Tyral marchait lentement, observant alentour les débris des huttes saccagées et les corps inertes. Il avait accepté de sauver le village, mais désormais, le village n’était plus. L’avalanche avait tout emporté, le bois, les vies, son salaire et le reste.
- Lune… Quel sort me joues-tu encore ? demanda-t-il doucement.
Mais Lune ne répondit pas, comme d’habitude. Elle observait la scène, impassible, depuis le ciel blafard duquel Soleil ne semblait pas avoir eu la force de la chasser. La vallée était parfaitement silencieuse et la température commençait à peine à remonter après une nuit glaciale. Le givre semblait se donner du mal, depuis l’aube, pour recouvrir méticuleusement ce qui dépassait encore du manteau blanc jonché de débris. Arbres arrachés, poutres brisées, loques déchirées… ce spectacle de désolation aurait attristé le plus endurci des Skets, à part Tyral. Tyral était certes triste, non pour ces fiers hommes des contreforts qui l’avaient engagé pour tuer la wyrm, non plus pour ces enfants qui l’avaient acclamé à son départ et encore moins pour ce clan d’agriculteurs robustes parmi les plus anciens de la région. Ce qui le rendait triste, c’est que l'or et l'ambre qu’on lui avait montrés et promis étaient là, enfouis quelque part, et qu’il ne les reverrait sans doute jamais.
- Ils devaient pourtant bien savoir que l’endroit était dangereux… Ah ! Quel gaspillage.
Tyral pestait contre les hommes, comme il le faisait toujours. Les coulées de neige prenaient parfois des configurations imprévisibles, il le savait, mais il préférait blâmer les hommes. Le chasseur réajusta ses fourrures et s’apprêta à repartir. Plus rien ne le retenait ici, désormais. Il cherchait sa capuche à tâtons lorsqu’un son se fit entendre, le premier depuis qu’il était descendu du nid de la wyrm, mis à part les sifflements du vent. Des poutres et des planches s’étaient entrechoquées.
- Un rescapé... il ne manquait plus que ça. Lune, tu veux ma peau.
Tyral s’approcha du tas de décombres et les dégagea avec agacement. Sous une lourde faîtière, il découvrit enfin le survivant, qui était une survivante. Éblouie par la vive luminosité, cette dernière plissa les yeux et fit une grimace, puis tendit une main emmitouflée sans un mot.
- Les Astres veillent sur toi, je crois, lança Tyral. - Merci de ton aide, chasseur, répondit-elle sans émotion. Les Astres, je ne saurais dire, mais toi, tu me sauves.
Elle se leva péniblement, fit tomber le givre de la peau touffue d’ours qu’elle portait en pèlerine puis porta une main à son front afin d’atténuer la lumière. Elle était plus grande que Tyral d’une tête ou presque, et au moins aussi large d’épaules. Son épaisse chevelure blonde et ébouriffée dégringolait de part et d’autre de sa large mâchoire contusionnée, et sur son front meurtri. Elle porta un regard circulaire sur la désolation et son air ne trahissait qu’une légère lourdeur d’âme.
- Y en a-t-il d’autres que moi ? demanda-t-elle. Y a-t-il un espoir pour les Valkas ? - Non. Pas après un quart de jour.
Abattue, la grande femme s’assit dans la neige et se recroquevilla. Tyral l’observa un instant, puis fit volte-face et entreprit de quitter les lieux.
- Attends, étranger. Vers où marches-tu ? - Vers Wyzyo. - C’est à une semaine d’ici, au moins. Ce n’est pas le plus près. - Je ne sais pas ce que vaut une « semaine », mais j’ai compté huit jours pour en venir. - Lule est à deux jours au nord.
Tyral regarda dans la direction qu'elle indiquait. De larges creuses en amont se perdaient dans les contreforts mais la route semblait sûre et confortable, bordée de vastes forêts de conifères où s’abriter la nuit. Tyral revint sur ses pas et salua la rescapée.
- Merci. Les Astres te guident.
Elle ne répondit rien, porta à nouveau le regard autour d’elle et soupira.
- Je viens avec toi, lança-t-elle en pivotant la tête.
Cette fois-ci, Tyral ne se retourna pas et souffla bruyamment.
