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Fantastique/Merveilleux
dowvid : Mon nouvel emploi à la banque
 Publié le 24/10/13  -  5 commentaires  -  23069 caractères  -  87 lectures    Autres textes du même auteur

Dans la Cité, il faut travailler. Grosjean déniche un poste à la banque FMI. Il sera dompteur de monnaies et de devises.


Mon nouvel emploi à la banque


Dans cette Cité post-crashalistique, il était normal de paraître plus vieux que son âge réel. C'était possiblement dû aux diverses vapeurs éthérant çà et là leurs teintes pastel et fugitives. Personne n'y portait plus attention, non plus qu'à l'absence répétée des lumières du soleil. L'homme s'habitue à tout et préférera souvent ignorer plutôt que de ne pas comprendre.


Alors Grosjean ignorait que son corps vieillissait si vite. Il portait toujours la même tête de gros lard sur des épaules fortes ; une barbe hirsute qu'il ne taillait qu'au bout d'une semaine ou deux, et qui recouvrait un menton fuyant ; des sourcils minces surplombant des yeux petits, renfoncés dans la graisse du visage, encerclant un nez assez robuste, aux larges narines qui avalaient goulûment l'air qui les entourait. Sa bouche aux lèvres charnues découvrait des dents blanches comme seul l'ivoire sait l'être, et quelques poudres de moins bon commerce. Sa langue s'agitait parfois, une langue rose et délicate, et qui faisait parfois un drôle de bruit, comme un claquement sec, comme un signal de détresse.


Il portait bien ses quatre-vingt-cinq kilos du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. À le voir de dos, bien des femmes se sentaient transportées de ravissement. Elles frémissaient parfois, rien qu'à la pensée de certaines prouesses inédites, de certains outrages qu'elles subiraient avec plaisir venant d'un garçon qui semblait si charmant. Pourtant, lorsqu'elles le voyaient de face, le charme semblait s'éclipser, l'atmosphère d'érotisme se dissipait et le plus souvent même, elles refusaient ses invitations à danser. Grosjean le savait. Aussi le voyait-on souvent dans des bals costumés, renâclant comme un étalon, le visage recouvert d'un masque carnavalesque.


Mais pour l'instant, son visage bien à découvert transpirait un certain air de désespoir. Ce n'était pas l'odeur fétide de la ville qui l'incommodait ; il y était habitué. Mais devoir se trouver un emploi dans cette jungle fermée de fonctionnaires et de factotums de toute sorte laissait présager un avenir bien incertain. Ses yeux, qui déjà ne regardaient pas bien, se mirent à loucher si affreusement qu'une vieille dame qui passait par là – et qu'on ne reverra plus dans cette histoire – s'enfuit à toutes jambes, prouvant bien par cet exploit peu commun à une dame de son âge, que justement ce n'était pas une dame de cet âge, et que le bandit qui avait cru habile de se déguiser en retraitée pour bénéficier des hot-dogs gratuits qui leur étaient fournis avait été justement puni pour le crime qu'il allait commettre. S'enfuyant dans la mauvaise direction, cette vieille dame, qu'on sait maintenant ne pas en avoir été une, aboutit en plein dans la ligne de tir des policiers qui s'exerçaient là par hasard. Et ils étaient habiles, ces messieurs. De tels accidents de parcours allégeaient heureusement les coûts des maigres programmes sociaux destinés aux vieillards et aux miséreux. Les flics ont toujours bien aimé les cibles vivantes, c'est comme les chasseurs et les soldats : un peu de sang frais et voilà l'arme bien huilée, prête à resservir aussitôt que l'occasion se présente.


Des travailleurs sociaux arrivèrent sur les lieux pour prendre en charge le macchabée. Ils remarquèrent un filet de vie qui tentait de s'échapper des lèvres du blessé. Mais celui-ci le retenait si fort, qu'on aurait pu penser qu'il y tenait vraiment. Alors, d'un coup de talon à la nuque, un gentilhomme libéra ce filet, qui ne resta suspendu que quelques instants aux dents du maintenant bel et bien cadavre.


