"Le téléphone, c'est le téléphone. Allez, réponds !"
Dans sa petite tête, la sonnerie insiste malgré le brouillard qui y règne.
Il ouvre les yeux et reste là, un peu hagard. C'est le téléphone qui sonne, qu'il se dit. Le téléphone.
Il allonge le bras mais une douleur sourde dans l'épaule droite le fait grimacer. Son front se couvre de sueurs. La mémoire lui revient vite, comme un solo de Charlie Parker.
Hier, le hold-up, l'alarme qui sonne, les flics qui déboulent, qui encerclent la banque. Les copains qui ne veulent pas se rendre. Ils forcent une sortie en tirant, on verra bien. Il file avec eux bien sûr. À la vie, à la mort. Les copains se font descendre mais lui il s'en tire. Coup de chance, il court vite et André lui a servi de rempart. Contre son gré bien sûr, ils auraient tous voulu s'en sortir. Quatre copains, et il ne reste plus que lui. Les autres sont restés là-bas, exsangues, des trous d'enfer laissant échapper leur liqueur de vie sur le trottoir. Un carnage. Mais lui, il a couru, rampé, il s'est camouflé et a réussi à s'échapper. Il perdait du sang, mais il a connu pire. Une simple éraflure. La balle a dévié de sa course en fracassant l'os d'André et a rebondi sur le cuir de son perfecto. Une éraflure et surtout un bel hématome.
Il vérifie sous le lit. Le sac est toujours là, plein de pognon. Une fortune qu'il n'aura pas à partager avec ses acolytes. Somme toute, ça peut aller. Il s'est planqué chez Suzie, un immeuble à appartements des plus anonymes, érigé au milieu de plusieurs autres.
Suzie, sa muse, qu'il attendrait là-bas sur une plage blonde, au soleil, dans un palace près de la mer, bleue comme ses yeux.
Suzie, sa Suzie.
La radio se met à déverser un air de piano à tout casser. Il connaît ce truc, c'est le Blue Rondo à la Turk. Dave Brubeck joue comme un fou. Aussi vite qu'hier quand il mettait les bouts, les flics le canardant d'une mitraille de caisse claire.
Soudain la sonnerie du téléphone retentit à nouveau.
Il prend le portable qui résonne sur la table de chevet.
– Allô, qu'il fait, la voix encore friable. – Allô, c'est Suzie, qu'elle lui dit. Ça fait deux fois que j'appelle. Il faut que tu te dépêches, que tu files. Il y a des flics partout dans la rue. Passe pas par la porte, prends plutôt le souterrain, j'ai laissé la clé sur le comptoir. Fais vite, ils vont sûrement fouiller partout.
Robert reste sans voix. Il est foutu. Les flics, déjà. Quelqu'un l'aura vu rentrer. Bon Dieu d'bon Dieu ! Il aurait dû y penser à deux fois avant d'abandonner son groupe de jazz pour se faire braqueur de banque. Mais jouer du saxo dans des clubs à la petite semaine, ça payait à peine le loyer. Ça n'allait sûrement pas lui offrir un accès aux palaces dont il rêvait depuis qu'il avait connu Suzie. Et il ne savait rien faire d'autre, à part filouter à gauche ou à droite. Et le plan d'André lui avait semblé parfait. L'attaque de la banque était supposée être un pique-nique. Le système d'alarme avait été trafiqué par Denis, un autre type de la bande, qui bossait pour la compagnie responsable de la sécurité. Et qui avait aussi trafiqué les caméras. De l'extérieur, personne ne pouvait voir ce qu'il se passait dans l'établissement.
Robert ne savait pas vraiment ce qui était arrivé. Sans doute que quelqu'un avait eu le temps d'appeler les urgences. Pourtant, ils avaient confisqué tous les téléphones portables dès le début de l'opération. Et personne n'avait pu entrer ou sortir pendant le casse. Peu importait maintenant, le mal était fait de toute façon. Il fallait qu'il s'en sorte.
– Bon Dieu de bon Dieu, encore les flics. Vite, le fric ! Il faut que je file !
Il passe la main sur son crâne rasé de près. Il a dormi tout habillé. Il attrape le sac contenant le butin et fonce dans le corridor. Vite, l'escalier de service. Le stationnement souterrain. Il se faufile entre les automobiles et atteint une porte dérobée donnant sur un corridor qui relie les édifices entre eux. Seuls les hommes d'entretien en ont la clé, mais Suzie en possède un double qu'elle a extorqué à un plombier subjugué par ses charmes.
– Bon Dieu, ce pognon, je ne l'aurai pas volé, se dit-il en soufflant comme un bourricot.
Ses pas résonnent sur le ciment, sorte de chabada hypnotique qui tend à le mettre en transe. Un peu plus et il se met au scat. Mais il doit garder son souffle, s'enfuir le plus vite possible, le plus loin. Il franchit une autre porte, encore une, et une autre encore. Il se retrouve dans un nouveau stationnement. Il ne sait pas vraiment où il est rendu. Mais il a tant couru, il doit avoir semé le gros des policiers. Il respire un peu, reprend son souffle. Il faut avoir l'air normal, on ne sait jamais. Il sort prudemment à l'extérieur, mine de rien. Avant de partir il a troqué son perfecto zonard pour le veston d'un ancien amoureux de Suzie. Il n'y a que son sac qui détonne un peu, un sac de gym. Un sac noir, pesant, bourré de liasses de billets. Il prend un air détaché et se rend jusqu'au trottoir. Ça semble assez tranquille dans le coin. Il avance d'un pas normal, tournant le dos à sa planque. Et il les voit : quatre flics au coin de la rue. Pas de panique, il reconnaît un petit bar où il a déjà joué, le "Living". Il y entre.
