J’attends, un peu en marge du flot d’étudiants qui sort bruyamment de la fac en cette fin d’après-midi d’été. L’air fleure bon les vacances. Il reste encore trois semaines avant les examens et la fin des cours, mais le beau temps est déjà installé depuis quelques jours. Les sourires s’étalent sur les visages comme la lumière du soleil sur les bâtiments gris de l’université. Je sors mon portable et entreprends de dérouler mécaniquement mon fil d’actualité Facebook dans le seul but de n’avoir à dire bonjour à personne. Rien ne m’horripile plus que ce moment d’hypocrisie et de sueur partagées. Je reçois un message d’Antoine. Pas trop tôt.
« J'arrivz »
Ce n’est pas son genre de ne pas se relire avant d’envoyer un message. Il doit être avec quelqu’un. J’enfonce mes écouteurs dans mes oreilles et tâche de me donner un air décontracté.
Je l’aperçois quelques instants plus tard sortir du bâtiment en grande conversation avec une fille. C’est Pauline.
Mon estomac se noue et je sens mon cœur cogner ma poitrine de l’intérieur de plus en plus fort. Elle est magnifique, comme d’habitude. Elle porte une petite robe légère qui lui donne un air enfantin et accessible. Ses cheveux dorés sont réunis en deux petites tresses qui fouettent l’air derrière elle lorsqu’elle bouge la tête. Dieu que j’ai envie de la prendre dans les bras. Elle éclate de rire, révélant des dents blanches parfaitement alignées et une petite fossette creusant sa joue gauche. Elle touche le bras d’Antoine. Celui-ci la regarde en souriant, ravi.
3, 2, 1… Ça y est, la vague de jalousie habituelle me frappe de plein fouet. Une boule de rage et d’envie grossit sous ma poitrine. Je contracte ma mâchoire de toutes mes forces.
Antoine est mon meilleur ami depuis dix ans, soit la moitié de ma vie. Il est l’une des rares personnes – peut-être même la seule en dehors de ma famille – en compagnie de qui je ne me sens pas mal à l’aise. Je lui dois beaucoup, notamment de m’avoir aidé à vaincre un peu ma timidité et mon anxiété sociale. Mais depuis qu’il a, et que donc nous avons, commencé à côtoyer Pauline, je ne peux m’empêcher de ressentir une forme de haine envers lui. C’est idiot, je le sais, mais la jalousie est l’un des rares sentiments que je n’arrive pas à contrôler. Ils ne sortent pas encore ensemble, mais ça ne saurait tarder. Leur langage corporel trahit leur attirance réciproque. Je suis très fort pour déceler ces choses-là. Chez les autres.
Je me concentre là-dessus lorsqu’ils s’avancent vers moi pour éviter de trop stresser et de rougir. Chez elle, des pas plus courts, un balancement des bras légèrement plus mécanique que la normale et des petits coups d’œil réguliers vers la gauche. Chez lui, le torse légèrement bombé, une démarche trop ostensiblement détendue pour être naturelle, et les doigts de la main droite rigides et écartés, comme prêts à agripper la main de Pauline qui les frôle à intervalles réguliers.
3, 2, 1… Ça y est, ils sont à ma hauteur. Je me concentre pour afficher un visage neutre, range mon portable et mes écouteurs dans ma poche d’un geste que je veux fluide et souris à Antoine. Habituellement on ne se salue que d’un clin d’œil ou d’une tape sur l’épaule car il sait que je déteste tout contact prolongé. Mais là, devant Pauline, j’ai du mal à prévoir avec certitude son comportement.
Ça ne loupe pas. Il lève le bras et tend sa main à mi-hauteur dans ma direction avec un grand sourire. Oh putain. La panique m’envahit. Je ne sais pas quoi faire de ma main droite. Veut-il me la serrer ? Me l’agripper avant de me donner une accolade comme les footballeurs ? Me checker ? J’évalue à toute vitesse les possibilités en tenant compte de l’inclinaison de sa main et du contexte avant de choisir la dernière option. C’est la bonne, ouf. Mon check manque de fermeté mais au moins il n’est pas ridicule.
– Comment tu vas, Jérémiade ? me lance-t-il avec un sourire éclatant et une tape sur l’épaule.
