« Souriant de toutes ses dents, Ses os polis et luisants, Le Crâne grimaçant t’attend, Tout en bas, Dans le noir, Là où finit tout espoir… »
Cette comptine… Combien de fois l’avait-il entendue étant enfant ? Avec son cousin Eustache, seuls dans le vieux grenier de la maison familiale, éclairé par la flamme vacillante d’une bougie. Toutes ces soirées passées à se faire peur, quand partout à l’extérieur, la nuit régnait dans son noir manteau. Des histoires cauchemardesques, peuplées de terribles créatures tels les monstrueux Wyryms, ces mangeurs d’hommes capables de broyer une embarcation d’un coup de mâchoire démesurée, ou les barbares des Bad Lands, qui pillent et massacrent à tout-va… Et ce bon vieux Jack le Crâne, le croquemitaine à tête-de-mort. Flint croyait avoir enterré ce souvenir avec ses derniers rêves de gosse. Comme il se trompait…
Hagard dans les ténèbres suintantes, Flint progressait lentement, tâtonnant à travers l’obscurité, uniquement guidé par la faible lueur de sa lampe à huile qui éclairait les parois rocheuses, où se découpaient les silhouettes acérées de stalagmites, hérissées comme des lames. « Allez, mon vieux ! Tu arrives au bout de tes peines ! » Malgré les encouragements qu’il n’avait de cesse de se répéter, Flint éprouvait un certain malaise, et sa nervosité grandissante le faisait sursauter à chaque bruit. Plongé au cœur de la terre, il s’enfonçait toujours plus profondément dans la montagne, suivant les rails rongés par la rouille qui transportaient naguère d’interminables files de wagonnets jusqu’aux entrailles de la vieille mine. Depuis combien de temps déjà avait-il quitté la douce lumière du jour ? Il ne saurait dire. Des heures ? Des jours ? Tout était flou dans son esprit, comme si l’absence de lumière rendait insaisissable le passage du temps, alors que la noirceur qui l’entourait s’immisçait dans son esprit. Ce lieu peuplé d’ombres mouvantes réveillait en lui des peurs enfantines, le laissant seul avec cette angoisse qui le prenait à la gorge et tiraillait tout son être à mesure que son emprise grandissait. Et cette maudite comptine qui continuait de résonner dans sa tête !
« Le Crâne grimaçant t’attend, Tout en bas, Dans le noir, Là où finit tout espoir… »
Flint aurait voulu hurler pour que cela s’arrête. Mais seule lui répondait la plainte gémissante du vent qui s’engouffrait avec force dans les boyaux rocheux. Flint enserrait alors le manche de sa pelle avec plus de fermeté, se répétant une fois encore que son périple allait toucher à sa fin.
Sa marche le conduisit bientôt à un embranchement qui le laissa perplexe. L’air fétide agressa ses narines alors qu’il s’avançait vers le tunnel de droite. Fronçant le nez de dégoût, Flint extirpa de sa poche de veston, une feuille maculée de taches qu’il manipula précautionneusement, dépliant une carte grossière. D’une main crasseuse, il épongea son front, tandis que la sueur qui imbibait sa chemise se mêlait à la poussière de charbon, en formant une mince pellicule noirâtre qui le recouvrait comme une seconde peau visqueuse. D’après le plan, il devait encore descendre. Descendre… cette seule idée l’emplissait d’effroi alors qu’il s’imaginait les kilomètres de roches qui se dressaient entre lui et la surface. Flint aurait parié que nul autre avant lui ne s’était aventuré si loin sous la Fourche. Mais ses efforts seraient récompensés, il le savait, aussi sûrement que cette petite croix rouge sur la carte indiquait le fabuleux trésor qu’abritait la vieille mine ! Oubliées les ombres mouvantes, oublié Jack le Crâne ! Le regard enfiévré, Flint s’engouffra sans hésiter dans la bouche de l’enfer.
