- Ça va piquer un peu ! dit Jack avant de lâcher sa rafale de M1A1 dans le crâne de l'irakien.
Les balles arrachent la moitié de sa tête, son sang et sa cervelle éclaboussent le mur de sa petite maison en terre séchée. Le bruit des douilles qui rebondissent sur le sol me fait penser aux grelots des rennes du Père Noël.
- C'est bientôt Noël, me dit Jack comme s'il lisait dans mes pensées.
Nous sortons de la petite masure au milieu de rien. Le soleil est magnifique, il fait assez chaud même si on est loin de la température d'été, le ciel est d'un bleu limpide, pas un nuage à l'horizon.
- Tu crois qu'on aura une permission ?
Que ferait Jack d'une permission ? Il ne pourra plus jamais retourner vivre en Amérique. Même s'il retourne en Amérique, il ne pourra jamais redevenir quelqu'un de normal. Non qu'il fût normal à son arrivée en Irak, mais aujourd'hui il n'y a plus rien qu'on puisse faire pour ce pauvre bougre. Jack n'arrivera jamais à nettoyer le sang qu'il a sur la conscience. Il monte dans le 4x4 blindé, démarre et me regarde m'installer auprès de lui.
- Tu as l'air fatigué. On aurait dû se coucher plus tôt hier soir... On dit quoi au chef pour le mec ?
Je le regarde comme si j'allais lui dire quelque chose, et puis rien ne veut sortir. Il me sourit,
- On lui dira qu'il a essayé de nous faire la peau, qu'il avait un fusil. On s'en fout de toute façon. Tout le monde s'en balance.
Pas moi, je m'en balance pas. Noël c'est important pour moi. C'est la première fois que je passe un Noël loin de chez moi. Je n'avais jamais quitté Paris avant. Paris dans le Tennessee à mi-chemin de Nashville et de Memphis, était la seule ville que je connaissais avant de m'engager. Je n'avais pas de passeport comme 90% des Américains. Et me voilà dans le Désert d'Irak, armé comme la mort, aux côtés de Jack le tueur. Passer mon Noël avec l'étrange Jack est au-dessus de mes forces. Imaginer que Jack puisse retourner aux États-Unis est au-dessus de mes forces. Je regarde le paysage défiler autour de nous. Il n'y a rien ici, ni personne, que nous deux. Une idée trotte dans ma tête mais j'essaie de la chasser en me disant que si je faisais ça, je ne vaudrais pas mieux que Jack. Je joue avec le cran de sûreté de mon fusil d'assaut, je regarde au loin. S'il rentre, il sera comme une métastase. Il pourrira tout autour de lui, il deviendra un monstre et fera des monstres de ceux qui le croiseront. Ou bien il entrera dans un Wal-Mart avec un fusil et fera un massacre tout en piquant un paquet de chips. Il gangrènera tout comme ici ! Plus on essaie de les aider et plus ils voient Jack. Plus ils voient Jack et plus ils nous voient comme Jack. Je ne sais pas si on peut faire quelque chose pour empêcher des gens de s'entretuer. Mais je sais que la solution n'est pas de les tuer nous mêmes. Nous roulons tout droit dans le désert depuis cinq minutes déjà. Jack tourne la tête vers moi,
- À quoi tu penses ? Tu as vraiment pas l'air bien. Ne pense plus à ce mec. C'était un pourri. Il avait tué des Boys tu sais ?
Il me regarde fixement et arrête la voiture.
- C'était un pourri je te dis. Je sais que c'était un pourri. Je le vois dans le fond de leurs yeux.
Sans doute reconnaît-il ceux qui lui ressemblent... Jack redémarre. Nous roulons à vive allure sur les bosses et mon arme tressaute sur mes genoux. Cela pourrait être un accident bête. Cela pourrait être une attaque sur la route. Des images des horreurs que j'ai vues ici me reviennent en mémoire. Dans toutes ces images Jack est là. Je pointe mon fusil sous l'aisselle de Jack, là où il n'est pas protégé par le gilet, et j'appuie sur la détente. Il s'écroule instantanément sur le volant. Je mets son corps sur le siège passager et je ramène le 4x4 à la base. Le chef me pose des tas de questions sur ce qui s'est passé. Je m'embrouille, je tergiverse. Mais le chef s'en fout. Il rédige son rapport et m'assure que je n'entendrai plus jamais parler de cette histoire. Il sait j'en suis certain. Mais sans doute est-il préoccupé par les reproches qu'on lui ferait si on apprenait qu'il a envoyé deux soldats seuls dans le désert pour interroger un informateur.
Dix mois plus tard je suis de retour à Paris. La ville est si calme ! Je n'arrive toujours pas à traverser la rue sans regarder les toits mais ça viendra. Je n'arrive pas à oublier. C'est horrible. Je suis venu acheter des bonbons pour Halloween, la nuit va bientôt tomber. Alors que je rentre chez moi je tombe sur un gars en treillis de l'armée. Il titube, il est saoul. Lorsqu'il se tourne vers moi je reste figé sur place. Il a le regard de Jack ! Tout le côté droit de son visage est déchiqueté, il y a rajouté du maquillage pour accentuer l'horreur de son déguisement. Ce n'est pas lui mais il est comme lui. Il me regarde, il me sourit, et il me dit
- Je sais que c'est de mauvais goût de se déguiser en soldat fantôme mais ça m'a fait marrer !
Il fait froid ici mais je crève de chaud. Mon cœur bat la chamade, j'hésite. Il y a des Citrouilles partout, des Jack-o'-lanternes. C'est bientôt Noël et Jack est toujours là, il sera là tous les ans... Je saute sur l'ex-marine à l'humour aussi noir que son âme, je lui attrape la gorge et je serre. Il n'y a personne dans cette ruelle sombre. Même s'il y avait du monde je me serais jeté sur lui. Je l'étrangle, il se débat, mais je suis si en colère que ma force est décuplée. Le soldat fantôme rejoint l'armée des morts, à court de souffle, la trachée broyée. Je manque d'air aussi. J'essaie de reprendre mon souffle. Du coin de la rue j'entends les enfants crier « des bonbons ou des blagues ? ». Mon calme est revenu. J'ouvre un paquet de bonbon en marchant tranquillement. Moi qui adorais Noël... Et puis, je me rends soudain compte alors que j'ai reconnu un pourri en le regardant au fond des yeux... Je sens soudain la tête qui me tourne, et je m'effondre en sanglots dans la ruelle. C'était donc vrai ! Je suis Jack !
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