- J’aime mieux être seul. - Tu ne sais même pas comment atteindre Lule. - Je préfère perdre un demi-jour à chercher que deux à t’attendre, femme. - Qu’est-ce que tu crois ? s’indigna la Valka, je ne vaux pas moins qu’un homme ! - Dans ce cas, tu sauras te débrouiller.
Elle regarda en direction de la forêt à moitié engloutie et crut apercevoir des dizaines de paires d’yeux. Si ce n’était, pour l’heure, que son imagination, elle savait que la vision deviendrait réalité. Les loups rappliqueraient pour déneiger les corps de ses pairs aussi sûrement que Soleil allait se coucher, et sans doute bien avant Lui.
- Donne-moi au moins une arme ! - N’y pense même pas. Trouve un bâton, ou bien creuse.
Tyral fit sauter son sac sur ses épaules, ses deux grandes épées s’entrechoquant puis il se remit en marche. Elle le regarda partir et grogna, bien décidée à se passer de son aide. Néanmoins, observant la croûte de givre qui craquelait sous leurs pieds, elle songea aux lances et aux épées qui devaient se trouver si proches et si inaccessibles à la fois. L’idée macabre qui lui vint soudain lui donna la nausée.
- Attends, chasseur, je te paierai !
Tyral n’avait pas encore fait dix pas. Il se tourna à demi.
- Et avec quoi ? - Je… je reviendrai avec les villageois de Lule pour honorer les dépouilles de mon clan. Tu n’auras qu’à te servir, proposa-t-elle avec dégoût.
Il hésita un moment car la proposition méritait réflexion.
- Ton village est éparpillé d’ici au thalweg, mieux vaudrait attendre la fonte. - J’ai dit, lança-t-elle fermement. Je n’ai qu’une parole. - Lune… soupira-t-il. Soit ! Mais ne traîne pas la patte.
La coulée de neige s'était étendue jusqu'à la rivière au fond de la vallée mais en amont, le versant était dégagé et les deux voyageurs atteignirent rapidement les vastes prairies d'un vert très sombre pour la saison. Lorsqu'ils eurent enfin les pieds au sec, Tyral s'arrêta pour retirer ses chausses de cuir et ses skis. La Valka, qui avait suivi le rythme sans équipement, en profita pour se présenter.
- Je m'appelle Talwen, fille de Zalan le tanneur, puisse Naelyn l'accueillir en son jardin. - Je suis Tyral, répondit le chasseur, et mon père ne vaut pas qu'on le cite. - C'est toi que le clan a gagé pour tuer la wyrm, n'est-ce pas ? - Vrai. Et la wyrm est morte. - Tu es né dans le Bassin, n'est-ce pas ? - Non, répondit-il. Je suis Ouroc. - Vraiment ? Tu es un peu court pour un Sket. - Et toi bien bavarde, pour une haute.
Sur quoi Tyral finit d'attacher ses skis à son sac et reprit la marche. Talwen s'élança à sa suite, ses grandes enjambées lui permettaient de suivre sans difficulté l'allure rapide du chasseur. Talwen était aussi rude que sa terre natale, mais loin d'être aussi froide. À mesure que le jour passait et que le paysage changeait, elle prenait lentement conscience de la terrible réalité du drame qui s'était joué le matin même. Le clan des Valkas avait définitivement disparu, englouti par la neige. Famille ou amis, tous étaient morts et leur village rayé de la carte. Ceux de son peuple côtoyaient quotidiennement la mort et les drames, mais Talwen se sentait malgré tout terriblement accablée. Elle s'abîmait dans de mornes pensées et marchait sans guère prêter attention à son compagnon taciturne, lorsque ce dernier annonça :
- Nous passerons la nuit dans ce bois. - Cela fait-il longtemps que tu chasses des monstres, Tyral ?
La jeune femme observait le morceau de viande étrange que l'Ouroc lui avait tendu du bout d'un couteau, se demandant à quelle créature d'ailleurs elle avait été soustraite.
- Tu parles un étrange langage, femme. Qu'est-ce qu'un monstre, selon toi ? - Une créature effrayante. - C'est une bonne définition, mais en ce qui me concerne, je suis davantage effrayé par la bêtise de certains hommes que par les crocs de ces bêtes.
