses. – Tu les as lus, Mireille ?
Sa responsable hiérarchique le regarda comme s’il venait de profaner le calice en pleine Cène.
– Tu es sérieux ? – Je pose juste une question. – C’est ton job de les lire. – Pourquoi ceux-là ? – Ils correspondent, selon le marketing, à notre cible de clientèle. – Je croyais que nous avions des lecteurs et non des clients. – Grandis un peu !
Mireille respira profondément puis opta pour l’approche pédagogique. Elle expliqua à Antoine que la stratégie éditoriale venait du sommet de la pyramide. Le président-directeur général en avait décidé ainsi. Il était donc inopportun de discuter ses choix. Étrangement, cette clarification libéra momentanément Antoine de ses derniers restes de conscience littéraire. Il se lança dans l’exercice imposé.
Sa première lecture s’intitulait « Le Goût de la tarte aux myrtilles ». Intrigué par le titre, Antoine imagina le roman écrit par une retraitée de Moselle dont les petits-enfants aimaient les histoires d’antan. Son intuition s’avéra exacte. Il ingurgita quatre cents pages de souvenirs et de digressions dans un ensemble au ressort dramatique détendu. À l’issue de l’exercice, il sentit venir l’envie d’arrêter là l’expérience, de postuler chez McDonald’s ou de donner des cours de physique à des lycéens en quête de soutien. Heureusement, Brigitte arriva à la rescousse, flairant le vent de la dépression souffler sur ses neurones fatigués. Son épouse lui proposa de donner sa chance aux deux autres romans. Pas vraiment convaincu par les arguments de sa moitié, il lui concéda néanmoins une seconde lecture.
Cette fois-ci, l’ouvrage se trouvait affublé d’un titre à rallonge : « L’Incontournable vérité tarde toujours à venir ou les tribulations d’un jeune homme amoureux de son rêve d’enfance ». Le roman déclinait en un demi-millier de pages la vie d’un anonyme essayant de se sentir moins invisible. Au-delà du thème exposé, le problème de cet écrit résidait dans son style. Il tangentait le journal intime d’un adolescent tardif, avec des dialogues inconsistants rappelant une série télévisée où la vie était plus belle.
Arrivé péniblement à la fin, Antoine tenta de réfréner ses intestins et partit en direction des toilettes, priant pour ne pas tomber sur Brigitte. La chance l’abandonna à trois mètres du but.
– Déjà fini ? – Oui. – Quel est le verdict ? – Tu veux la version officielle, corrigée des variations saisonnières ? – Fais-toi plaisir !
Antoine pensa à Pavlov, un gars martyrisant des chiens pour les faire saliver dans le but scientifique d’expliquer à ses pairs comment n’importe quel individu pouvait perdre les fondamentaux de son humanité. Il devint pavlovien.
– J’ai lu nettement moins mauvais. – Et ? – Je ne me vois pas en lire un troisième de cet acabit.
Brigitte fronça les sourcils. Elle croisa les doigts puis lui expliqua lentement, avec pédagogie, qu’il devait se forcer. Il était payé pour ça. Ce journal l’avait choisi parce que ses dirigeants avaient pensé qu’il saurait extraire la substantifique moelle de ces romans. Sa critique permettrait de les magnifier, de donner aux lecteurs des raisons d’espérer et de se voir plus grands qu’ils ne l’étaient dans le monde réel.
– Tu déconnes ? – Oui ! – Ouf ! – Cela n’empêche. Continue ! Tu n’es pas à l’abri d’une bonne surprise.
Le stimulus ne fonctionna pas comme dans l’expérience de Pavlov. Au lieu de saliver à l’idée de trouver le chef-d’œuvre de demain, il obéit simplement à l’injonction de sa conjointe dans le but d’éviter un conflit conjugal. Le troisième opus s’avéra un long verbiage de trois cents pages, parsemé de fautes de français défiant l’entendement. Intitulé « Plus sobre est le chameau », il donnait l’impression d’un règlement de comptes entre un intellectuel et son égérie. L’auteur se vantait de ses pratiques sexuelles, énumérait ses connaissances en pharmacologie, citait assidûment son réseau de nervis influents et allongeait l’ensemble de ses états d’âme sur les choses de ce monde. Profondément nombriliste, son récit tournait en rond pour arriver nulle part. Le spectre de la dépression recommença à tarauder Antoine. De ses trois lectures, il n’arrivait pas à décider laquelle mettre en avant tellement il les trouvait indigestes. Une fois de plus, Brigitte vint le secourir.
– Mon petit doigt me dit que tu hésites. – C’est trop dur. – Jouons à un jeu, veux-tu ? – La France a peur. – Elle ne devrait pas. Tu vas voir, c’est marrant. – Je t’écoute. – Comment s’intitule le premier des trois romans ? – Tu vas rire : « Le Goût de la tarte aux myrtilles ».
