Un ciel anthracite et chargé de menaces pesait sur une mer déchaînée. La surface miroitante s’agitait en une samba infernale qui, lame après lame, paraissait vouloir atteindre les nuages. Ballottée par les flots, la frêle embarcation dansait en équilibre instable sur la crête d’immenses déferlantes. Sur le pont, Mondo agrippait la barre de ses bras puissants, trempé jusqu’aux os par les embruns. L’eau du ciel et de la mer ruisselait sur lui, ses épais favoris qui mangeaient son visage, ses sourcils broussailleux qui couvraient son regard sombre. Mondo goûtait à cet affrontement avec les forces de la Nature en furie. Au cœur de cette tempête, un étrange apaisement prenait possession de son esprit.
Au matin, le calme était revenu. Une mer d’huile étincelait sous les pâles rayons de soleil d’une aube naissante. Épuisé par une nuit de lutte acharnée, Mondo inspirait profondément l’air chargé d’iode, et s’absorbait dans l’écoute du doux clapotis des vagues. Au rythme de cette envoûtante mélodie, les paupières du Khian-Dhi se scellèrent sans qu’il y prît garde. Alors qu’il s’abandonnait à un sommeil réparateur, un cri strident brisa l’éphémère quiétude de ses sens. Du haut du bastingage, un œil noir le contemplait fixement. Celui-ci appartenait à un oiseau de fort belle envergure qui, à peine Mondo eut esquissé un geste, s’envola en poussant une nouvelle fois ce cri si discordant. Le volatile s’éloigna à tire d’ailes jusqu’à rejoindre ses congénères hauts dans les cieux, d’où Mondo ne distinguait guère plus qu’une poignée de taches sombres sur la voûte azurée. Une telle présence ne pouvait signifier qu’une chose : l’attention du Khian-Dhi se reporta vivement au-delà de la barrière d’écume blanche, vers le bandeau de terre qui se profilait à l’horizon.
À la faveur d’un vent propice, Mondo mit le cap sur l’île. Bien que proche, il dut recourir à toute sa compétence de navigateur aguerri pour déjouer les mortelles mâchoires des brisants à demi émergés. L’air salin claquait par rafales lorsqu’il s’engouffrait dans la voile trapézoïdale, conduisant la légère et maniable embarcation jusqu’au plus près du rivage. Là, le Khian-Dhi se laissa dériver sur les flots translucides, dont la pureté absolue laissait apercevoir un fond sablonneux et grouillant de vie. Loin de la fureur du large et du tumulte des tempêtes, le paisible lagon se dévoilait peu à peu : les infinies nuances de ses eaux opalines rehaussées de subtils dégradés, offraient à Mondo une vision enchanteresse dont il ne se lassait pas.
Le voyage touchait à son terme. Un ponton ou plutôt l’assemblage rudimentaire de rondins qui en faisait office, assura au voyageur de quoi arrimer son bateau.
Un fourreau d’ébène en guise d’unique bagage, Mondo s’aventura sur la plage. Celle-ci était bordée par une impénétrable forêt de bambous aux tiges immenses et colorées, qui bruissait d’une myriade de sons mêlés. L’envol inopiné d’une nuée de papillons aux reflets diaprés traversa le champ de vision de Mondo, jusqu’à disparaître, englouti par ce gigantesque univers végétal. Alors qu’il foulait le sable d’or fin, ce fut la piqûre de mille échardes que Mondo reçut en plein cœur. Bouleversé par la sauvage beauté des lieux, si douloureusement semblables aux paysages de sa patrie perdue, le natif de Khian-Dhû sentit poindre en lui une souffrance familière que tant d’années d’exil n’avaient en rien entamée. Ses genoux fléchirent sous lui, le forçant à s’accroupir afin de reprendre ses esprits.
Concentré sur cette douleur qu’il tentait de faire taire, il ne vit pas tout de suite les silhouettes se profiler à quelque distance de là. Lorsque le Khian-Dhî leva les yeux, il aperçut un enfant posté auprès d’un vieil homme, le teint cuit et recuit par le soleil. Tous deux l’observaient avec une curiosité mêlée de crainte, leurs maigres bras serrés sur une nasse alourdie par le fruit d’une pêche abondante. Que pouvaient-ils penser de l’homme qui se tenait devant eux ? De l’épée qui battait son flanc, de son faciès ombrageux cerné par une pilosité abondante, de ce nez épaté et ces pommettes tatouées d’or, de ce corps massif et trapu couvert de cicatrices, de cette peau ambrée, de son regard voilé par les tourments ?