Talwen réfléchissait à ces mots tout en mangeant. La viande était tendre et goûteuse, et Tyral l'avait cuite avec génie.
- La solitude t'a sûrement rendu fou pour que tu compares les hommes aux monstres, dit-elle enfin. - Pourtant, il m'est déjà arrivé de penser que la mort de certains hommes serait plus bénéfique au monde que celle des bêtes pour lesquelles on m'engage. Quant à la solitude, elle me manque déjà.
Talwen soupira et détacha un filet dans ce qui semblait être une cuisse, rôtissant au-dessus du feu de camp.
- Es-tu toujours aussi acariâtre ? demanda-t-elle. - Seulement lorsque je perds des jours et des nuits à traquer une proie dont la tête ne me rapporte pas la moindre perle d'ambre, répondit-il avec humeur. - C'est donc que tu n'éprouves pas la moindre tristesse pour les villageois. - En aurais-tu ressenti pour moi si j'avais péri face au ver, femme ? - Cesse de m'appeler ainsi, protesta-t-elle en retroussant les narines. Je t'ai dit mon nom. - Et je l'ai oublié.
Talwen grogna et arracha un morceau de chair d'un geste colérique de son puissant cou. Si elle avait eu une arme pour se défendre, elle se serait volontiers passée de la compagnie de ce rustre primitif. De son côté, Tyral avait parfaitement conscience que son attitude était injustement outrancière et que la haute méritait sa compassion, mais des mois de chasse en solitaire lui avaient ôté le peu de savoir-vivre qu'il avait acquis jadis. Il chercha un moment que dire afin d'adoucir leur conversation, puis, ne trouvant rien, il se coucha, tourna le dos à Talwen et s'endormit sans un mot autre qu'à Lune. Ils parvinrent, à midi le troisième jour, au pied septentrional de la chaîne montagneuse où s'ouvrait un immense plateau de taïga, déjà totalement déneigée. La rivière qu'ils suivaient, gonflée par le dégel, formait une crue puissante qui emportait de nombreux morceaux de berge et couchait des conifères centenaires installés trop près.
- Nous serons rendus au coucher, annonça Talwen.
Elle connaissait fort bien l'endroit, pour y être passée de nombreuses fois en caravane. Lule était une ville importante de la région où les villages alentour pouvaient vendre leurs récoltes et leurs animaux, puis dépenser les gains en fournitures en tout genre.
- Tu as pourtant dit deux jours, femme. - Mais tes jambes sont courtes, et tu passes ton temps à dormir. - Épargne-moi tes faux-fuyants et allume donc un feu, je vais chasser.
Tyral déposa son sac à dos sur un tronc d'arbre couché, ses grandes épées à côté et accrocha sa cape de fourrure en hauteur. Il déroula l'étui de cuir dans lequel étaient soigneusement rangés ses nombreux couteaux, en fourra deux à sa ceinture et saisit son arc court et son petit carquois avant de s'enfoncer dans la forêt brumeuse. Si l'arc de guerre était frappé d'anathème, les Skets préférant mesurer leur valeur lors d'affrontements au corps à corps, Talwen ne doutait pas que le chasseur faisait usage du sien aussi bien contre des hommes que contre des bêtes. Elle remarquait néanmoins que, pour la première fois, il l'avait laissée seule avec ses armes. Il rentra au camp une heure plus tard avec un lièvre blanc et trapu, maculé de sang.
- Tu as de nombreuses lames, observa-t-elle alors qu'il préparait son gibier. - Chacune a son rôle. - Et quel est-il ? - La grande épée vient du Centre. Là-bas, ils l'appellent « claymore » et celle-ci a été enchantée par un prêtre astral. Elle tient les bêtes à bonne distance. Le scramasaxe est une main gauche, ce couteau sert à dépecer, ce sabre permet entre autre de se frayer un chemin dans une végétation que tu ne pourrais t'imaginer et ces poignards se lancent. Le kriss et les autres, ce sont seulement des souvenirs. - Et le glaive ? - Je l'ai pris sur le corps d'un guerrier. Comme toutes les armes ashiléenes, il sert à tuer des hommes.
