Il sonna à la porte une fois. Il sonna à la porte deux fois. Allait-il devoir sonner trois fois ? À chaque pression sur ce bouton, sa détermination vacillait. Encore un ou deux coups de sonnette et il n'aurait plus la force de mener à bien l'acte horrible qu'il s'était promis d'accomplir ce soir. Il avait choisi minutieusement sa victime, l'avait suivie, l'avait surveillée deux journées durant. Elle était parfaite en bien des points. Célibataire, sans enfant, elle vivait dans un pavillon retiré où on ne l'entendrait éventuellement pas crier. Et elle était laide à faire peur. Il ne se sentait pas prêt pour les jolies filles. Pour ce coup d'essai il s'était équipé avec sérieux. En fait il avait emmené plus d'outils qu'il ne pensait avoir besoin. Une pelle pliable de l'armée, un couteau de boucher, un marteau, du ruban adhésif, deux paires de gants de vaisselle, une éponge, une serpillère, un seau, des produits d'entretien, de l'alcool à brûler, de l'essence, de l'eau de Cologne, une boîte de paracétamol, et son vaporisateur pour l'asthme composaient son paquetage. Il s'était habillé pour l'occasion de chaussures bon marché, d'un jean, d'un tee-shirt publicitaire vantant les mérites d'une marque cosmétique, et avait recouvert le tout d'un ciré orange. Il avait choisi le jour et l'heure de son intervention avec soin : le soir de la rediffusion de La grande vadrouille. Tout le monde serait scotché à l'écran et à chantonner « tee for two ». Il n'avait par contre pas prévu ce stress. Pourtant il ne la connaissait pas personnellement, elle ne manquerait à personne, elle n'avait même pas l'air bien maligne. Elle était parfaite pour ce galop d'essai. « Ce sera pour une autre fois » se dit-il à la troisième sonnerie sans réponse. Il rentra chez lui par l'itinéraire prévu qui lui permettait de vérifier s'il était suivi et où il avait pris la peine de briser tous les lampadaires avec un lance-pierre la veille. Le sac contenant ses outils était lourd, les deux kilomètres qui séparaient son domicile de celui de sa future victime lui paraissaient interminables. Arrivé enfin chez lui, il se fit un thé, à l'orange, comme sa grand-mère lui faisait quand il revenait du lycée avant qu'un bus ne projette la vieille dame dans la vitrine d'une boucherie.
Il se demandait souvent s'il avait décidé de devenir tueur en série le jour où il avait appris le drame. D'ailleurs il se demandait toujours s'il voulait vraiment faire tueur en série. C'était devenu une carrière somme toute assez banale. Il pensait qu'il devait faire l'évènement, comme « tueur de masse en série ». Joindre ces deux styles très à la mode ferait de lui un pionnier dans le domaine. La logistique que cela représentait lui semblait cependant insurmontable. Il lui fallait trouver tout un matériel difficile d'accès, il fallait réussir à s'échapper après chaque « intervention »... Et il y avait une contradiction qu'il n'arrivait pas à désamorcer. Le tueur de masse tue beaucoup, vite, en un lieu unique et sans grand discernement, généralement par paranoïa et vengeance. Alors que le tueur en série choisit minutieusement ses victimes et agit sur des durées assez longues, il y a un rapport de domination avec ses victimes, il s'agit de plaisir personnel à l'inverse du Tueur de Masse qui crie son désespoir et sa rage dans cet acte irréparable. Serait-il possible d'éprouver du plaisir personnel tout en criant sa colère à la face du monde ?
