T402 réprima un bâillement. Il était entouré d’une dizaine de ses congénères, les « microtrieurs », créatures humanoïdes minuscules vivant dans le cerveau du jeune Kévin, 16 ans. Ils débattaient âprement dans l’une des nombreuses salles du Centre de Collecte, de Tri et d’Exploitation des Souvenirs, au fond du lobe occipital.
Comme tous les soirs, T402 participait à un Conseil de Tri. Ces conseils avaient pour but de trier les souvenirs journaliers de Kévin en fonction de leur utilité potentielle. Les souvenirs jugés les plus utiles obtenaient une place haute dans la mémoire de Kévin, qui pourrait ainsi les ramener aisément à la surface de sa conscience, tandis que les autres étaient envoyés au fin fond des Oubliettes, d’où ils ne sortaient que très rarement.
Ce soir, le Conseil s’intéressait à un moment particulièrement douloureux pour Kévin : sa présentation orale ratée en cours de latin, durant laquelle il avait bafouillé et s’était rendu ridicule devant ses camarades moqueurs.
– On ne peut lui infliger de ressasser cette humiliation pendant des années ! s’indignait l’un des microtrieurs. – Mais il est évident qu’il doit se souvenir de ses échecs pour s’améliorer ! rétorquait un autre.
T402, lassé, prit la parole :
– Les amis, vous ratez l’essentiel. La fille qui lui plaît, Camille, l’a défendu face aux autres. Qu’on le veuille ou non, ce moment restera gravé en lui grâce à nos collègues du Cœur.
Un silence passa, puis les autres repartirent de plus belle :
– Justement, cet échec va saper sa confiance, et il ne pourra jamais séduire Camille ! – S’il garde cet exposé en tête pour mieux réussir le prochain, il gagnera en confiance en lui !
Une heure plus tard, le Conseil tranchait : le souvenir partirait aux Oubliettes. T402, chargé de l’acheminement, déambula sans se presser dans les couloirs du Centre. Il sentait dans sa main le contact froid de l’orbe contenant le fragment de mémoire. S’il la regardait suffisamment intensément, il pouvait voir apparaître les images de l’exposé de latin tel que Kévin l’avait vécu : les visages hilares des autres élèves, la mine sévère du professeur, et le voile de stress qui enveloppait le tout. Il atteignit la grande porte surmontée du panneau « Oubliettes » et toqua deux coups secs.
L’un de ses congénères lui ouvrit :
– Procédure classique ? – Procédure classique, confirma T402 en lui tendant l’orbe.
Le garde s’en empara sans broncher et referma la porte.
C’est alors qu’une silhouette surgit devant T402 et lui attrapa le bras.
– Toi, viens ! On a besoin de quelqu’un en Conseil de Récupération.
T402, surpris, n’eut d’autre choix que de suivre son collègue. Un certain stress monta peu à peu en lui. Il avait souvent entendu parler des Conseils de Récupération. On y choisissait les souvenirs de Kévin qui seraient ramenés à la surface de sa conscience pour le lendemain. Il s’agissait d’un travail d’orfèvre, que seuls quelques employés triés sur le volet étaient autorisés à effectuer. Le cœur de T402 battait donc à toute vitesse lorsqu’il pénétra dans la grande salle, dont la hauteur sous plafond et la solennité contrastait avec l'atmosphère surchauffée du Conseil de Tri qu’il avait quitté quelques minutes plus tôt. Une vingtaine de microtrieurs était répartie autour d’un ensemble de tables en U. Trois d’entre eux siégeaient plus haut que les autres, sur une estrade. Celui du milieu, manifestement le président de séance, accueillit T402 :
– Bienvenue. Nous sommes tous fatigués, aussi j’irai droit au but. Demain, Kévin a un cours de technologie. Il sera assis à côté de Camille. Nous savons qu’il a prévu de lui proposer un rencard. Aussi, et au vu de ses… expériences passées, le Conseil a estimé qu’il convenait de mobiliser un souvenir capable de lui insuffler le courage nécessaire pour se lancer et faire sa demande. Après de multiples délibérations, rien ne nous a permis de départager les deux souvenirs retenus. La procédure exceptionnelle a donc été engagée. Selon l’article B9710, elle prévoit que « l’avis d’une tierce personne n’ayant pas été influencée par les débats devient décisoire ». Cette tierce personne, c’est vous. Asseyez-vous.
T402 obtempéra, la gorge serrée. Aussitôt, la salle s’assombrit et un écran s’alluma. Deux souvenirs défilèrent.
Le premier souvenir montrait leur hôte, Kévin, jeune et tremblotant, demandant à son amour d’école primaire, la jolie Amaya, si elle souhaitait « sortir avec lui ». Cette dernière rougissait et se contentait d’un bisou sur la joue en guise de réponse.
L’autre souvenir, plus récent, montrait Kévin épiant de loin Thomas, un camarade de classe surnommé « le tchatcheur », qui draguait une jeune demoiselle en soirée. Ce dernier la charmait adroitement, la faisait rire et tournoyer autour de lui avant de se pencher pour l’embrasser, avec succès.