Tyral mit à rôtir l'animal vidé et dépouillé puis enroula son étui.
- Tu es bien curieuse, aujourd'hui, dit-il. - C'est que tu sembles avoir beaucoup voyagé. - Et me voici pourtant de retour dans la région la plus inhospitalière du monde. - Ce que tu fuis doit être terrible.
Tyral tourna la broche sans mot dire, la haute semblait voir clair en lui. Cette dernière respecta son silence et alimenta le feu en prenant garde de ne pas faire jaillir de braise.
- C'est le passé que je fuis, tout comme toi, dit-il enfin. - Tu parles sans réfléchir, Tyral. C'est son passé qui forge un homme. Vouloir le fuir est vain. - Les hommes peuvent changer, femme. Du moins, Lune m'entende, je l'espère.
Comme l'avait prévu Talwen, ils arrivèrent à Lule après le coucher du soleil. Ils se séparèrent pour la nuit, la haute devant rapporter le triste récit de la disparition de son clan, Tyral alla chercher une chambre à l'auberge.
- Un lit et une bière, commanda l'Ouroc.
Le tenancier barbu et musculeux qui se tenait derrière le comptoir se contenta de hocher la tête et Tyral alla s'asseoir sur un banc au bout d'une grande table presque inoccupée. Sa bière n'était pas encore arrivée que deux hommes hauts et forts vêtus de cottes de mailles vinrent s'asseoir en face de lui.
- Bienvenue, l'ami, dit l'un.
Tyral les jaugea longuement avant de parler. Ils étaient harnachés comme des guerriers du Centre et aussi tranquilles que des marchands de Sigi.
- Les villes de la Haute Lande engagent des miliciens, maintenant ? demanda-t-il. - Il faut bien maintenir la paix et protéger le peuple des bêtes féroces, tu ne crois pas ? - C'est de la concurrence déloyale. - Oh, tu es un tueur à gages ?
S'adressant à son comparse :
- Je t'avais bien dit qu'il n'était pas guerrier.
L'aubergiste apporta la bière et s'assit discrètement en bout de table pour écouter la conversation. Les deux miliciens semblaient enthousiasmés de cette rencontre alors que Tyral tentait de se cacher derrière sa chope et hésitait à changer de table.
- Quel est ton nom, pec ?
Cette référence à sa taille n'avait rien de péjoratif dans le langage de la Haute Lande, mais le chasseur l'avait si souvent entendue ailleurs comme insulte qu'il dut faire un effort pour se contenir.
- Je suis Tyral.
Tous attendirent qu'il cite un ancêtre dans un silence gêné. Tyral sirota sa bière avec insouciance.
- Euh... Alors dis-nous, Tyral, commença un des miliciens. Tu demandes quel prix pour un managarm ? - Deux pièces d'or, ou une once d'ambre. - Par la culotte de Naelyn ! s'exclama l'autre, si on m'offrait tant, je rechignerais moins à m'y frotter ! - C'est une chose que de repousser une femelle affamée, et c'en est une autre que de les traquer, seul, sur leur territoire. - C'est bien dit, pec ! Mais qu'est-ce que tu es venu faire si loin dans le nord ? - Je suis là pour la chasse. - Les monstres ne sont-ils pas plus nombreux à la frontière ashiléene ? - Si. Trop nombreux, en vérité.
L'aubergiste s'immisça dans la conversation, inquiet.
- Que veux-tu dire, Tyral ? - Précisément ce que je dis. J'ai autant besoin de monstre à chasser que de commanditaire pour me payer. Dans le sud, plusieurs villes sont déjà tombées face à l'invasion des bêtes qui cherchent les montagnes depuis l'Ashaya. L'hiver s'éteint si vite... - Des villes ? s'exclama le plus grand milicien. Parles-tu sérieusement ? - Je dis qu’Yggda et le clan Aduluu étaient en mauvaise posture lorsque je les ai quittés.
Même à Wyzyo, on commençait à sentir l'arrivée de la horde. Les deux miliciens se levèrent d'un bond, aucune caravane ni aucun voyageur n'avait rapporté de pareilles nouvelles, pourtant le chasseur leur parut être quelqu'un d'honnête.