Grosjean n'avait rien remarqué de tout ce manège. Il fixait son regard sur un homme qui semblait lui faire signe de l'autre côté de la rue, à la porte d'un imposant édifice gris. Les siècles semblaient marquer de leurs rigoles ces vieilles pierres empilées les unes sur les autres, comme un casse-tête géant. Si on avait pu lire ces espèces de signes laissés par le vent et l'eau, par l'air corrosif de certaines vapeurs accidentelles, peut-être aurait-on écrit un roman d'amour, ou un traité de chimie, ou un manifeste anarchiste. Mais ces signes resteront plutôt muets, et crieront au fil du temps leurs dessins silencieux à la face de la ville. Et les gens seront bien obligés de voir qu'on aurait dû s'y intéresser plus tôt, ne pas attendre qu'elles nous tombent sur la gueule pour savoir que les pierres peuvent avoir envie de mourir aussi, ainsi que les immeubles qu'elles soutiennent.


Sûrement que Grosjean ne s'apercevait même pas qu'une telle idée eût pu faire semblant d'avoir envie de lui frôler la tête, comme le fœhn qui fait courber les habitants et leur réchauffe la nuque, quelque part en Suisse. Mais moi l'envie me prenait d'intervenir quelque part, d'arracher quelques bribes à mes griffonnages serrés. Avant de vous dire que l'homme qui appelait ainsi Grosjean avait les cheveux aussi gris que les vieilles pierres de l'immeuble. Que cet homme portait aussi sur son visage des espèces de rigoles creusées par le temps et qui voulaient sûrement dire quelque chose et que son habit semblait calquer le gris du ciel qui sent venir l'orage.


Seul son mouvement le distinguait incontestablement de l'immeuble. Il paraissait vouloir s'approprier le monde, ce salaud. Et les pierres trépignaient de lui tomber sur la tête. Et le pavé semblait solidaire. Parfois, comme ça, on sent une amitié franche s'installer entre divers groupes d'éléments similaires. On les sent unis du même désir de rompre leurs chaînes, de défier l'autorité, d'arracher leurs costumes de cirque trop serrés.


Je ne vous dirai pas que j'ai vu tout cela s'accomplir. Vous pourriez me traiter de menteur et ne pas mentir. Les pierres ont tendance à se fermer sur elles-mêmes, à ne pas dire un mot, jamais. Et pourtant certains silences en valent mille.


Grosjean s'approcha de l'autre, qui sentait le directeur de banque. Grosjean, lui, sentait la saucisse. Ils s'entendirent à merveille. Le directeur invita Grosjean à le suivre et ils pénétrèrent ensuite dans la banque.


Pénétrer est un grand mot. En fait, ils y entrèrent seulement, et par la porte automatique. Rien de très glorieux. Ils se déplaçaient machinalement sur un grand tapis bourgogne, du genre de ceux qu'on ne déroule que dans les grandes occasions. Le directeur précédait Grosjean, qui le suivait. Mais ce n'était pas un précédent. Vous remarquerez que ceux qui précèdent sont toujours suivis de ceux qui ne précèdent pas. Ceci depuis un décret adopté en chambre, en pyjama et en grandes pompes stipulant que le suivant ne précédait jamais le précédent, sauf avis interlocutoire, permission spéciale et pots-de-vin officieux, les pots acceptés étant de format régulier. Vous voyez bien qu'on n'inventait rien dans cette banque, sinon des crises inflationnistes, des cours à la baisse, des intérêts à la hausse, des récessions, des concessions et des numéros de coffre-fort. Mais pour ce qui est du protocole : nenni. Rien de neuf sinon la couleur du tapis, plus foncée qu'à l'ordinaire. La raison était bien simple : le soumissionnaire avait haussé ses prix en fonction de la teinte du tapis. Ce qui est en accord avec la raison sociale et moins sociale de la dite banque. Le soumissionnaire était d'ailleurs le cousin du directeur, qui aurait bien voulu être président, ne fût-ce que pour arriver à placer ce mot à travers les précédents.


Nos deux compères arrivèrent au bout de ce long paragraphe à une espèce de boîte vitrée avec, au milieu, une chaise de métal, un bureau de même nature, un système de communication. Dans le coin gauche, une soufflerie électrique, un humidificateur et un monte-charge. La porte jouissait d'une minuterie électronique d'un modèle assez ancien, et elle ne s'ouvrait que sur commande du cerveau apparié. Elle jouissait modestement et avec pudeur, comme il sied à une porte bien huilée sur ses gonds. Et partout, dans tous les coins, des chiffons et des tas de pièces en or ou en argent.