Lorsque le silence se fit, une pointe d’excitation tiraillait l’estomac de T402. Pour la première fois, il avait un pouvoir d’influence direct sur la vie de Kévin. Le premier souvenir, celui d’Amaya, était prometteur : il mettrait Kévin en confiance en lui rappelant un succès passé. Cependant, T402 se souvenait bien de la suite : Amaya avait fini par éviter Kévin et déménager sans plus d’explication. Le garçon n’en tirerait donc pas de réel surplus de confiance. Le second souvenir, celui de Thomas « le tchatcheur », permettrait à Kévin de se rattacher à un modèle et de dédramatiser sa demande à Camille. Après tout, si d’autres s’en tiraient aussi bien, pourquoi pas lui ? Seulement, là encore, T402 n’ignorait pas la jalousie et le sentiment d’infériorité que Kévin entretenait face à Thomas. Aucun des deux souvenirs ne lui paraissait donc réellement satisfaisant.
Lorsqu’il exprima ses doutes à haute voix, le Conseil gronda. Sur l’estrade, le président de séance tapa de son maillet et rappela à l’ordre l’impertinent :
– Ces deux souvenirs ont été sélectionnés par des microtrieurs plus compétents que vous. Nous ne vous demandons pas de remettre ce choix en question, mais de trancher. Ni plus, ni moins.
T402, quelque peu dépité, réfléchit encore quelques secondes.
– Le premier est sans doute le moins pire des deux, finit-il par lâcher avec regret. La salle fut aussitôt envahie par le bruit des microtrieurs sur le départ, satisfaits de voir cette affaire réglée. Par-dessus le brouhaha, le président ordonna qu’on aille chercher le souvenir pour le placer dans les Pensées du lendemain. T402, forçant sa voix, proposa de s’en occuper. Le président lui accorda cette faveur d’un signe de tête rapide.
T402 fila sans attendre en direction de la salle des Souvenirs gardés. En chemin, la frustration laissa place à la rage. Pour une fois qu’il avait un vrai rôle à jouer, il n’était pas réellement libre de son choix. Au bout de quelques secondes, la rage se mua en volonté. Sa décision était prise. Pour la première fois de sa vie, il allait désobéir. Une folie grisante monta en lui. Il atteignit en quelques secondes la salle recherchée et tapa deux coups secs à la porte. Le congénère qui lui ouvrit eut à peine le temps de bégayer « Pro… procédure classique ? » que T402 faisait déjà irruption dans la pièce et filait entre les immenses étagères remplies d’orbes chatoyantes. Il n’était jamais venu ici mais la classification claire et rigoureuse lui permit de trouver sans difficulté le souvenir qui l’intéressait.
Il s'avança doucement vers l’orbe, retenant son souffle. Une fois à portée de main, il jeta autour de lui un regard circulaire, en quête d’une caméra ou d’un garde. Il ne vit rien. Alors, le cœur palpitant, pleinement conscient de la folie de son acte, il s’empara du souvenir.
Il resta pantois quelques secondes, presque surpris de ne pas entendre une alarme se déclencher. Son regard fixé sur l’orbe, il put distinguer une silhouette aux contours flous : celle du père de Kévin. Il ne s’était pas trompé. Il finit par reprendre ses esprits et sortit de la salle tel un tourbillon.
***
Assis en cours de technologie, Kévin se tenait la tête entre les mains, harassé par la chaleur du début d’après-midi. Une voix le fit sortir de sa torpeur. C’était celle de Camille.
– Je peux me mettre là ? demanda-t-elle.
Kévin sursauta et bafouilla :
– Évidemment, bien sûr… oui.
Gêné par sa propre maladresse, il rougit tandis que Camille s’asseyait sans un mot.
Le professeur de technologie démarra son cours en annonçant qu’ils allaient constituer des binômes. Kévin eut l’impression qu’un liquide glacé coulait dans son estomac lorsqu’il comprit qu’il allait se retrouver avec Camille.
L’heure avançant, les battements de son cœur se calmèrent. Se concentrer sur le travail l’aida. Il osa même quelques blagues, qui firent rire Camille.
Quand la cloche sonna, la pression vint de nouveau lui enserrer l’estomac. Il ne s'était pas lancé. C’était l’occasion parfaite, et il ne l’avait pas saisie. Toutefois, sa chance n’était peut-être pas encore passée : Camille rangeait lentement ses affaires. Il chercha en lui le courage nécessaire, en vain. La peur et le stress le tétanisaient.
C’est alors qu’un souvenir particulier remonta à sa mémoire. Il ferma les yeux, se concentrant dessus. Il revit son père sur un lit d’hôpital, lorsque la maladie l’avait frappé quelques années plus tôt. Une main sur la joue de son fils, il avait répété en souriant son habituel mantra : « N’oublie pas que les plus grandes barrières sont dans ta tête. »
Cette phrase, qui lui avait paru nébuleuse à l’époque, prenait aujourd’hui tout son sens. La pression qui enserrait le ventre de Kévin reflua peu à peu. Il se tourna vers Camille et lui lança d’une traite :
– Ça te dirait d’aller te balader au parc, tout à l’heure, après les cours ?
La bouche de Camille forma un O. Le cœur de Kevin battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle cligna des yeux un instant, replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, puis répondit :
– Oui… avec plaisir. À tout à l’heure.
Kévin eut l’impression que des centaines de petites créatures nichées dans son corps éclataient de joie au même moment.
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