- Nous n'avons pas reçu la moindre requête d'aide et plusieurs caravanes sont venues de Wyzyo ces derniers jours. Tu dois faire erreur. - Lune le sait. Je suppose que la horde s'est dispersée dans les montagnes, conclut Tyral. Ne vous en faites pas, miliciens. Ce ne sont que des bêtes. - Mais si Yggda a disparu, alors nous avons...
Le milicien fut interrompu par un cri venant de l'extérieur de l'auberge. Quelqu'un appelait la garde. Les deux hauts en uniforme firent volte-face, interloqués, et sortirent sans tarder. Dehors, plusieurs personnes couraient se mettre à l'abri, alors qu'une petite foule s'amassait déjà sur la place de terre battue, dans l'obscurité croissante du crépuscule.
- Il paraît qu'elle a emporté un homme entre ses serres. - C'était une wyrm, j'en suis sûr ! - Elle mesurait au moins vingt-cinq coudées !
En entendant ces rumeurs, Tyral eut un affreux pressentiment et lorsqu'il sortit de l'auberge pour confirmer ses craintes, un homme le pointa du doigt et cria :
- C'est lui ! L'Ouroc, là ! C'est lui qui a attiré la wyrm !
Tyral fut mené dans la maison du jarl de la ville, une grande bâtisse de bois et de terre où s'étaient amassés de nombreux Skets parmi les plus influents. Le jarl Nolyu était lourdement assis sur un siège épais au fond du hall et semblait réfléchir furieusement. L'apparition d'une wyrm sur ses terres et l'arrivée d'un tueur à gages la même nuit n'était sans doute pas une coïncidence, mais ce n'était pas tout. Depuis la veille, un jeune Valka nommé Dagon racontait que son village avait été englouti par une avalanche, et il accusait désormais le chasseur d'en être responsable.
- Nous l'avons chèrement payé pour nous débarrasser d'une wyrm, et il a été l'architecte de notre extermination ! s'exclama-t-il.
Tyral avait immédiatement reconnu ce jeune homme qui le montrait du doigt et pour cause, ce dernier l'avait supplié de l'emmener avec lui dans sa traque de la wyrm. Le chasseur avait bien évidemment refusé, et lorsque Dagon avait cherché à le suivre malgré tout, il l'avait semé.
- Lorsque je l'ai retrouvé, au sommet d'un pic rocheux, il avait débusqué la wyrm de son nid et avait engagé le combat. Mais ce fou ne faisait aucun cas des congères ! J'ai crié pour qu'il rabatte la bête sur un plateau, mais il n’a pas tenu compte de mes avertissements. - Tu sais comme moi que le blizzard soufflait en aval, jeune fou. - J'ai cherché à le rejoindre, jarl, mais les conditions étaient terribles. Au bout d'un moment, ce stupide chasseur avait acculé la wyrm dans un cirque et l'a blessée à l'aile puis poussée contre un glacier en surplomb. Plusieurs séracs se sont détachés et ont entraîné une coulée de neige dans la vallée qui a tout dévasté.
Tyral poussa un soupir bruyant et jeta un regard agacé aux deux miliciens qui l'avaient escorté à l'intérieur.
- Ce n'est pas moi qui ai provoqué l'avalanche, protesta-il. C'est le ver. La traque comporte certains risques ! - Par Oda, ça suffit ! hurla le jarl.
Le jarl s'était levé. Même pour un haut, il était particulièrement grand et massif, sa mâchoire large était couverte d'une longue barbe broussailleuse et ses petits yeux noirs fixaient le chasseur avec animosité.
- Tu as provoqué le trépas de plus de trois cents âmes et tu n'as même rempli ton office, laissant échapper ta proie. Pire encore, tu as attiré cette wyrm ici et tu cherches à nous faire croire en ton innocence ?
Tyral détourna le regard en grognant. Dans l'ombre, il remarqua que Talwen était là, les bras croisés, appuyée contre une colonne, et comprit que c'était elle qui avait annoncé leur arrivée en ville. Elle semblait déçue et en colère, et Tyral ne pouvait pas le lui reprocher.
- Ce dragon revendique sa revanche, déclara le jarl, et je ne vois aucune raison de la lui refuser ! Nous t'offrirons à lui et si ça ne l'apaise pas, alors au moins le droit du sang du clan Valka sera-t-il honoré !