Mondo s’apprêtait à lever la main en signe d’apaisement mais contre toute attente, le gamin lâcha son précieux chargement ! Avant que l’adulte à ses côtés puisse l’en empêcher, il détala le long du rivage dans une gerbe d’eau. Ne restaient plus que le vieux pêcheur vêtu de son seul pagne et Mondo se faisant face. Ce dernier se tenait immobile, son prochain geste suspendu par l’indécision. Lorsque :
- Retourne à tes filets, grand-père, fit une voix d’un ton péremptoire.
Elle appartenait à un homme robuste et élancé. Sa tenue se composait d’une fine tunique qui dévoilait la peau basanée de ses bras nus, et d’un pantalon de toile élimée, auquel pendait un sabre que son propriétaire affichait avec ostentation
- Je suis Gen. Ne leur tiens pas trop rigueur, les voyageurs sont rares sur ces terres.
Le vieillard avait obéi promptement. C’est à peine si Gen accorda un regard à sa misérable carcasse. Toutefois, une ombre fugitive glissa sur son visage lorsqu’il avisa l’épée de Mondo. Il lui fallut une poignée de secondes avant de reprendre la parole de façon abrupte.
- Qu’est-ce qui t’amène ici, étranger ? - Ce que recherche un simple voyageur : un peu d’hospitalité, peut-être un repas chaud et quelques vivres avant de repartir en mer… répondit Mondo tout en guettant les réactions de son hôte.
Derrière ses mèches sombres, Gen parut réfléchir. Un brin soulagé, il reprit d’un air détendu.
- Soit. Alors suis-moi.
Et ils se mirent en route.
Durant leur longue marche, Gen abreuva Mondo de moult détails, sur l’île, sur les courants marins qui l’entouraient et la navigation, sur les herbes qui y poussaient, mais très peu le concernant. Mondo, lui, ne pipait mot. À dire vrai, il ne goûtait guère la compagnie de son guide : sa fausse amabilité et ses manières obséquieuses dissimulaient mal la dureté de son regard. Décontenancé par ce silence obstiné, Gen abdiqua et, la mine renfrognée, se résigna à cheminer accompagné du seul clapotis du ressac.
Le village apparut enfin.
Au détour d’un bosquet de hauts palmiers, une poignée de constructions rudimentaires s’alignaient en demi-cercle, à l’orée de la forêt. Les quelques villageois qui se trouvaient sur place ne semblèrent pas remarquer leur arrivée, entièrement absorbés par leurs besognes quotidiennes. Seuls les cochons sauvages les accueillirent de leurs grognements suraigus, leurs groins massés entre les barrières de leur enclos.
Gen remit en place l’échelle qui jouxtait sa cahute et grimpa lestement. Sa demeure était tout entière bâtie en bois, des pilotis en guise de fondations jusqu’au chaume qui faisait office de toit. Les arbres, débités en troncs lisses, avaient été retaillés en lamelles souples, plus aisées à travailler. De simples lanières maintenaient la cohésion de l’édifice. Un procédé similaire à celui utilisé sur la plupart des îles de Khian-Dhû, remarqua Mondo avec une pointe de nostalgie. En entrant dans la cabane, il surprit son hôte adossé avec indolence, pipe en bouche, la tête entourée d’un halo de fumée odorante.
- D’où viens-tu étranger ? (Un nuage bleuâtre s’éleva jusqu’au plafond).
Chaque bouffée accomplissait son œuvre. Dodelinant entre deux inspirations, Gen conservait les yeux mi-clos, ce qui lui conférait l’apparence d’un félin paresseusement alangui. Il invita Mondo à se joindre à lui.
- J’ai une question moi aussi. Il y a très peu d’hommes dans ton village. Seulement des vieillards, des femmes, et des enfants…
- Tu es bon observateur. (À travers les brumes de son songe enfumé, Gen affichait un sourire venimeux). La forêt les a pris. Si tu ne prends pas garde, elle pourrait aussi te piéger à ton tour…
- Une menace ? Le Khian-Dhî empoigna le manche d’ébène.