Le corps inerte d'un employé trônait au milieu de ce beau décor, dans un costume rouge vif qui le différenciait bien de l'éclat métallique des meubles. Son visage avait un sourire sordide, comme s'il se moquait encore. Son masque hygiénique gisait sur le plancher, piétiné par le mourant dans un geste de provocation. Quelques pièces de monnaie se tordaient de douleur, en proie à une crise aiguë d'aspergillus corrosionnitus. D'autres avaient déjà succombé au carnage, et leurs beaux corps jaunes ou argent brunissaient vite. Pour eux, c'était l'hiver, et il n'y avait plus rien à faire. Les chiffons avaient été noués ensemble et leurs poids conjugués les empêchaient d'aller à la rescousse des quelques pièces encore vivantes. La chaise elle-même ruait pour tenter de se débarrasser du poids du corps mort afin d'être d'une quelconque utilité. Mais le salaud avait pris soin d'avaler son poids de pièces métalliques et la chaise écumait, telle une monture après un rodéo perdu. La scène était vraiment désolante à voir.


– Mais qu'est-ce qui s'est passé ? soupira d'effroi Grosjean.

– On l'ignore encore, lui répondit le directeur. Tout à coup il s'est levé et s'est mis à uriner sur les pièces de monnaie, des petites si sensibles ; puis il a arraché son masque et il a tout cassé. Et il chantait un vieux chant communiste, la chanson de Réjean Pesant qu'on m'a raconté, et qui dit : "… Viarge, viarge, viarge d'argent, tout c'qu'y veulent, c'est que j'fasse un encan…" Piché, Paul Piché, vous avez déjà entendu ? Un vieux chant communiste ! Et il brisait tout, il lançait la monnaie contre les vitres, il grimaçait. Et puis il s'est mis à avaler autant de pièces qu'il pouvait et il s'est assis là, a poussé un dernier rot, et puis il est mort.


On pouvait lire la consternation sur tout le corps du directeur. Il parlait comme dans un cauchemar, mimant pathétiquement son discours. Et les larmes coulaient sur son visage, profitant de toutes ses rides pour se divertir un peu, pour faire la glisse dans ces rigoles naturelles. Pauvres larmes qui ne voient le jour que si rarement. Et on se demandera pourquoi elles restent si pâles !


– De si belles pièces ! pleurait-il. Et on ne peut rien faire tant que l'horlogerie n'ouvrira pas la porte. Quel gâchis ! Quel gâchis !


Grosjean ne savait que dire. Il était effrayé à l'écoute de la scène. On lui avait déjà parlé des affreux communistes qui mangeaient la chair humaine, qui brûlaient les bébés qui ne disaient pas "Mao" au lieu de "maman", ou "Lénine" au lieu de "tétine", et qui ne faisaient la guerre qu'en hiver, pour qu'elle reste froide. Ces communistes avec le KGB dans le cagibi, toujours. Mais il ne les imaginait pas ainsi : la même allure que lui, le même corps. Ils étaient bien infiltrés, ça c'est sûr.


Le directeur l'interrompit brusquement dans ses pensées.


– Vous allez le remplacer ! commanda-t-il. Vous n'êtes pas communiste, vous ? Et puis on va améliorer la serrure pour pouvoir l'ouvrir en cas de nécessité. On vous aura à l'œil ! C'est la première fois qu'une telle chose se produit. D'habitude les autres employés faisaient un bel ouvrage. Ils mangeaient ce qu'on leur envoyait par le monte-charge et ils astiquaient des milliers de pièces par jour. Ceux qui mouraient le faisaient proprement, sans bavure. Et les chiffons spécialement entraînés pouvaient continuer la routine quelques heures, le temps qu'on trouve un nouvel employé. Mais voilà ! Il y a toujours des ingrats dans une société, qui ne voient même pas la chance qu'on leur donne. Et ils veulent tout briser. Ah les gredins ! Détruire un système si parfait, si profitable, qui a coûté des années de travail acharné à tant de gens pour concevoir, pour bâtir et pour faire accepter. Vous rendez-vous compte ? Avez-vous inventé la machine à vapeur, vous ? Ou l'électricité ? Hein ? Vous n'en avez pas la tête ! Vous êtes-vous regardé ? Allez abruti ! Au pas ! Léchez ma main ! Oui, c'est ça… Je vous engage. La langue est rugueuse, bâtarde, mais elle vous va à ravir. Essayez de parler un peu, là ?