L'assemblée acclama la décision du jarl sans qu'aucun vote n'ait été nécessaire.
- Tu es stupide, Nolyu. La wyrm ne nous a pas suivis pour se venger, mais parce qu'elle savait que nous la mènerions à d'autres hommes. Me donner en pâture ne fera que lui rendre des forces. - Alors soit, chasseur. Tu nous serviras d'appât ! - Lune te protège, si tu comptes sur tes braves miliciens pour s'attaquer au ver.
Le visage des deux intéressés devint pâle comme la neige et celui de gauche fit un petit pas en arrière.
- Il te faudra plus que quelques flèches pour abattre cette bête. Je lui en ai déjà fiché trois dans le cou, sans grand résultat.
Tyral s'avança vers le jarl.
- C'est au corps à corps que l'on tue ces monstres, mais tu as tort de la croire stupide comme un loup. Elle délaissera ton appât et s'attaquera aux fermiers, au bétail, aux voyageurs isolés... Combien devront mourir avant que tu ne me détaches de mon pilori et implores mon concours ?
L'argumentaire de Tyral jeta un froid sur l'assemblée, et hormis Dagon qui semblait prêt à en découdre, chacun admettait que la situation n'était pas si évidente. Depuis toujours, les voyageurs et les marchands itinérants rapportaient des histoires de monstres et les hauts faits des tueurs à gages, mais dans la taïga, on ne rencontrait guère que quelques rares créatures à peine plus dangereuses que les animaux sauvages affamés. Parmi tous les braves de la ville capables de brandir fièrement une arme en temps de guerre, aucun n'avait la moindre expérience face à un reptile volant gros comme deux bœufs et plus malin qu'un renard. Le jarl ordonna qu'on fasse sortir Tyral de la maison et qu'un vote soit effectué, ce qui ne dura guère plus d'un quart d'heure. Lorsque le chasseur se trouva à nouveau devant l'assemblée, Nolyu s’était rassis dans son large siège et exprima la sentence.
- Tyral, pour avoir contribué à la destruction du clan Valka et pour avoir attiré le mal sur nos têtes, nous te condamnons à l'exil pendant deux ans. Tu devras quitter Lule et la région pour ne pas revenir avant d'avoir expié tes fautes. Néanmoins, et compte tenu de la situation, nous te donnons l'opportunité de recouvrer ton honneur en finissant le travail pour lequel tu t'es engagé : tuer la wyrm qui t'a échappé. - Cela coûtera deux cents pièces d'or, annonça Tyral calmement.
Le jarl et tous les membres de l'assemblée lulienne se levèrent d'un bond, stupéfiés par l'insolence de l'accusé, mais c'est Talwen qui réagit la première. Elle sortit de l'ombre, fit trois pas vers Tyral et lui assena un lourd coup de poing sur la mâchoire. Tyral alla bousculer le milicien derrière lui et tous deux tombèrent et roulèrent sur le plancher de bois. Talwen pointa furieusement un doigt vers le chasseur sonné.
- Tu combattras cette wyrm et tu la vaincras, Tyral. Après quoi nous retournerons au village et je te paierai, conformément à ma promesse.
La nuit était noire malgré Lune, bien visible. L'Astre semblait se réjouir du spectacle qui allait se jouer dans la vaste prairie ou une centaine de Luliens s'étaient regroupés en arc de cercle, torche en main. Certains avaient apporté leur arc de chasse, d'autres gardaient l'épée au clair, tous scrutaient l'obscurité avec une appréhension palpable. La ligne de Skets semblait être venue livrer bataille, mais aucune armée ne leur faisait face, seulement un homme seul, court et brandissant une lame de plus de cinq pieds de long. Tyral regardait le ciel.
- Lune, tu te joues de moi. Jamais tu ne m'as mis dans une situation aussi absurde.
La claymore dansait un étrange ballet au-dessus de sa tête et il semblait la manier avec autant d'aisance que si elle n’avait aucun poids. Dans l'obscurité, les Luliens pouvaient voir sur le passage de la lame des filaments bleutés s'évaporer furtivement dans le vide sans rien connaître de la mystérieuse magie dont ils étaient issus.