Ce regain de tension eut tôt fait de dégriser Gen. Secoué par une violente quinte de toux, il se releva péniblement. Mondo le regarda traverser la pièce sombre d’un pas légèrement groggy. La respiration sifflante, il s’accouda à la fenêtre, simple ouverture taillée dans le mur, et sans se retourner, reprit plus faiblement :
- Quelque chose rôde dans la forêt, dit-il, son profil aiguisé empreint de gravité. Quelque chose avide de chair et de sang…
La voix était éraillée, mais Mondo n’y décelait aucune trace de malice.
- Tu ne me crois pas, étranger ? s’emporta Gen devant le silence du Khian-Dhî. (Sa main tressaillit alors qu’il désignait la jungle dévoilée par le cadre ajouré). Peut-être me croiras-tu lorsque tu entendras son rugissement et le bruit de tes os se rompant sous ses mâchoires !
Mais lorsqu’il fit volte-face, Mondo n’était plus là…
Le sable crissait sous les sandales. Satisfait de quitter l’air vicié de la cabane pour une atmosphère plus sereine, Mondo traversait la place, désertée de ses habitants. Le long de son trajet, il pouvait apercevoir les silhouettes tremblantes se découper derrière les huttes calfeutrées. Sa course le mena à la palissade qui ceignait le village : une simple barricade de bois. Protection bien illusoire, songea Mondo avant de franchir la fragile frontière entre l’îlot de civilisation et la nature sauvage.
- Le Crâne Rouge… grimaça une forme recroquevillée dans l’ombre du feuillage. Mondo eut un mouvement de recul involontaire. Le Crâne Rouge flotte dans les airs !
Cette nouvelle apostrophe fut accompagnée d’une volée de postillons. Une vieille femme, entourée d’une toge safran, frôla le bras du Khian-Dhî. Une agitation fiévreuse s’était emparée d’elle tandis que ses doigts déformés fouettaient l’air devant ses yeux laiteux. Mondo, plus surpris que gêné par ce soudain déchaînement, s’écarta de la démente. Redoutant quelque traquenard une seconde auparavant, l’expression de son visage taciturne s’était imperceptiblement radoucie. Le dos voûté, presque cassé en deux, l’inoffensive aïeule continuait ses invectives qu’elle soufflait par sa bouche édentée.
- Le Crâne Rouge !
Bien après qu’elle fût hors de vue, le Khian-Dhî entendait encore les imprécations de la vieille folle. Rien ne vint plus perturber sa route, si ce n’est la chaleur moite du jour déclinant qui l’accablait.
Depuis son perchoir, le soleil crépusculaire embrasait le voile cotonneux de nuages qui encombrait l’horizon. La lumière rasante caressait la cime des arbres dont les troncs resserrés dessinaient un bloc impénétrable. Face à la jungle, la présence du Khian-Dhî paraissait bien dérisoire. Il lui semblait entendre le rire moqueur de Gen résonner sous son crâne. « Et tu comptes faire quoi, étranger ? Défier la bête ? » Mondo avait dégainé son arme. La voix railleuse de Gen se chargea d’animosité. « Tu viens de choisir la mort, étranger. » Le Khian-Dhî franchit le rideau de lianes et fut aussitôt avalé par le dédale de végétation.
***
La progression était périlleuse. Pénitence ouvrait la voie. Le bras sûr de Mondo s’abattait et se relevait sans discontinuer, malgré la griffure des branchages qui le fouettaient. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses joues rugueuses. Le visage rubicond, le souffle rauque, il poursuivait son chemin, entouré par les piaulements chamailleurs d’oiseaux multicolores. Le crâne de l’aventurier résonnait d’une sourde pulsation : celle de l’effervescence de la forêt. Sous l’épaisse frondaison, tout n’était que grandeur et démesure. Ébahi par l’audace de la nature, Mondo contournait des arbres dont le tronc atteignait une telle circonférence que cinq hommes n’en auraient pas fait le tour. Des myriades de fleurs écloses en gerbes chamarrées constellaient le manteau vert de la forêt et délivraient une fragrance à nulle autre pareille.