– Ben… chais pas quoè dire… Euh… t'sais… O.K. boss… m'as travailler pour vous, boss. O.K.

– Bien ! Bien ! Atrocement bâtard. La langue parfaite pour servir, pour dire : "Oui monsieur ; à vos ordres ; yes sir, I will do it"… Cher ami, une question – excusez-moi si elle est indiscrète – vous comprenez-vous comme ça là, entre amis ? Mmm ?… Atroce ! Et ces mimiques ! Mais cessez de grimacer, voyons ! Elle vous fait si mal, votre langue ? Montrez-la-moi ! Allons, dites soixante-trois, ou vingt-deux, ou cent un ! Ou alors quatre-vingt-cinq ?


Et Grosjean tirait la langue.


Le directeur fit une moue mi-dégoûtée, mi-condescendante. "My god !" s'exprima-t-il en clôderaillant, une main se posant sur son épaule. C'était celle du médecin de la compagnie.


– Oui, elle est chargée, n'est-ce pas docteur ? Alors, y a-t-il tout de même un espoir monsieur Lemelon ?

– Appelez-moi Roger, monsieur le directeur !


Ce dernier ravala sa salive avec un "plouf" sonore.


– Mais non Roger, jamais je n'oserai, répondit-il.


Et il semblait tout ruisselant tout à coup, comme un bonnet noyé sortant de la murale du grand théâtre de la vie où il était tanné de mourir, l'espèce de cave. Un cétacé ?


– Osez ! Osez, monsieur le directeur.


Et il tirait sur la langue de Grosjean.


– Elle est en effet lourde à voir et à entendre cette langue. C'est celle du peuple, vous comprenez, celle qui ravale ses misères, qu'on a tenté d'éduquer à coups de catéchisme et de lois sur le dos et qui s'en est bien vengée. Et qu'on essaie encore aujourd'hui à coups de complexes, de morale, et d'encore d'autres lois. Mais on n'y arrive pas toujours. J'écrirai bien un livre sur ce sujet un jour, tiens !

– Mais elle est toute tordue cette langue ! Comment voulez-vous qu'elle prononce correctement ? C'est encore beau qu'elle survive, enfargée dans tous ces angles qui la broient, l'entourent, la noient, la piétinent. Encore beau qu'elle puisse forger ces hennissements laborieux, comme en boutique de maréchal-ferrant.

– Comme vous dites vrai, monsieur le directeur ! Et fin ! On a beau dire, mais quelle classe que la vôtre ! Combien j'aimerais, ne fût-ce qu'un instant, jouir d'une telle aisance dans l'expression, d'une telle légèreté dans l'imagerie, d'une telle vivacité dans l'analyse des faits et causes qui régissent, par les dessous, tel et tel comportement, telle et telle vérité. Ah, monsieur le directeur ! Que ne fûmes-nous pas élevés à la même table ! J'eusse été votre sous-plat, votre ramasse-miettes ! Vous eussiez rincé vos doigts dans l'eau vive de mon ignorance que c'eût été trop riche récompense pour un larron de ma sorte. Ah, monsieur le directeur, combien je vous admire, tel l'étalon devant sa jument…


Les yeux du docteur Lemelon brillaient d'une ardeur contagieuse, comme s'il avait eu la fièvre. Il se rapprocha perceptiblement du directeur.


– Monsieur Lemelon, voyons ! feignait de se défendre ce dernier.

– Dites Roger, monsieur le directeur…

– Roger…


Et ils s'en allèrent, bras dessus, bras dessous, laissant Grosjean comme devant.


– Monsieur le directeur ? Euh, je fais quoi là, moi ? Monsieur ?


Le directeur, qui s'appelait Drec, se retourna à peine.


– Allez voir madame Lamineur à la réception. Elle vous donnera vos habits et vous expliquera comment ça marche. Vous commencez sur-le-champ. Passez me voir avant de repartir ce soir, je rédigerai vos papiers d'embauche. Et vous me couperez cette barbe ! Ça vous rajeunira.


Grosjean resplendissait de bonheur. Finalement, ça n'avait pas été trop difficile. Cet emploi allait lui rapporter le minimum requis en cette société : une chambre bien à lui, un écran télé autorisé, quelques vêtements, deux repas garantis par jour, un peu de bière. S'il travaillait bien, qui sait, peut-être d'autres avantages à venir ? La prochaine année s'annonçait féconde pour Grosjean.