- Que fait-il selon toi, questionna Dagon. - Je ne saurais dire, répondit Talwen.
Bientôt, tous eurent réponse à cette question. Un cri strident et lointain déchira le silence et souleva les cœurs. Tyral cessa d'agiter son arme et la tint fermement entre ses deux mains. Un second cri perça l'atmosphère, bien plus proche que le précédent et bientôt, un bruissement d'ailes se fit entendre. L'énorme wyrm atterrit à trente coudées du chasseur et, dans l'éclairage faible et dansant des torches plantées dans la prairie, chacun put apprécier ses proportions monstrueuses. La bête se dressa sur ses puissantes pattes arrière et déploya ses quatre ailes dans un froissement de cuir. Tyral observa sa tentative d'intimidation sans bouger, alors que la ligne Sket se déforma quelque peu. La wyrm baissa sa tête au niveau du chasseur, adopta une posture menaçante et bondit en avant. Lorsque sa mâchoire se referma dans le vide qu'occupait l'Ouroc un instant plus tôt, elle donna un violent coup d'aile pour se replier et esquiva la lame vibrante qui s'abattait sur son cou. Tyral poursuivit son attaque dans un mouvement rotatif et tenta d'atteindre sa tête, qui était déjà loin. Le chasseur observa un moment sa proie dans les yeux, mais le ver ne quittait pas la grande lame du regard. Tyral attaqua à son tour et fit danser son épée autour de lui. La wyrm voulut parer en mordant dans le bras droit du chasseur, mais l'attaque vira au dernier moment en direction de ses pattes et son esquive lui fit perdre l'équilibre momentanément, si bien qu'elle s'affaissa sur le chasseur. Tyral repoussa la gueule énorme avec la paume de sa main et se dégagea en glissant sa lame le long de l'avant-bras de la créature, tailladant profondément le cuir et les muscles alaires et faisant jaillir le sang. La wyrm rugit et projeta le chasseur loin devant elle, manquant de peu de planter ses crocs dans une cuisse. Elle se propulsa en hauteur et abattit ses griffes postérieures sur l'Ouroc à terre, qui roula de côté pour échapper à la mort, se releva et courut sans se retourner en direction des villageois. La bête chercha son ennemi sous elle puis, entendant les clameurs effrayées des hauts, devina qu'il avait fui. Elle se tourna lentement, n'ayant cure de sa large blessure ouverte et fit quelques pas avant de pousser un rugissement de défi. La ligne des Luliens se disloqua encore, certains brandissant leurs armes, d'autres reculant à nouveau, et quelques-uns courant se mettre à l'abri. Tyral avait posé là son arc et planté des flèches dans la terre, à côté d'une torche. Il enflamma un projectile et le décocha en direction du cou de la wyrm qui n'eut pas le temps de l'éviter. Si la piqûre ne provoqua aucune douleur, la flamme lui brûla la chair et elle se débattit pour retirer la flèche, alors que Tyral en décochait trois nouvelles. Comme l'énorme créature volante se démenait avec une rage effrayante, le chasseur ramassa sa claymore et courut vers sa proie en la traînant derrière lui. La lame propulsée avec force rasa l'herbe de la prairie et fila en direction du ventre de la bête. Le sang jaillit à nouveau en grande gerbe mais le tranchant ne pénétra pas profondément la chair. Tyral fit un moulinet alors que le monstre abattait sa gueule sur lui, et l'épée rencontra à nouveau le cuir tanné au niveau du poitrail mais cette fois, la douleur força le ver à reculer. Déséquilibré par sa dernière attaque, Tyral mit un instant de trop à se redresser et subit un puissant assaut de la wyrm enragée. Gardant sa tête et son cou hors de portée, c'est avec ses puissantes pattes arrière qu'elle se rua sur le chasseur, déchirant de ses griffes acérées sa maille et son thorax. Tyral battit en retraite et à la vue de son sang, les Luliens s'élancèrent vers lui pour lui porter secours. Talwen se posta entre lui et la wyrm, tenant entre ses mains un lourd marteau de guerre.