Tamisé par le dais du feuillage, un large cône de lumière enveloppa les épaules du Khian-Dhî. Mondo frissonna malgré lui. Là devant, le sol légèrement pentu formait une dépression tapissée de mousse, où affleuraient les pétales d’une délicate floraison. Après une brève inspection, Mondo dévala l’à-pic à grandes enjambées, manquant même de glisser lorsqu’il arracha sa sandale à la succion spongieuse. Au cœur de ce labyrinthe, il finit par trouver un repère : un filet d’eau, trop mince pour mériter l’appellation de ruisseau, qui serpentait entre les amas disparates de touffes herbeuses. De longues heures s’étirèrent, durant lesquelles le Khian-Dhî longea le faible courant jusqu’à ce qu’une muraille de fougères ne bloque son horizon. Amoindri par ses efforts renouvelés, il franchit ce nouvel obstacle. Tandis qu’il sentait la sève imprégner ses vêtements telle une seconde peau collante, une odeur nauséabonde assaillit ses narines. Ses yeux percèrent la pénombre. Un gigantesque tronc étêté le dominait de toute son envergure. Ses racines noueuses plongeaient dans les eaux saumâtres telles les phalanges pourrissantes d’une main en putréfaction.
Écœuré par les remugles pestilentiels, Mondo contourna la sinistre sentinelle. Derrière cette improbable vigie s’ouvrait une vaste zone marécageuse. Le visage du Khian-Dhî, empoissé par la moiteur ambiante, reflétait une résolution sans faille. Sa carrure trapue n’était plus qu’un point à peine visible, perdu au cœur de cette fosse croupissante, où la végétation indomptable le disputait aux étendues stagnantes. Sur cet entrelacs étiré à perte de vue, les teintes éclatantes de la jungle, comme estompées par un voile de ténèbres, étaient devenues ternes et froides. S’il s’agissait d’un mirage, celui-ci paraissait pourtant bien tangible pensa Mondo. Et le picotement inopiné dans sa nuque lui fit redoubler de prudence. Aiguillé par son instinct, il s’accroupit, profitant du camouflage providentiel d’un éventail de hauts roseaux. Les bruits de la forêt s’étaient tus autour de lui. Tous ses sens l’avertirent de l’imminence du danger. Trop tard…
Soudain, ballottés comme de simples brins d’herbe, les arbres s’inclinèrent, à demi brisés sous l’effet d’une force phénoménale. Le fracas qui en suivit fut couvert par un rugissement assourdissant. Mondo n’eut guère le temps d’apercevoir son agresseur. Pris de cours, il encaissa la charge furieuse de plein fouet ! L’impact le fit décoller. Au terme d’un long vol plané, il ne dut son salut qu’à la présence opportune d’une mare écumeuse qui lui évita de se rompre l’échine. À peine eut-il sorti la tête de l’eau, des papillons noirs dansant devant les yeux, que la créature se jeta à l’assaut. La puissante course de l’animal ravageait la terre meuble projetée en mottes éparses. Mondo se mit frénétiquement à la recherche de la moindre prise. Ses mains griffaient l’espace autour de lui en mouvements désordonnés lorsque l’extrémité de ses doigts rencontra le bois d’une souche rugueuse. Sonné, le corps meurtri, il s’extirpa de la tourbe qui l’engluait jusqu’à la taille, les poings serrés sur ces appuis providentiels. Il se libéra enfin de cette gangue gluante et sans répit aucun, se lança dans une course éperdue. Mais ses vêtements alourdis par la boue gênaient sa progression que la nature traîtresse du sol rendait chaotique.
Un regard à la dérobée lui révéla le faciès simiesque de son poursuivant, un arach-singe enragé dont le crâne oblong couvert d’une toison rousse fendait les airs. Une langue pendante se balançait au rythme de sa foulée bondissante, de part et d’autre de sa mâchoire distendue. Impuissant face à un tel monstre, le Khian-Dhî se vit contraint de battre en arrière, ravalant sa fierté. Mû par une énergie puisée au plus profond de ses réserves, il cavalait à en perdre haleine, ses pieds conservant un équilibre quasi miraculeux sur le sol accidenté. Chaque flexion lui arrachait un grognement d’effort alors que sous lui, ses jambes paraissaient de plomb. Cependant qu’un feu brûlant se propageait dans sa poitrine, il taillait droit à travers le lacis de végétation. Endurci par de longues années d’exil, il sentait néanmoins s’amoindrir la résistance de son corps sapée par la fatigue. La traque poussait le guerrier dans ses ultimes retranchements.