Un panneau lumineux affichait pompeusement ses diodes luminescentes rouges. Il indiquait à Grosjean la direction pour se rendre à la réception. Il y alla donc.


Madame Lamineur régnait sur un petit cubicule de quelques mètres carrés décoré avec soin et rigueur. Sa relative majeure étant le Do, elle-même était toute en accords parfaits. Un dos majestueusement dénudé offrait à l'œil de quoi envisager des courbes harmonieuses et inspirantes. Cette vue pinçait le cœur de l'homme comme un Joe Pass les cordes de sa guitare. Grosjean n'avait d'œil que pour lui et retarda à son escient le moment de dévoiler sa présence et de faire ainsi se retourner la dame en question.


De face, elle arborait un sourire tout en dents mais qui pouvait sembler factice à l'œil averti. À la vue de notre héros, elle se crispa un peu, de manière tout juste perceptible. Elle avait de l'expérience dans son beau corps de métier, madame Lamineur.


– Bonjour monsieur, c'est à quel sujet ? lui demanda-t-elle poliment.

– Ben, heu, m'sieur l'directeur vient d'me débaucher. J'viens pour la place libre, là.


Elle eut une moue d'incompréhension puis demanda :


– Vous voulez dire "embaucher" ? Monsieur Tieur vous a embauché pour remplacer le communiste ? C'est bien cela ?

– Heu, oui, j'pense… Le type qu'est mort dans sa boîte, là. Avec des habits rouges. Il m'a dit que vous me donneriez des habits pour.


La dame haussa les sourcils, toisa l'homme et se retourna pour prendre des vêtements dans un placard placé contre le mur du fond.


L'homme haussa les sourcils, toisa la dame et profita de la situation pour envisager les rondeurs qui se dévoilaient trop peu à son goût au hasard des mouvements de madame Lamineur.


Elle lui revint avec un sac contenant l'uniforme convoité. Elle lui donna les instructions requises et un manuel de l'employé affecté au polissage des sous et des devises sonnantes.


– Vous avez encore un peu de temps avant que la porte de verre ne s'ouvre. Profitez-en pour revêtir l'uniforme et pour consulter le manuel. Le vestiaire est là, dans le corridor, lui dit-elle.


Il s'exécuta et se trouva rapidement paré des attributs du dompteur : uniforme rouge éclatant, dorures légères, fouet, bottes de cuir, oreillette de communication. Il eut le temps de lire le manuel de A à C – il n'y avait que trois chapitres – et même de s'endormir dessus. Une sonnerie intégrée à son uniforme le réveilla en sursaut. Une voix susurra quelques mots à son oreille : "Grosjean ! Où êtes-vous ? Allez, dépêchez-vous, la porte est ouverte ! Les petites vous attendent."


Il se précipita dans le couloir, faillit renverser une chaise qui flânait par là et qui ne lui avait rien fait, et aboutit devant son nouveau poste de travail. L'émotion lui étreignait la gorge, ainsi que le directeur qui pestait contre la paresse du nouvel employé.


– Vous êtes en retard, jeune homme ! Que ça ne se reproduise plus ! Les fainéants ne font pas long feu ici. Ils finissent tous dans les postes de direction. Et il n'y a actuellement aucun poste d'ouvert, sachez-le !


Il agrémenta son discours de postillons pour combattre la sécheresse de l'air.


La cage était ouverte, translucide, odorante, intimidante. Les pièces de monnaie fanées avaient été remplacées par des toutes neuves, brillantes et sauvages. Le désinfectant utilisé pour nettoyer le dégât laissait encore flotter des effluves d'agrumes dans la pièce. Les chiffons avaient été libérés et attendaient la venue du nouveau. Les meubles et la soufflerie ne laissaient paraître aucune intention manifeste. Ils attendaient. Le monte-charge demeurait silencieux.


Grosjean enfila son masque hygiénique, s'avança et entra, le fouet à la ceinture. La porte se referma aussitôt sur lui, sans bruit, à peine un feulement d'air comprimé. L'homme gardait un œil attentif sur tout ce petit monde. Le manuel était explicite à ce sujet : un nouvel occupant pouvait être attaqué lors de la première rencontre.