- Les wyrm ne fuient-elles jamais ? demanda-t-elle. - Elle ne le peut, la magie de la claymore l'en empêche. Et si je ne la tue pas rapidement, elle va devenir folle de rage et de plus en plus dangereuse, écartez-vous ! - Elle semblait moins vive et rapide, l'autre jour, remarqua Dagon. - C'est que je l'avais intoxiquée avec un mouton empoisonné. Manifestement, elle a retrouvé toute sa force.
La wyrm rugit puissamment et se dressa de toute sa hauteur. Les Luliens reculèrent presque tous, mais Talwen resta campée entre elle et le chasseur. Tyral serra fermement son épée de ses deux mains, fit abstraction de sa blessure et chargea à nouveau en poussant un cri de guerre jamais entendu dans la région. La wyrm, affaiblie par ses blessures, eut d'abord un mouvement de recul, puis se baissa au ras du sol, la gueule ouverte et les ailes écartées, protégeant son ventre. Le chasseur effectua un grand moulinet vertical d'une seule main en direction des yeux de la bête qui esquiva en se baissant encore, puis il saisit son scramasaxe de sa main gauche et dans le même mouvement, frappa ses naseaux. La wyrm ignora la douleur et ouvrit sa gueule bardée de crocs immondes pour la refermer sur le bras qui tenait la grande épée bâtarde. Mais avant d'avoir pu l'arracher, une énorme masse s'abattit avec force sur le haut de son cou, la projetant violemment à terre et la forçant à lâcher prise. Talwen avait suivi de près la charge de Tyral, tout comme Dagon, et si le chasseur ne leur inspirait aucune sympathie, ce monstre restait la cause première de l'extinction de leur clan. Profitant de l'opportunité de donner le coup fatal, Dagon se jeta sous son aile déployée et ficha son épée longue de trois pieds jusqu'à la garde entre les côtes de la créature.
- Non ! hurla Tyral.
Mais la wyrm avait déjà eu le réflexe redouté et chassa le Valka d'une de ses énormes pattes arrière, lui brisant la colonne vertébrale et déchirant sa peau. Talwen poussa un hurlement de rage et frappa à nouveau la bête qui tentait de se relever, en plein dans la tête cette fois. Sonné, le ver parvint tout de même à se redresser mais tomba lourdement en arrière. Il fut soulevé de quelques spasmes puis ne bougea finalement plus. Le combat finit ainsi. C'est au zénith d'un jour brumeux que Dagon, fils de Dagolan, tueur de wyrm, fut porté sur son bûcher funéraire. Talwen, dernière Valka de l'en deçà en alluma le feu. Les habitants de Lule envoyaient dans le jardin de Naelyn un chasseur vaillant, un héros sans peur.
- Dagon souhaitait ton exil, Tyral, et nous honorerons sa mémoire, déclara solennellement le jarl Nolyu après la cérémonie. Néanmoins, je pense qu'il aurait accepté que tu restes le temps de guérir tes blessures. - Je n'ai que faire de ta sollicitude, Nolyu. Mes blessures sont superficielles et seul l'or m'intéresse. - Je crains qu'il n'y ait pas d'or pour toi, intervint Talwen.
Le chasseur la regarda un moment, tentant de percer ses pensées.
- À quel jeu joues-tu, femme ? - Ne compte pas que je te paye ton médiocre service, chasseur. Tu as échoué à tuer la wyrm par deux fois, et un brave de mon clan a dû se sacrifier pour terrasser ta proie et sauver ta peau. - Par les Distances ! Dagon n'a fait que courir après la gloire. S'il avait survécu, il serait bouffi d'orgueil. - Ne t'avise pas de souiller l'honneur des morts devant moi, Tyral, intervint le jarl. Tu as déjà causé assez de tort et tu ne mérites aucune rétribution.
Tyral grogna et regarda l'assemblée d'un air menaçant, puis se détendit un peu. Ce combat ne lui rapporterait rien, finalement, mais la wyrm l'aurait pourchassé de toute manière à cause du pouvoir de la claymore. Il en était sorti indemne et devrait se contenter de cela.
- Tu t'es bien jouée de moi, Talwen la perfide. - Ainsi tu n'avais pas oublié mon nom. Je te souhaite de continuer à écrire ton destin comme tu l'entends, Tyral, tueur de bêtes.
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