La boîte est pleine comme un œuf. Deux ou trois jazzmen y font un bœuf. Il connaît le pianiste, il a déjà joué avec lui. Et les deux autres, le contrebassiste et le batteur, il les connaît aussi. Dans sa petite ville, tous les musiquos de jazz finissent par se rassembler et jouer ensemble. Ils forment un petit cercle assez grégaire.
Robert leur fait un bref salut de la tête. Ils lui répondent d'un grand sourire. Il remarque une table libre dans un coin. Il s'y rend et s'y assoit. Il commande un verre de fort, il en a bien besoin. Son cœur bat au rythme accéléré d'une pompe manouche de Lagrène. Il brûle de fièvre, il voit les murs, les bouteilles qui tournent. Des images ne cessent de tourbillonner dans son cerveau en alerte.
Au piano, Samuel improvise sur un jazz blues envoûtant, ce qui est loin de calmer le rythme de son cœur. La contrebasse s'affole dans un walking endiablé. Le batteur frôle ses peaux, caresse la charleston, soutient le rythme avec la cymbale ride.
Et puis quelqu'un le saisit par le bras. Il sursaute, se retourne, aux abois. C'est Suzie. Elle est là, toute pâle. Elle lui sourit. Dans sa tête, le soleil brille à nouveau. Ils s'embrassent.
– Comment tu vas ? lui demande-t-elle. – Mieux depuis que tu es là, lui répond Robert.
Et il lui prend les mains dans les siennes.
– Viens, lui dit-elle. J'ai la voiture tout près d'ici. Filons ! – Tu as une idée où aller ? Ils doivent avoir donné mon identité à toutes les patrouilles. Ils vont nous coincer. Si on attendait un peu ? On reste ici, peinards, et on en sort quand il fait nuit noire. Qu'est-ce que tu en dis ? – Je ne sais pas. Je ne suis pas certaine que ce soit la meilleure solution. Je t'ai plutôt amené de quoi te déguiser. Prends mon sac et va aux toilettes. Il y a tout ce qu'il faut. Allez, dépêche-toi. On n'a pas de temps à perdre. Quand je te verrai remonter, j'irai vers la sortie avec le pognon. Viens me rejoindre, je t'attendrai devant la porte. – D'accord Suzie. Tu es extraordinaire. Tu as pensé à tout. Comment tu m'as retrouvé ? Tu savais que je serais ici ? – Non, je suis entrée par hasard, pour voir. Allez, dépêche-toi !
Robert se dirige vers les escaliers menant aux salles d'aisance à l'étage inférieur.
Une fois qu'il a disparu dans l'escalier, Suzie empoigne le sac d'argent. Elle hésite, regarde autour d'elle, et se dirige vers la sortie.
Robert n'est pas habitué aux postiches ni aux verres correcteurs. Il lui faut au moins une quinzaine de minutes pour réussir sa transformation. Mais c'est plutôt réussi. Il a maintenant des cheveux bruns qui s'arrêtent aux épaules, des yeux de la même couleur plutôt que ses yeux ordinairement bleus. Il porte une moustache fournie. Il peine à se reconnaître dans le miroir.
Il remonte les escaliers, impatient de voir la réaction de Suzie. Il avance vers la table. Elle n'est pas là, Suzie n'est pas à la table. Il scrute les environs. Il ne la voit nulle part. Son cœur bat la chamade, puis il a l'impression qu'il va se fendre en deux. Un froid glacial l'envahit, le fait frissonner. Il ne peut pas le croire. Suzie l'a laissé là, elle est partie sans lui. Il arrive à sa table comme un zombie. Le sac n'y est plus.
– Oh Suzie ! Qu'est-ce que tu m'as fait ? Suzie, pourquoi ?
Il vient près de crier son nom, mais il se reprend. "Je t'attendrai devant la porte", qu'elle lui avait dit. Il se dirige vers la sortie.
Un policier se plante devant lui, l'air inquiétant. Il l'observe en silence, le dévisage et le laisse passer.
Robert a blêmi, il le sait, il l'a ressenti. Mais il fait sombre dans ce bar. Le flic n'a rien vu. Il respire. Il pousse la porte et se retrouve sur le trottoir. Pas de trace de Suzie.
– Suzie, ma Suzie, c'est pas vrai. Suzie, Suzie, qu'est-ce que ça veut dire ?
Il est au désespoir. Son argent s'est envolé, sa muse l'a trahi. Il n'en peut plus. Il arrache sa moustache.
Deux policiers sont là, au coin de la rue. Sûr qu'ils ont remarqué le geste du drôle de bonhomme.
Mais ils regardent une belle grande blonde au volant de sa voiture, qui attend. Elle klaxonne.
***
Ici, le ciel est azur, le soleil jaune, la plage blonde, la mer turquoise.
Les yeux bleus de Robert contemplent le palace blanc qui trône derrière une petite butte. Puis il la dévore des yeux. Suzie, sa Suzie qui est là, encore plus blonde, encore plus belle, encore plus riche. La vague qui vient s'écraser sur la plage a un son de cymbale crash. Le lent mouvement régulier de la mer lui inspire une vieille ballade de Guy Wood : "My one and only love".
Au loin, une radio égraine les mots de Nougaro : "Quand j'ai rouvert les yeux, tout était sombre dans la chambre. J'entendais quelque part comme une sonnerie. J'ai voulu bouger. Aïe la douleur dans l'épaule droite tout à coup me coupa le souffle…"
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