Il ne m’appelle par mon surnom d’enfance que lorsqu’il veut se moquer gentiment de moi. Ou lorsqu’il veut se donner un air cool, apparemment. Je lui retourne la question en balbutiant. Il ne me répond pas, comme s’il n’avait pas entendu. J’ai l’habitude.
Je me tourne alors vers Pauline. Je me penche vers elle et lui fais les deux bises réglementaires comme un automate. Je ne peux m’empêcher de remarquer son léger parfum de rose et à quel point le contact de sa peau est doux et agréable.
– Bonjour Jeremy, me sourit-elle.
Je fuis son regard et ne réussis qu’à m’éclaircir la gorge pour toute réponse. J’enchaîne vite pour éviter que ma gêne ne se remarque :
– Vous en avez mis du temps. – Monsieur Célorier avait envie de jouer les prolongations aujourd’hui. J’ai cru que j’allais sombrer sur la fin, bâille Pauline.
« Difficile de ne pas s’endormir sur Célorier », pensé-je, sans oser lancer mon jeu de mot à voix haute.
– On devrait l’appeler Céloreiller, fait Antoine avec un sourire en coin.
Pauline part aussitôt d’un rire cristallin. Dents blanches. Fossette. Une pointe me traverse le cœur.
Ils commencent à marcher tous les deux en conversant sur les vacances à venir, sans se soucier de savoir si je les suis.
Je n’ai pas la force de passer un quart d’heure à les écouter flirter enfermé dans mes pensées sombres. Je remets mes écouteurs dans mes oreilles et me dirige dans la direction opposée, celle de l’arrêt de bus. Je ne le prends habituellement qu’en hiver mais je vais faire une exception aujourd’hui. J’envoie un texto à Antoine pour prétexter un oubli qui m’oblige à rester à l’université une heure de plus. L’application de messagerie instantanée m’indique qu’il a lu mon message, mais pas de réponse. Je l’imagine en grande conversation avec Pauline, buvant ses paroles, s’esclaffant à ses blagues et cherchant le moindre prétexte pour lui toucher le bras ou l’épaule. Je secoue ma tête pour chasser cette pensée néfaste qui fait remonter la douleur au fond de moi. Un couple me croise et me regarde, amusé. La musique dans mes écouteurs se termine et j’entends la fille rire derrière moi pendant que son mec imite des aboiements de chiens. J’inspire et expire longuement. Je hais les gens amoureux. J’ai moi-même été en couple une fois. Y repenser fait remonter en moi une vague de sentiments contradictoires que je m’empresse de repousser.
Après avoir attendu le bus quinze minutes, le temps qu’il m’aurait fallu pour rentrer chez moi à pied, je monte enfin dans l’engin grinçant et élimé. Je salue le chauffeur qui soupire en s’éventant avec le plan du réseau pour toute réponse. Il faut dire qu’il règne dans la navette une chaleur étouffante. L’air climatisé est en panne. Je m’assois stratégiquement sur l’un des deux sièges qui se font face au niveau des portes arrière du véhicule. Peut-être pourrai-je profiter d’un soupçon d’air frais quand celles-ci s’ouvriront à chacun des quatre arrêts qui me séparent de ma rue.
J’étends les jambes et tourne ma tête vers la fenêtre en espérant dissuader ainsi quiconque voudrait s’asseoir sur le siège qui me fait face. Mais, alors que le bus effectue son premier arrêt, un tapotement m’agresse l’épaule et il me semble entendre une petite toux polie derrière les grosses basses de ma musique. Je sursaute et me tourne vers la droite. Une fille mince et élancée à la peau pâle se tient debout face à moi. Elle a les cheveux bruns très longs. Certains semblent flotter autour d’elle, formant un halo presque mystique. Sa poitrine est à hauteur de mes yeux, élégamment mise en valeur par un haut gris clair à col en V. Cette couleur fait ressortir le bleu profond de ses grands yeux, qui me fixent. Qui me fixent. Oh mon Dieu. J’arrache mes écouteurs qui tombent à terre dans un clapotis chaotique et balbutie :
– P… Pardon ? – Je peux m’asseoir ? répète-t-elle d’une voix douce et calme en donnant un petit coup de menton vers le siège en face de moi sans me quitter des yeux. – B… Bien sûr, fais-je en repliant les jambes un peu trop brusquement. – Merci, dit-elle en levant les sourcils avec un petit sourire énigmatique.