Les pièces de monnaie s'étaient toutes rassemblées dans un coin, tressaillantes. Certaines avaient encore en mémoire les instants horribles qu'elles venaient de vivre. Grosjean s'attendait à les voir se ruer sur lui. Mais la première attaque vint pourtant des chiffons, d'ordinaire peu reconnus pour leur hardiesse. Trois d'entre eux sautèrent au cou de Grosjean et tentèrent de l'étouffer. La poigne douce de notre homme et quelques mots bien choisis calmèrent rapidement leurs ardeurs. Ils choisirent bientôt leur camp et acceptèrent leur nouveau maître, comme le citoyen le fait devant les colonnes de policiers anti-émeute. Grosjean s'avança vers le bureau qui ne dit mot. Ça ne serait pas lui son bourreau. Quelques sous s'avancèrent timidement. Le type ne bougea pas. Les pièces, voyant que le fouet était toujours à sa ceinture, firent consensus et se déposèrent à ses pieds. Ne restait que les devises sauvages dont il aurait à se méfier pendant les premiers jours.


Voyant ça, le directeur fut satisfait. Le FMI, Fraudes-Mensonges-Intimidations, pouvait dormir en paix. La crise était encore une fois matée.


Quelques cheveux blancs se logèrent autour des oreilles de Grosjean.




Petites références soumises par l'auteur :

Paul Piché : Auteur-compositeur québécois indépendantiste, socialement et politiquement engagé. Il a débuté dans les années 1970.


Claude Ryan (clôderaillant) : ancien politicien, chef du Parti Libéral du Québec, intellectuel et journaliste, il a déjà affirmé être guidé par la main de Dieu. Fédéraliste contre la souveraineté du Québec.


Roger Lemelin (Lemelon) : écrivain et journaliste québécois. Auteur d'une série télévisée populaire : "Les Plouffe". Fédéraliste, opposé à la loi 101 (Charte de la langue française adoptée en 1977). Il s'opposera aussi violemment à une murale élaborée par Jordi Bonnet lors de la construction du Grand Théâtre de Québec en 1969-70. Il s'opposait à la phrase du poète Claude Péloquin qui y est inscrite : "Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves ! C'est assez !"


Loi 101 : La Charte de la langue française est une loi définissant les droits linguistiques de tous les citoyens du Québec et faisant du français la langue officielle du Québec. Elle a été adoptée à l'Assemblée nationale du Québec le 26 août 1977 par le premier gouvernement péquiste de René Lévesque. Elle avait été précédée de la loi 63 en 1969, 22 en 1974. Depuis, des projets de loi pour la modifier ont été déposés par des partis fédéralistes, comme la loi 85.


Le FMI : Ben là, tout le monde sait ce qu'est le Fonds Monétaire International ? "Le Fonds monétaire international (FMI) a pour mission d'encourager la coopération monétaire internationale, de veiller à la stabilité financière, de faciliter le commerce international, d'œuvrer en faveur d'un emploi élevé et d'une croissance économique durable, et de faire reculer la pauvreté dans le monde. Créé en 1945, le FMI est gouverné par ses 188 États membres…" Il me semble, mais c'est une vue de l'esprit, qu'il y a des trucs contradictoires dans cet énoncé.


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Ce texte a été publié avec des mots protégés par PTS.


 
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   Anonyme   
1/10/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Quel dommage, pour moi, ce : "Mais moi l'envie me prenait d'intervenir quelque part, d'arracher quelques bribes à mes griffonnages serrés". Pourquoi faire intervenir ici directement le narrateur omniscient ? Quand je lis ce genre de choses, ça me casse l'ambiance...
... et, en l'occurrence, c'est dommage à mon avis. J'ai plutôt aimé cette fable anti-capitaliste, pas tellement du reste la charge politique et anti-aliénation moderne que je trouve peu subtile, mais les petites remarques à côté, poétiques, sur la physionomie des immeubles, l'animation des objets inanimés, etc.
Le boulot de Grosjean aussi est bien trouvé. Mais la diatribe caricaturale anti-communiste du méchant directeur m'a paru trop facile et la saynète entre le directeur et le médecin du travail, à mes yeux, parasite le mouvement du texte. Je ne vois pas bien en quoi elle fait avancer le schmilblic.