Mais sa progression était laborieuse sur ce sol défoncé, aux aspérités traîtresses. Et les choses s’empirèrent lorsque les rails se prolongèrent au-dessus d’un vide abyssal, tel un mince bandeau de terre suspendu dans les airs. Une mauvaise chute et c’en était fini. Flint voyait déjà son corps brisé sur les affleurements rocheux une cinquantaine de mètres plus bas, mort, ou pire encore, toujours en vie, agonisant au fond de la fosse, telle une âme errante dans les limbes. Flint essaya de chasser cette vision de son esprit comme on le fait d’un insecte trop envahissant, continuant sa marche hésitante aux abords des à-pics vertigineux. Quel fou pouvait avoir creusé pareilles galeries au tracé défiant toute logique ? D’interminables minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles Flint, semblable à un funambule, tâtonnait dans l’obscurité, osant à peine respirer tant la tension oppressait sa poitrine. Son calvaire prit fin et sa respiration se fit plus libre, quand l’étroite passerelle de fer atteignit enfin le rebord d’une anfractuosité dans la roche, qui bâillait telle une large plaie béante, s’ouvrant sur un tunnel étayé de nombreuses poutrelles érodées. Malgré sa crainte, Flint ne put que s’ébahir devant la beauté ténébreuse de ces lieux. Les parois aux dimensions démesurées ne pouvaient être le fruit que de l’excavation inlassable de quelques géants fabuleux. Et au-dessus de sa tête, des dizaines de chaînes aux reflets scintillants oscillaient dans le vide, comme sorties du néant. Un raclement sinistre figea Flint dans sa muette contemplation, soudain aussi froid et immobile que la roche qui l’entourait. Il pouvait entendre la tempête sous son crâne tandis que les rouages de son cerveau cherchaient à déterminer s’il n’était pas victime de son imagination. Une, deux secondes s’écoulèrent. Flint fit un pas, puis un deuxième, mais le bruit de ses bottes ferrées résonnait affreusement dans ce silence assourdissant, claquant à ses oreilles comme un signal à toutes les horribles créatures qui peuplaient sûrement les sombres artères de la terre. À chaque mètre, Flint se retournait, le regard fou, brandissant bien haut sa lanterne dont la pâle lumière ne parvenait pas à dissiper l’oppressante obscurité. Même le manche pourtant si rassurant de sa pelle semblait lui échapper, rendu glissant par la moiteur extrême de sa main.
« Souriant de toutes ses dents, Ses os polis et luisants…
La gorge sèche, Flint pouvait entendre dans sa poitrine son cœur marteler à tout rompre. Sa soif de richesses soudain oubliée, il sentait sa résolution s’effriter peu à peu, comme la roche calcaire sous les eaux tumultueuses du Tazaire. Le sang reflua complètement de son visage et ses cheveux se dressèrent sur sa tête lorsque le bruit sourd se fit à nouveau entendre, balayant ses doutes. Non, ce n’était pas le fruit de son imagination. Quelque chose dans la nuit marchait sur ses pas… Il tituba en arrière, fuyant la silhouette fugace qu’il devinait s’approcher. Ce fut alors que son pied heurta un obstacle, provoquant sa chute sur le sol caillouteux. À quatre pattes, Flint se mit à chercher frénétiquement la lampe qui s’était renversée et avait roulé un peu plus loin. Il poussa un cri glacé lorsque sa main rencontra un contact métallique et froid, avant de se rendre compte de sa méprise, reconnaissant du bout des doigts la forme familière de sa pelle.
- Je n’ai plus peur du noir. Je ne suis plus un gosse effrayé ! s’écria Flint, tout honteux de s’être ainsi laissé berner. Vomissure des Abîmes ! Vermine scrofuleuse ! Dégénéré des Basses fosses !
Ayant fait volte-face, Flint délivra un chapelet d’injures, comme si les jurons qu’il proférait avaient le pouvoir d’exorciser sa peur. Les mots retentirent longtemps dans le silence des profondeurs de la mine, bien après qu’il se fut tu. Cette fanfaronnade lui avait fait du bien, il se sentait presque en confiance, comme lors de ces nombreuses soirées à la taverne en compagnie de sa bande, passées à boire et à chercher querelle à des clients apeurés. Dans une posture pleine de défi, Flint affichait sur son visage crasseux un rictus sauvage qui déformait ses traits.
- Approche saloperie ! Goûte donc à l’acier de ma p...