Avec une acuité exacerbée, il pressentit l’ombre menaçante fondre sur lui. L’arach-singe était pourvu de six longs bras puissants et agiles qui tentèrent de le saisir dans une mortelle étreinte. Ses réflexes foudroyants prirent le relais. Une roulade exécutée in extremis le sauva de l’étau fatal. Là où une seconde plus tôt il s’était tenu, la violence du choc avait imprimé un creux dans le sol. Une âpre lutte s’engagea alors entre l’homme et l’animal. Épée au clair, Mondo fit volte-face, une farouche détermination dans le regard. La bête le menaçait de toute sa taille, ce qui lui conférait une allonge considérable. Durant ce bref face à face, le Khian-Dhî brandit Pénitence en signe de défi. Une courte longueur de lame le séparait d’une rangée de crocs luisants.
Rompu à l’art du combat, il fallut toute l’adresse d’un escrimeur hors pair pour tenir l’arach-singe en respect. Une torsion du poignet amorça un moulinet rapide, l’éclair d’acier entailla le cuir calleux. La bête hurla de rage si puissamment que Mondo se retint de plaquer ses mains contre ses oreilles. Furieuse de son incapacité à atteindre sa proie, elle passa sa frustration sur un arbre qu’elle entreprit de déraciner. Elle y parvint aussi aisément qu’un enfant cueille une fleur. Frappé de stupeur, le Khian-Dhî observa l’animal qui par un curieux mimétisme, fit tournoyer le tronc énorme !
Mondo se recula vivement. La masse d’armes improvisée lui frôla le crâne, si proche qu’à son passage le souffle lui souleva les cheveux. Il s’en était fallu de peu. En quête d’une échappatoire, les traits rugueux du guerrier tatoué trahissaient sa concentration. La solution jaillit dans son esprit. Il estima ses chances aussi vite qu’il pût : le passage paraissait juste assez large. Mondo passa à l’action et se jeta tête la première dans les broussailles où il eut tôt fait de disparaître ! Si la manœuvre manquait d’un brin d’élégance, elle se révéla efficace en diable. Au profit d’une trouée providentielle, il se glissa parmi les lianes couvertes d’épines et entama une fulgurante reptation. Malgré son gabarit ramassé, les ronces pareilles à des dards traçaient sur son dos des sillons sanglants. Chaque pouce parcouru se faisait au prix de terribles lacérations. Mondo ne capitulait pas, exerçant toute sa volonté à surmonter la douleur. Il se hissait, ventre à terre, les ongles maculés de boue. Après ce qui lui parut une éternité, les lianes desserrèrent leur étreinte acérée. Il put enfin se redresser puis s’extraire totalement de sa prison végétale.
À cette distance, les grognements de l’arach-singe étaient encore audibles. Qu’à demi soulagé, Mondo songea qu’en pressant le pas, peut-être avait-il une chance de semer l’animal.
Mais ce fragile espoir s’évanouit brusquement lorsque dans sa hâte, le sol se déroba sous ses pieds. Pris dans une subite coulée de boue, le temps lui manqua de maudire son manque de vigilance. Ses tentatives d’enrayer sa dégringolade se soldèrent toutes par un échec. Peine perdue : autant lutter contre une crue torrentielle. Alors qu’il roulait désespérément jusqu’au bas de la pente abrupte, le chaos de la chute lui fit lâcher son épée. Malgré ses efforts fébriles, il ne fit qu’effleurer le manche d’ébène. Une lueur angoissée passa dans ses yeux.