Lorsqu’elle passe à côté de moi, un parfum de fleur caresse mes narines. Camélias, reconnais-je. Je m’éclaircis la gorge et ramasse mes écouteurs. En me redressant je jette un coup d’œil discret en sa direction. Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille et sort un bouquin de son sac. J’aurais l’air bizarre si je ne remettais pas mes écouteurs de suite mais en même temps je sais que je serai incapable de les démêler maintenant. Mes doigts tremblent. Je prends donc mon téléphone et fais mine de me plonger dans la lecture d’un texto de la plus haute importance. En réalité je reste sur l’écran d’accueil et jette des petits coups d’œil vers elle.
Elle lit le roman avec passion. Ça m’a l’air d’être un classique de la littérature française, vu le nom un peu vieillot de l’auteur. Je ne le connais pas. Je suis plus un scientifique qu’un littéraire. Elle semble absorbée. Ses yeux courent de droite à gauche et bondissent de ligne en ligne, revenant de temps en temps en arrière pour capter un détail manqué. Je peux presque suivre le rythme de sa lecture avec sa respiration : monotone la plupart du temps, elle s’arrête lors d’un moment de suspense intense et s’amplifie brutalement avec un spasme qui vient des abdos au moindre trait d’humour de l’auteur. C’est fascinant. Conscient qu’il y a peu de chance qu’elle ne sorte de sa lecture, je risque de plus en plus de coups d’œil vers elle. Les pupilles de ses grands yeux sont dilatées, si bien qu’elles semblent seulement cerclées de bleu. C’est comme si… C’est comme si elle désirait le livre et voulait que la lumière émanant de celui-ci pénètre pleinement sa rétine. Elle lève ses yeux et les plante dans les miens. Mon cœur rate un battement. Je détourne immédiatement le regard. Le bus s’arrête, ouf, sauvé. Je ramasse mon sac et sors, non sans trébucher. Ce n’est pas mon arrêt. Je l’ai loupé. Zut, j’aurais déjà dû être rentré. La pauvre Cannelle va avoir faim. Tant pis, je vais marcher. Ça me permettra de réfléchir.
Le lendemain, je reprends le bus. Elle est là. Le surlendemain, même chose. Le jeudi, au cours de la journée, je ressens monter en moi une forme d’excitation à l’idée de la voir, ce soir, encore, pour nos trois arrêts commun. Elle s’assoit toujours à la même place devant les portes du fond. Je n’ai pas osé m’installer à nouveau en face d’elle pour l’instant, j’ai préféré me placer un peu en retrait pour l’observer. Elle lit toujours son livre avec autant de passion. Avant-hier, elle mâchouillait une mèche de ses longs cheveux bruns pour contrôler son stress. Hier, ses grands yeux bleus étaient légèrement humides quand je suis passé à côté d’elle pour sortir du bus. Elle a bientôt fini. Je me suis renseigné, c’est une histoire d’amour. Classique.
Quand vient le bus, je prends mon courage à deux mains et m'assois à la même place que la première fois, face aux portes. Devrais-je tendre les jambes de nouveau, pour qu’elle m’adresse la parole avant de s’asseoir ? Non, mieux vaut laisser le maximum d’espace pour augmenter les chances qu’elle s’installe ici. Même si ça semble être sa place fétiche, on n’est jamais trop prudent. Les battements de mon cœur rythment les quatre-vingt-dix secondes qui séparent mon arrêt du sien. Ça y est, le bus se met à ralentir. À travers les vitres, je la vois. Elle monte, s’installe en face de moi. Elle amène avec elle la fraîcheur de son parfum de camélias. Je la regarde, évidemment. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est qu’elle me regarde également. Et me sourit.
– Ah, tu ne te contentes plus de m’observer de loin comme un psychopathe, cette fois ? me lance-t-elle avec un sourire en coin.
Je suis coincé. Étonnamment, c’est ce moment que choisit ma timidité pour disparaître. Je suis calme. Je deviens une autre personne, confiante, vive, taquine. Je sais quoi faire.
***
– J’étais juste curieux de savoir ce que tu pouvais bien lire de si passionnant. Tout ça pour découvrir un vulgaire roman à l’eau de rose, je suis très déçu… lui dit-il.