Il ne ressentait rien de tout cela. Il s'ennuyait c'est tout. Il ne ressentait plus rien. Il avait songé à sauter d'un pont ou d'un immeuble, ou à gober toute sa pharmacie avec une bonne bouteille de vin. Mais il trouvait ça contre productif. Il n'avait pas peur, mais il trouvait ça raisonnablement incompatible avec ses convictions. Il pensait que cela avait à voir avec la haute estime de lui qu'il se faisait. Aucun homme de son envergure ne devait se suicider se disait-il. C'était comme gâcher un bon repas avec un breuvage inadapté. Il pensait cela mais il y avait longtemps qu'il n'avait rien mangé qui lui semblait bon. Cela faisait longtemps qu'il n'avait rien vu qui ait pu l'émouvoir. Il voyait les choses sans les regarder, entendait sans écouter, et lorsqu'il essayait de se concentrer il n'y voyait aucun intérêt. Les plus belles choses du monde lui semblaient vides de sens, les couleurs les plus vives étaient ternes. Parfois une pointe de sentiment émergeait de cet amas de néant, une pointe très affûtée. Mais il ne considérait pas que cela le caractérisait pour autant. Il décida de passer à autre chose, il se dit que penser à son travail lui ferait du bien. Il décida de corriger quelques copies. Alors qu'il écrivait une annotation en marge il se souvint qu'il avait ressenti du stress devant la porte. C'était bien plus que tout ce qu'il avait ressenti ces dernières années. Il sourit. Après tout ce n'était pas une si mauvaise idée. Demain, après les cours il retournerait tuer cette pauvre fille.
Le lendemain il se réveilla très gai. Il pleuvait, le ciel n'était pas seulement gris, il était noir. L'hiver, la tristesse du monde, et la pollution rendait la rue aussi triste et effrayante que le tunnel qui mène au purgatoire. Mais lui voyait dans chaque goutte de pluie des idées sombres attrapées dans le ciel et jetées à terre par les larmes des anges. Il voyait les gens courir pour se mettre à l'abri et ressentait le frisson sur leur peau et leur cœur qui battait à tout rompre. Son cœur ! Il chantait ! C'était de l'opéra ! Quelque chose comme le mariage de figaro ! Il regardait les visages fermés dans le bus qui l'amenait au lycée où il allait véhiculer sa joie en dispensant le savoir ! Il allait lire de la poésie à ses élèves plutôt que de faire de l'explication de texte. Tout ces gens étaient si tristes ! C'était fascinant ! Il avait envie de leur hurler son bonheur ! « Ce soir ! Je vais avoir peur ! » pensait-il. « Ce soir je vais me sentir plus vivant que jamais je ne l'ai été ». C'était donc ça le secret ! Il voulait tuer pour survivre ! En même temps l'acte en lui-même le répugnait, il ne cessait de se demander si cette cruauté était nécessaire. Mais pour l'heure tout ce qui comptait pour lui c'est que même le gris était une couleur éclatante à ses yeux ! Il avait une larme à l'œil en regardant un homme promener son chien pour qu'il se soulage. Le chien accroupi était dans son imagination la vie dans son plus simple appareil et il était le seul à pouvoir retirer l'essence de cette situation aussi banale que honteuse. Il avait envie de se moquer de cet homme qui regardait ailleurs, prenant soin de ne pas baisser les yeux par terre mais aussi de ne pas croiser le regard désapprobateur des passants. C'était hilarant ! Il avait vu cette scène mille fois mais c'était la première fois qu'il en comprenait le sens secret. Il regardait tous ces gens qui comme lui, hier, avaient oublié le sens des choses. Qu'il était bon d'avoir envie de tuer ! Avoir envie de tuer ? Il n'avait pas envie de tuer. Il avait envie de vivre. Et pour l'instant il était Dieu sur terre. Lorsque le bus dérapa, le temps se figea. C'était magnifique ! Tout ces gens qui avaient perdu le goût des choses comme lui, se réveillaient soudain. Comme lui le prix de la vie venait de se rappeler à eux ! Il voyait arriver le camion sur le côté droit sur lui, il pouvait voir le visage crispé du chauffeur alors qu'il tentait vainement d'éviter la collision. Il le regarda et sourit. « Tout va bien, c'est parfait comme ça » essayait-il de lui dire du regard alors que les dixièmes de secondes s'égrenaient plus vite qu'il ne le désirait. Il n'aurait pas échangé cette fin contre une autre. Il cria « C'est Magnifique » et ce fut ces mots dont tous les survivants se rappelleraient à jamais. Cet instant n'avait pas de prix.
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