Mondo termina sa course tête la première, pataugeant dans les débris charriés avec lui par le courant. Hagard, humilié, blessé dans sa chair, il n’avait portant qu’une obsession. Privé de Pénitence, il éprouvait la sensation atroce d’être amputé d’une partie de lui-même. Il ne pouvait se résoudre à abandonner à la jungle ce précieux tribut. Tandis qu’un élan insensé lui faisait rebrousser chemin au mépris de toute prudence, un rugissement dangereusement proche vint contrecarrer cet irrépressible besoin. Une sueur glacée lui vrilla l’échine. L’arach-singe avait retrouvé sa piste. Démuni et privé de son arme, Mondo n’en était que plus vulnérable. Les grondements proches, son pouls s’accéléra. Il se mit à fouiller autour de lui en quête d’un moyen susceptible de lui permettre de se défendre. Accaparé par cette tâche intense, il n’en négligeait pas néanmoins de surveiller le feuillage qui l’encerclait, à l’affût du moindre frémissement. En toute hâte, Mondo porta son choix sur un rondin de belle dimension, une pièce lourde terminée par une pointe effilée qu’il souleva et cala du mieux qu’il pût. Son sursis fut de courte durée. En un instant, la gueule écumante de l’arach-singe déchira le pan de végétation ! Fouettant l’air de ses six membres, l’animal se rua à l’attaque d’une impulsion de ses puissantes pattes arrière. La bête émit un grognement guttural auquel se fit écho le cri du Khian-Dhî, galvanisé par le feu qui irradiait dans tout son corps. L’irrésistible attraction accomplit son œuvre. Les paumes fermement crispées sur le pal improvisé, Mondo se ramassa sur lui-même, chaque muscle tendu dans une ultime attente.
Le clash fut puissant, sanglant et brutal.
Il y eut un bruit écœurant suivi d’un râle déchirant. L’instant d’après, Mondo était étendu à terre. Le bois avait éclaté entre ses mains tétanisées par la violence du choc. Ses côtes étaient endolories elles aussi et couvertes d’un liquide poisseux. Mais il était en vie.
L’arach-singe gisait à ses pieds. La terre se gorgeait du sang qui s’écoulait de la plaie béante. Toujours en vie lui aussi. Plus pour longtemps. Sa toison rousse s’abaissait sous l’effet d’une fragile respiration. Comme hypnotisé, Mondo ne pouvait détourner son regard du corps brisé. C’était une femelle. Que faisait une telle créature sur une île de mers du Sud ? La question avait éclos spontanément dans l’esprit du Khian-Dhî. Elle n’obtiendrait aucune réponse : les yeux vitreux de l’arach-singe s’étaient d’un coup révulsés. Mondo assista aux derniers soubresauts de l’animal, un goût amer dans la bouche. Las, il abandonna la dépouille.
Une autre tâche l’attendait. À son grand soulagement, la jungle, espace immense et dépourvu de repères, montrait enfin les limites de son étendue. En traversant les bosquets clairsemés d’une clairière lumineuse, Mondo retrouvait un second souffle. Pénitence avait regagné sa place, à l’abri de son fourreau. Son poids rassurant et familier pendait au flanc du Khian-Dhî lorsqu’il franchit les confins de la forêt.
Ce qui l’attendait de l’autre côté fit naître un mince sourire sur ses traits tirés. Un souffle d’air pur lui chatouillait les narines. Il se laissa guider par le lent et doux ressac de la houle se brisant sur une plage de galets. Son cœur se gonfla à la vision soudaine et inattendue d’une mer intérieure dont les flots d’onyx pénétraient loin à l’intérieur des terres. Ce fut avec une satisfaction non feinte qu’il s’avança dans les eaux miroitantes, les yeux clos. Il aspergea bras et jambes jusqu’à son torse couvert de poils, mouilla sa tête couronnée d’une chevelure en bataille et entreprit un nettoyage méthodique des scories qui maculaient sa peau ambrée. La morsure du sel attisait la douleur de ses plaies encore à vif.
En dépit des ténèbres croissantes, Mondo devinait les contours déchiquetés de hautes falaises qui encerclaient le bras de mer. Debout sur la plage, alors qu’il promenait son regard le long du rivage, une poignée de lueurs vivaces perça le voile opaque qui l’environnait. Une à une, elles s’allumèrent dans le noir, brillantes et tremblantes telle une colonne de lucioles. Mondo finit par repérer un autre type de faune locale. Là, à couvert du camouflage indétectable de la forêt, le campement baignait sous cet éclairage diffus. Et à quelques encablures, une embarcation mouillait dans l’obscurité, sa coque noire ainsi que sa voilure. Un drapeau frappé d’un crâne rouge pendait mollement à son mât. ***
- Bafù !
Le vacarme avait arraché Gen à sa léthargie peuplée de rêves impies. N’y avait-il personne pour faire cesser ce remue-ménage ? Le regard enfiévré, il luttait pour garder les paupières ouvertes. Peu à peu, les murs de la cabane prirent de la substance autour de lui.