Les yeux bleus de la fille s’écarquillent et ses lèvres forment un O. Il la trouve terriblement mignonne mais ça ne le déconcentre pas.
– Je ne peux pas te laisser dire ça, c’est un classique de la littérature française ! L’histoire est captivante, lui oppose-t-elle. – Si captivante que tu as remarqué que je t’observais les autres jours, note-t-il, badin.
Elle ouvre la bouche mais ne répond rien dans un premier temps. Il reprend la discussion, très à l’aise. Une voix tout au fond de lui lui crie qu’il devrait paniquer, puisqu’elle est là juste en face de lui en train de lui parler, mais ce n’est qu’une rumeur lointaine qui ne l’agace pas plus que le bruit d’une mouche. Il lui fait croire qu’il a déjà lu le livre et qu’il en a été très déçu. Les deux jeunes gens en parlent pendant toute la durée du trajet. Il maîtrise parfaitement l’intrigue et les spécificités de chaque personnage grâce aux résumés qu’il a lus sur Internet plus tôt dans la semaine. Il la fait rire trois fois durant les cinq minutes de trajet. Il est plutôt fier de lui.
***
Le lendemain, vendredi, j’ai tout prévu dans ma tête : comment je vais briser la glace à nouveau, ce que je vais lui dire, comment je vais réussir à dévier la conversation sur des sujets plus personnels avant de lui demander son numéro de téléphone. Quand j’essaie de me remémorer la conversation d’hier, j’ai l’impression d’essayer de me souvenir d’un rêve. J’ai des bribes, mais tout ça me paraît tellement irréel que j’ai le sentiment de l’avoir vécu de l’extérieur. Ou de l’avoir rêvé. Je suis rentré chez moi comme un automate après ça, le sourire figé sur mon visage. Enfin, je crois. Je ne sais même pas si j’ai pensé à nourrir Cannelle. Alors que j’attends le bus avec ces pensées dans ma tête et les écouteurs vissés dans les oreilles, je reçois une tape sur l’épaule.
– What’s up, Jérémiade ? me lance Antoine.
Devant mon air ahuri, il ajoute :
– T’as pas oublié qu’on a un exposé à préparer pour demain avec Paupau ? Comme on a tous les deux nos parents chez nous, on a pensé que c’était mieux d’aller bosser chez toi.
Derrière lui, Pauline apparaît, me colle deux bises sur les joues et force mes narines à humer une fois de plus son parfum de rose. Elle est resplendissante.
– Ça ne pose pas de problème ? demande-t-elle, inquiète. – Non non, du tout, bégayé-je.
Le bus arrive. On y entre, Pauline et Antoine discutant gaiement comme à leur habitude. On s’assied au fond du bus. Mes pensées sont toutes tournées vers elle. La fille du bus. Va-t-elle me voir ? Va-t-elle me faire signe ? Autant pour mon plan génial, il me faut le repousser à la semaine prochaine. Ce n’est pas très bon d’attendre trop longtemps après la première interaction, il me semble, mais je n’ai pas le choix. Je regarde Pauline du coin de l’œil. Bizarrement, alors que je pensais que rencontrer une autre fille qui me fait autant d’effet m’aiderait à passer totalement à autre chose, je continue à vouloir la serrer contre moi et à les haïr, Antoine et elle, de flirter si ostensiblement.
L’arrêt arrive. Une personne monte, une autre, puis quatre, puis cinq. Pas de jeune brune féérique aux yeux bleus lisant un bouquin à l’horizon. Je commence à paniquer. Je regarde partout, jusqu’à l’avant du bus. Aucune trace d’elle.
– Qu’est-ce que tu fous Jeje ? demande Antoine derrière moi. – Rien, rien.
Je suis désespéré. Et si elle ne revient jamais ? Et si hier avait été la dernière fois que je la voyais pour toujours ? Non, je ne peux pas m’y résoudre. Cette rencontre magique se devait d’être le début d’une histoire, pas la fin. Si seulement j’avais pensé à lui demander comment elle s’appelait. Juste avec un prénom, j’aurais été capable de la retrouver, j’en suis sûr. Mais là…
Arrivés chez moi, je propose à Antoine et Pauline un verre de Coca et on se met au travail.
– Ça doit être tellement bien de pas avoir de parents sur le dos H24 ! s’enthousiasme Antoine.