Au final, je pense que le texte pourrait gagner à être repris et dégraissé... pour le degré de subtilité de la fable, ma foi c'est votre choix d'auteur. Le dosage de caricature ne me convient pas vraiment, mais cela vient de mes goûts de lectrice, rien d'autre : il pourra être parfait pour d'autres personnes.

"aux larges narines qui avalaient goulûment l'air qui les entourait" : j'aime bien l'idée, mais trouve maladroit de faire se succéder de la sorte deux brèves relatives introduites par "qui".
"cet exploit peu commun à une dame de son âge, que justement ce n'était pas une dame de cet âge, et que le bandit qui avait cru habile de se déguiser en retraitée pour bénéficier des hot-dogs gratuits qui leur étaient fournis avait été justement puni pour le crime qu'il allait commettre" : là aussi, c'est drôle mais lourd à mon avis, avec cette suite de relatives et autres subordonnées que que qui qui qu'.
"Les siècles semblaient marquer de leurs rigoles ces vieilles pierres empilées les unes sur les autres, comme un casse-tête géant" : joli !
"Les meubles et la soufflerie ne laissaient paraître aucune intention manifeste. Ils attendaient" : ça aussi, je trouve.
"des espèces de rigoles creusées par le temps et qui voulaient sûrement dire quelque chose et que son habit semblait calquer le gris du ciel qui sent venir l'orage" : en quelques mots, ces articulations qui que qui alourdissent singulièrement la phrase à mon avis.
"Vous remarquerez (...) les pots acceptés étant de format régulier" : ce genre d'astuce, pour moi, est trop facile, bien en dessous des remarques sur la solidarité des pierres de l'immeuble et des pavés, par exemple, ou que "les larmes coulaient sur son visage, profitant de toutes ses rides pour se divertir un peu, pour faire la glisse dans ces rigoles naturelles".
"La crise était encore une fois matée.

Quelques cheveux blancs se logèrent autour des oreilles de GrosJean." : beau raccourci, pour moi.

   placebo   
25/10/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'aime bien, il y a différents types d'humour et puis de la poésie aussi, j'ai bien aimé le coup des larmes pâles. Juste avant, pas compris le "parlait comme dans un cauchemar".

Je trouve également que certaines interventions du narrateur cassent plutôt l'ambiance, ça passe bien pour la description du directeur, moins pour suivant/suivi qui n'est pas très original en plus je trouve (avec un côté Brel très différent en plus).

Il y a un côté très cynique avec cette "langue", ça et le politique (les communistes, un peu datés peut-être) m'ont fait penser à des textes d'anticipation. Ce genre de société où l'on n'est sûr de rien, sans repères, la vie peut s'achever comme dans le cas de l'usurpateur de hot-dogs. Mais le personnage du médecin n'est pas bien calibré je trouve.

Bonne continuation,
placebo

   Pepito   
26/10/2013
Bonjour Dowvid,

Forme : ben çà craque pas mal sous la langue par moments,
- "Il fixait son regard sur un homme" je préfère "il fixait un homme du regard"
- "La porte jouissait d'une minuterie électronique" plus loin "Elle jouissait modestement et avec pudeur..." je verrai bien le tout mélangé, style "La porte jouissait, modestement et avec pudeur, d'une minuterie électronique"
- "Le directeur l'interrompit brusquement dans ses pensées.
" peut être : "Le directeur interrompit brusquement ses pensées.
"
etc...

J'avoue que le style "absurde" est un poil difficile à digérer sur un texte aussi long.

Fond : Je reste fan de toute critique du système bancaire international, FMI et autre plaisanterie de même gout.

Bonne continuation.

Pepito

   Perle-Hingaud   
12/11/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Je suis partagée.
Ce texte a des qualités, par moment il est loufoque, il y a de chouettes trouvailles et même des élans poétiques. Mais parfois l'auteur a la main lourde, rajoute des éléments inutiles, les expressions sont surchargées (par exemple: "Sûrement que Grosjean ne s'apercevait même pas qu'une telle idée eut pu faire semblant d'avoir envie de lui frôler la tête").
En conclusion, je pense qu’une relecture « serrée », en dégraissant une partie du texte, ferait ressortir le style fantaisiste, style déjà présent dans le sympathique « Une visite à la crèche ».

   Anonyme   
15/12/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J' ai tout bonnement aimé le ton, l'humour et le sujet. Agréable moment de lecture Merci Kamarade!


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