- Que se passe-t-il en bas ? marmonna Gen. Bafù ? réitéra-t-il avec agacement.
À travers les brumes persistantes de ses songes, il entraperçut la lourde carcasse de son acolyte, silhouette brouillée et cotonneuse qui fit irruption dans son champ de vision. Par deux fois, il cligna des yeux cherchant à dissiper le flou persistant. Alors Gen vit la main tendue vers lui. Une main poisseuse de sang…
- L’étranger…
Face à Gen totalement médusé, Bafù s’effondra dans l’embrasure de la porte telle une poupée de chiffon
Le temps que les rouages de son esprit se remettent en place, le sang afflua brutalement à son visage. Les nerfs chauffés à blanc, sa bouche se tordit sous le coup d’une violente émotion. En un rien de temps, il enjamba le cadavre encore tiède et se rua à l’extérieur, une haine féroce chevillée au corps et un coupe-chou immense brandi dans son poing serré.
- Je vais lui couper la tête. Ses viscères puants iront nourrir les porcs !
Une aube précoce inondait la place du village d’un halo écarlate. L’endroit était encore désert, à l’exception de l’homme qui semblait attendre dans une posture méditative.
Gen se figea. Il éprouvait la même sensation que s’il venait de recevoir un seau d’eau glacée en plein visage. Cet étranger osait le narguer sur ses propres terres ! Une vive aversion le rongeait de l’intérieur. Quelle prudence retenait alors son bras tremblant de rage ? À le voir ainsi, l’étranger paraissait être revenu de l’enfer. La mine sombre, son visage était tuméfié. Un hématome violacé couvrait sa tempe et sa lèvre supérieure était fendue. De son poing fermé dépassait une sorte de cordelette très fine. Lorsque l’objet atterrit aux pieds de Gen, celui-ci le ramassa machinalement.
- Une femme m’a confié ceci, peu avant de mourir. Mondo parlait d’une voix calme, presque détachée. Il ne t’évoque aucun souvenir ?
Tout en écoutant, Gen ne pouvait décrocher son regard de l’amulette entre ses doigts qui tournoyait doucement sur elle-même.
- Elle vivait dans un village sur la côte. Un village de pêcheurs comme celui-ci. Tous ses habitants avaient été massacrés. Un véritable carnage… Ne persistait que l’activité grouillante de nuées de mouches. Cette femme, répéta Mondo en prenant une inspiration profonde, au seuil de la mort, son cœur n’aspirait qu’à une chose : la vengeance. Pas seulement pour elle, mais aussi pour tous les siens.
Un éclair fugace passa dans les yeux du Khian-Dhî.
- J’étais là pour recueillir ses dernières paroles. Elle me fit jurer de traquer les coupables et en guise de gage m’offrit ce simple bijou. Pour que je n’oublie pas ma promesse… - Alors tu as tous tués, hein ? l’interrompit Gen, le cœur battant au rythme d’une froide colère. Les coupables… - Non. Pas tous. - Je vois. Tu vas prendre ton pied à voir mon sang couler le long de ta lame. Mais je ne te laisserai ce plaisir !
Les yeux injectés de sang, Gen se jeta sur Mondo telle une bête fauve. La riposte fut si prompte qu’en dépit de sa rage, il ne distingua pas la lame venue s’abattre tel un couperet. Il alla rouler dans la poussière, la tête décollée du corps.
***
L’île rapetissait de loin en loin. Mondo avait retrouvé l’océan sans que cela n’apaise son humeur tourmentée. Un solide vent arrière gonflait les voiles de son embarcation qui bondissait de vague en vague. De la poignée de villageois qui l’avaient escorté jusqu’à la plage ne restait à présent qu’un garçonnet à la tête crépue guidé par la curiosité ou peut-être une envie d’aventure. En guise d’adieu, Mondo lui adressa un bref signe de la main auquel le petit finit par répondre timidement avant de repartir en courant. D’autres pensées préoccupaient son esprit. Ce séjour avait exhumé bien trop de souvenirs douloureux. Du temps où son monde ne s’était pas encore arrêté.