Flint ne termina pas sa phrase. La mâchoire tombante, ses derniers mots moururent dans sa gorge, la bouche ouverte en un cri muet d’effroi. Sous son regard horrifié, les ténèbres avaient soudain pris corps tandis que deux yeux démesurés, au profond éclat carmin, déchiraient l’obscurité, comme deux rubis injectés de sang.
« Le Crâne grimaçant t’attend ! »
Empiégée dans un écrin de terreur, la raison de Flint vacilla, incapable d’endiguer ce flot d’épouvante. Quand l’air parvint à nouveau dans ses poumons, il hurla de tout son souffle, libéré de sa léthargie. À nouveau libre de ses mouvements, il était totalement perdu, incapable de la moindre pensée cohérente, alors que l’ombre grandissante n’était plus qu’à quelques mètres à peine, et à chaque pas, il pouvait entendre les griffes crisser sur la roche, dans un bruit identique au sinistre raclement. Flint devinait la silhouette imposante, qui exhalait une odeur méphitique, assez proche à présent pour qu’il puisse distinguer un pelage épars. Il ferma les yeux, crispés sous l’effort, le corps aussi rigide qu’une statue de plomb, juste avant que le souffle chaud de la bête ne l’enveloppât. Dans un geste dérisoire pour protéger sa vie, Flint brandit sa lampe à huile au-devant de son visage. Un son strident lui vrilla alors les tympans, si perçant qu’il dut se boucher les oreilles, laissant choir pelle et lampe. Face à une mort qui n’arrivait toujours pas, il se résolut à ouvrir légèrement les yeux, apercevant à travers ses paupières entrouvertes, la forme fuyante de la créature qu’il reconnut sans mal. Une taupe-excavatrice ! Terrorisé par la lumière, l’animal famélique s’était réfugié dans la pénombre, laissant échapper des couinements apeurés auxquels firent bientôt échos les éclats de rire de Flint. Lui qui se voyait déjà finir sous les griffes d’un monstre, avant de partir pour son ultime voyage vers le royaume de Tnil ! Ce n’était qu’une de ces stupides taupes géantes, totalement inoffensives de surcroît, dont les mineurs se servaient pour le forage ! Hystérique, Flint ne pouvait plus s’arrêter de rire, les larmes ruisselaient sur ses joues, traçant de minces sillons sur la couche de poussière qui maculait son visage. Il tremblait de la tête aux pieds et son ventre le faisant souffrir, mais qu’importe : il était vivant !
Dans un futile geste de vengeance, il ramassa une grosse pierre et la jeta violemment en direction de l’animal qui détalait ventre à terre. Le silence s’installa à mesure que la taupe-excavatrice s’enfonçait dans les entrailles de la mine, étouffant les cliquetis métalliques de son harnais qui traînait au sol.
Encore vacillant, Flint récupéra son équipement, le souffle court. Non, il ne pouvait plus faire marche arrière dorénavant. Pourtant, il se sentait épuisé, vidé, comme si une fatigue tant physique qu’émotionnelle alourdissait chacun de ses pas. « Tout ira mieux lorsque je serai à l’extérieur de ce maudit trou ! » L’extérieur, comme cette notion lui paraissait absconse dans cet océan d’obscurité qui était devenu au fil des heures, son seul univers. Au point qu’il se surprit à douter de l’existence même d’un « dehors ». « Je suis en train de perdre la boule… » Angoissé à cette pensée, Flint s’arrêta in extremis, alors qu’il était sur le point de basculer au-dessus de la fosse traîtresse qui béait à ses pieds. Seule une poignée de gravillons fit une chute fatale dans le néant sans fin. Flint lâcha un soupir de soulagement, tout heureux de la chance dont le destin semblait l‘avoir gratifié. Et quelle ne fut pas sa surprise lorsque relevant sa lampe à huile, la mince lumière lui dévoila ce qu’il était venu chercher ! Tout le long de la paroi abrupte, des venelles scintillantes tapissaient la roche d’un réseau luminescent, qui telle une plante grimpante, s’étendait à perte de vue. C’était comme si l’or cascadait sur la pierre en centaines de ruisselets mordorés. Flint se laissa tomber à genoux, les yeux aussi brillants que le métal précieux. Il sortit la carte de son veston avec précipitation, son regard allant sans cesse de la petite croix rouge au gisement qui s’offrait à lui, comme pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’hallucinations. « Le vieux fou avait raison ! » Jubila-t-il intérieurement.