Brigitte reconnut la puissance comique du titre en question. Ensuite, elle expliqua l’exercice : il consistait à donner le titre d’une œuvre littéraire française qu’il considérait comme le négatif de chacun de ces trois ouvrages. Antoine reconnut que son épouse avait le chic pour le sortir des chemins parfumés de ses certitudes. Il se lança intuitivement.
– Je n’en vois qu’un : « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian. – Pourquoi ? – Il a du souffle, un style nerveux et des sentiments exacerbés. – Bravo ! – J’ai bon ? Je peux partir ? – Ce n’est pas fini !
Antoine regarda Brigitte. Elle lui rappelait la fille d’une publicité pour un opérateur téléphonique dont le slogan tournait en ostinato dans une boucle rhétorique où rien n’était fini. Il s’attendait désormais au pire. Son épouse, consciente du moment de flottement, le rassura en lui demandant simplement de répéter l’exercice sur la deuxième œuvre.
– Rappelle-moi le titre de ce roman. – « L’Incontournable vérité tarde toujours à venir ou les tribulations d’un jeune homme amoureux de son rêve d’enfance ». – Je sens le collector. – Tu l’as dit. – Et donc ? – Pour revenir à ton test, je choisis « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir. – Continue. – Dans ce roman, il y a de la classe, un style léché, une distance vis-à-vis de l’Histoire. – Bien. Tu devines la suite, je suppose.
Antoine reprit confiance. Il comprenait où tout ceci devait le mener. Il réfléchit à son argumentaire avant de lancer la séance. Le troisième opus de ses lectures du jour s’intitulait « Plus sobre est le chameau ». Il se résumait à un mélange improbable de Bret Easton Ellis, de Quentin Tarantino et d’esprit Canal Plus, le tout dans un style faussement décontracté.
– Quel en est le négatif selon toi ? – Tu vas me taper dessus si je te le dis.
Brigitte le regarda de travers, comme s’il l’avait traitée de névropathe.
– Réponds, au lieu de jouer les victimes ! – « La Planète des singes » par Pierre Boulle. – Explique-moi plutôt en quoi il est le négatif de ton histoire de chameau. – Il y a du rythme, de la réflexion sur l’humanité et sa signification, un réalisme déroutant et une fin en trompe-l’œil. – Ce n’est pas le cas ici ? Pourtant, on reste dans le registre animalier.
Antoine admira cette remarque de Brigitte, une enseignante élevée au grain de la littérature classique. Elle s’était arrêtée à Proust, considérant Sartre et Camus comme de dangereux anarchistes, plus philosophes qu’écrivains. Dans son esprit, Victor Hugo rimait avec l’Olympe, Stendhal enflammait les lecteurs et Gustave Flaubert charmait les femmes. Alors, quand il lui parlait de René Barjavel ou de Robert Merle, elle lui citait sans ciller Honoré de Balzac. Cette dernière boutade raviva ses neurones. Il sortit de ses derniers réflexes pavloviens. Son épouse avait éclairé quelque chose en lui. Il percevait mieux son rapport à la littérature, à son métier, à ses passions. Antoine se jeta à l’eau.
– Ma troisième lecture m’a montré ce que je déteste au plus profond de moi. – Qui est ? – Le nombrilisme des auteurs de pacotille quand ils n’ont rien d’autre à faire que s’inventer une vie au lieu de raconter des histoires.
Brigitte le scruta du regard, restant silencieuse. Antoine attendit patiemment son dernier conseil. Finalement, elle lui délivra l’enchantement après d’interminables secondes.
– Tu as désormais de la matière pour ton article. – Je t’écoute.
Selon elle, « Plus sobre est le chameau » restait la lecture la plus pénible qu’avait enduré Antoine. En écrivant un article sur ce roman dans la perspective de son négatif, il définirait ce qu’était une œuvre littéraire selon lui. Les singes de Pierre Boulle serviraient de miroir inversé au chameau précité. L’analogie prendrait des tons allégoriques. La littérature du passé expliquerait celle d’aujourd’hui. La boucle serait complète. Cette approche accrocha Antoine. Son épouse et lui vivaient la même passion, même s’ils n’avaient pas les mêmes goûts en termes de matière littéraire.
– Si j’écris un article dans ce sens, ça va être un carnage. Tu en es consciente ? – Tu te feras virer par le marketing ou décorer par la rédaction. L’avenir nous le dira.
Désormais, Antoine rayonnait. Brigitte lui avait redonné de l’espoir, celui d’un auteur en mal de confiance mais pétri de convictions. Il pouvait rédiger un article de dix mille caractères sur « Plus sobre est le chameau » sans vendre son âme au diable. Remonté comme une pile atomique, il ouvrit son logiciel de traitement de textes et commença la rédaction de ce qui risquait de devenir son dernier article de critique littéraire.
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