Gen se trompait sur son compte. Ôter la vie ne lui procurait aucun plaisir. Valait-il réellement mieux que le pirate pour autant ? La méfiance des villageois à son égard avait été manifeste. Des gestes, certains regards, trahissaient la peur autour de lui. Aussi avait-il pu lire un grand soulagement à l’annonce de son départ à la fin du jour. Les cales remplies de vivres et d’eau douce, il avait quitté l’île précipitamment. Presque comme un voleur…
Cette pensée le révolta. Il avait combattu pour eux, les avait libérés du joug de Gen et sa bande. Mais à quel prix ? Tout ce sang versé… Mondo ne pouvait reprocher aux villageois leur élan pusillanime.
Il était encore un guerrier. Certes. Mais un bras armé dépourvu d’attaches. Pris au piège d’une spirale infernale de violence et de mort. Quelque part, la sauvage cruauté de Gen lui avait permis d’entrevoir le reflet de sa propre destinée. Il était une âme à la dérive condamnée à un simulacre d’existence.
Quelles forces lui commandaient de se mettre ainsi en péril ? Serait-ce là son unique planche de salut ? Trouver la mort dans un combat perdu d’avance ? Il ne restait rien en son cœur sinon des cendres froides. Mondo réalisa soudain que son envie de lutter s’était éteinte. Les yeux dans le vague, il murmura face aux cieux funestes :
- Reiko… Reconnaîtrais-tu encore l’homme que tu aimais jadis ?
La mer autour de l’embarcation se mit soudain à bouillonner. Quelque chose d’énorme s’apprêtait à surgir des profondeurs. Lorsque le large museau éventra la surface, Mondo se pétrifia. Il ne pouvait détacher son regard de la gigantesque masse de chair blanchâtre qui s’ébattait contre les flancs de son bateau. Agrippé au mât, il distinguait l’épine dorsale du Léviathan quand celui-ci éperonna la coque faisant éclater le bois sous de grands coups de boutoir. L’embarcation menaçait de sombrer. Corps et biens.
Hors du flot d’écume, la gueule du monstre béante tel un gouffre abyssal. Cette vision de cauchemar redonna pourtant toute sa vigueur au Khian-Dhî. Les muscles de ses membres se dénouèrent. À nouveau libre de ses mouvements, Mondo pointa Pénitence droit sur le Léviathan et sauta par dessus-bord !
Aveuglé par les furieux remous, il sentit la lame riper contre la carapace écailleuse. Avant qu’il n’ait pu se mettre hors de portée, le mastodonte, dans son agitation frénétique, le percuta d’un coup de nageoire ! Pénitence lui fut arrachée tandis qu’il heurtait l’eau glacée où il sombra à une vitesse vertigineuse. Il coulait à pic, enveloppé dans un linceul de ténèbres. Combien de mètres encore avant qu’il n’atteigne le fond ? Cela ne revêtait plus d’importance. La colère s’était évanouie. Il n’éprouvait nulle crainte. Seul l’oubli auquel il aspirait semblait lui tendre les bras. Alors que ses réserves d’air s’échappaient de ses lèvres, Mondo ouvrit les yeux. Elle était là. À travers le filtre opaque qui le séparait de la surface ; une lumière fragile et vaporeuse. Au plus profond de son être, Mondo se sentit comme transpercé. Une couronne de bulles dansait au-dessus de sa tête. Leur ronde semblait lui indiquer le chemin. Ne sachant de quel sursis il disposait encore avant que l’eau ne chasse l’air de sa poitrine, Mondo remonta vers la surface à grand effort. Le regard presque suppliant, il mit toutes ses forces pour une ultime poussée. Une goulée d’air frais s’engouffra dans ses poumons. Enfin ! L’océan l’avait recraché.
À demi suffoqué, Mondo ne parvenait pas à reprendre son souffle tandis que le charivari de la houle le chahutait durement. La vue encore trouble, il cogna contre le Léviathan dont la forme inerte flottait auprès des restes déchiquetés de son bateau. Pénitence dépassait de l’œil d’onyx de la taille d’une soucoupe. À tâtons, Mondo s’empara du manche ouvragé. Lorsqu’il releva la tête, un chemin s’offrait à lui. Il se détachait sur l’horizon, dessiné par le faisceau diaphane d’un phare isolé. Il menait aux rivages de l’Empire Majoritaire. Et peut-être pour Mondo, vers un avenir plein de promesses.
Fin
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