- Flint Boscov…
La voix avait retenti au-dessus de lui, le ramenant brutalement à la réalité. Le déclic se fit dans son esprit : il n’était plus seul ! Relevant la tête avec stupeur, Flint déglutit péniblement alors qu’un liquide chaud coulait le long de sa jambe. Au sommet d’un piton rocheux, se tenait un homme qui le surplombait, tel un spectre irréel descendu des cimes célestes. Sa mise était impeccable avec son costume immaculé, et sa tête, surmontée d’un haut-de-forme, braquait sur lui un regard insondable. Appuyé sur une canne en ébène, surmontée d’un pommeau en argent ouvragé, le gentleman semblait avoir jailli de la roche, son visage encadré de longs favoris, encore dissimulé par la pénombre. Paralysé, Flint essaya en vain de dissiper les brumes de son cerveau.
- En vertu des pouvoirs qui me sont conférés et en tant que membre des forces de l’ordre de la Ligue des Montagnes, je vous arrête, Flint Boscov, pour le meurtre de Benjamin Killigan.
Le vieux Ben… Flint enserra la carte entre ses doigts noueux, ces mêmes doigts qui avaient empoigné le manche de la pelle dont il s’était servi pour fracasser le crâne du vieil ermite. Nier ne servirait à rien : la pelle portait encore les marques sanglantes de son méfait. Ce fou vociférant, toujours à l’affût de ceux qui convoitaient son or, et qui n’hésitait pas à tirer à tout-va sur les fouineurs qui rôdaient aux alentours de sa mine… Se faire pincer pour s’être débarrassé de ce vieux grigou, Flint ne pouvait l’admettre ! Pas si près du but, alors que son or lui tendait les bras ! Le goût âpre de la peur avait cédé à une froide colère. En une fraction de seconde, Flint, se servant de sa pelle comme d’une lance, la propulsa vers le gentleman. À une vitesse hors du commun, ce dernier esquiva le projectile qui fendit la pierre juste derrière lui, en une pluie de gravats. Encore hébété d’avoir raté sa cible, Flint contempla le gentleman décrire une élégante arabesque, avant d’atterrir avec une agilité féline, à une dizaine de mètres de lui. « Fuir ! » Flint s’ébroua, avant de pivoter pour s’élancer à toutes jambes, comme si les cohortes d’Estrago étaient à ses trousses. Fusant à travers l’espace dans une vrille virevoltante de vif-argent, la canne heurta le fuyard. Flint vit le sol tanguer dangereusement sous ses pieds, comme le pont d’un navire pris dans la houle. Esquissant quelques pas d’une démarche chaloupée, il réalisa avec épouvante que le bord de la faille se rapprochait inexorablement. Dans une vision de cauchemar, Flint vit le gouffre le happer, et ses bras griffèrent l’air tandis qu’il disparaissait, englouti à jamais dans l’abîme, où résonna son interminable agonie.
« Tout en bas, Dans le noir, Là où finit tout espoir… »
*** Le gentleman ne verserait pas une larme sur le sort de Flint Boscov. Tout juste hocha-t-il la tête en signe de résignation devant la bassesse des hommes. Comment Boscov avait-il pu croire que le vieux Ben puisse être riche à millions et croupir dans cette mine lugubre ? Le mineur avait creusé ces galeries toute sa vie durant, inlassablement, persuadé de suivre un bon filon. Lui aussi s’était retrouvé face au mirage enchanteur de la roche gorgée d’or… Mais la mine n’avait jamais contenu ni or ni aucun autre métal précieux de quelque sorte que ce soit. Si ce n’est un inépuisable gisement de nickel… « Tout ce qui brille n’est pas de l’or ». Cette dure leçon avait coûté sa santé mentale au vieux Ben, et la vie à ce pauvre bougre de Flint Boscov. L’histoire est parfois condamnée à se répéter…
FIN
|