Ma mère est morte quand j’étais jeune. Mon père, passant l’essentiel de son temps entre son garage et la maison de sa nouvelle copine, ne vient à la maison que pour déposer des courses faites par quelqu’un d’autre et m’engueuler. Il est ivre une fois sur deux. Depuis que ma grande sœur loue un appartement dans le centre-ville, je passe l’essentiel de mon temps seul dans cette grande maison, avec ma chienne Cannelle. Parler en des termes aussi peu nuancés de ma situation familiale compliquée est un réel manque de tact de la part d’Antoine. Je vois que Pauline l’a ressenti à son léger froncement de sourcils. Mais, une fois de plus, je laisse couler et offre un visage neutre, contrôlant toutes mes émotions.
Au bout de quelques minutes de travail, pendant lesquelles Antoine cherche à attirer l’attention de Pauline par tous les moyens, celle-ci s’excuse et me demande la direction des toilettes.
C’est le moment que choisit Antoine pour repasser en mode « meilleur pote » et se lancer dans une discussion sentimentale avec moi :
– Tu sais, Jérémy, je crois que j’aime bien Pauline.
Même si je le savais depuis des jours, le voir confirmé ainsi de la bouche même d’Antoine fait monter en moi une vague de haine profonde.
– Je m’en doutais, dis-je d’une voix neutre.
Il sourit.
– C’est vrai que rien ne t’échappe. Tu me connais par c…
Un immense cri féminin de surprise et de peur l’interrompt. Pauline. Qu’est-ce qui peut bien lui arriver ? Après avoir échangé un regard interloqué, on se lance tous les deux vers les escaliers menant au sous-sol, d’où le hurlement nous est parvenu.
En bas, Pauline est debout devant la porte ouverte de la cave. Elle est sous le choc, comme tétanisée. Je marche prudemment en sa direction, lui tendant une main réconfortante. Elle s’écarte. Son geste exprime un tel dégoût que je me sens blessé. Je la dépasse pour observer la pièce et comprendre ce qui a pu provoquer chez elle une telle réaction. Antoine est juste derrière moi. Après quelques secondes de stupeur partagée, il lâche dans un souffle :
– Qu’est-ce que c’est que cette merde, Jérémy ?
La pièce est sombre, uniquement éclairée par une ampoule jaune dénudée. Celle-ci donne un aspect glauque aux quelques balais et instruments de jardinage entreposés à droite et à gauche de la porte. L’odeur est immonde. Un mélange de nourriture pour chien et d’excréments. Ça ne me choque pas dans un premier temps, après tout c’est ici que Cannelle passe ses nuits et cette senteur m’est familière. De l’autre côté de la pièce, face à nous, s’étale la scène d’horreur. Des tuyaux de canalisations parcourent le mur du fond. Enchaîné à ceux-ci, dans le coin gauche, se trouve un corps affalé sur le sol, recroquevillé, sans vie. Quelques mètres à sa droite, une fille est enchaînée. Elle est réveillée et sanglote en se blottissant contre le mur.
Je m’approche d’un pas lent, à la fois fasciné et horrifié. Le premier corps, que j’avais cru mort, se met alors à bouger. Une tête apparaît, et c’est là que je la reconnais. J’ai l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur. Mon ex. Mon premier et seul véritable amour. Ma tête est à deux doigts d’exploser sous la pression conjuguée de tous les souvenirs qui remontent et de l’incompréhension de la voir ici dans une telle situation. Je retiens un haut-le-cœur. Devant elle, une gamelle à moitié remplie de croquettes pour chien. Un collier enserre son cou. Un mot y est inscrit : « Cannelle ».
« Ne me fais pas de mal, s’il te plaît », supplie une petite voix. C’est l’autre fille qui a parlé. Je la reconnais elle aussi maintenant. La fille du bus. Celle qui hante mes pensées depuis trois jours maintenant. Celle qui n’était pas à sa place habituelle aujourd'hui. Et pour cause, elle est enchaînée à un tuyau métallique, là, devant moi, dans le sous-sol de ma maison. « Camélias » indique son collier. Incompréhensible… Deux mètres à sa droite, je remarque un autre jeu de chaînes ainsi qu’un collier semblable aux deux autres. Je m’en approche, sans savoir ce que je fais, comme si mon corps avait activé le mode pilotage automatique.
Je ramasse le collier. « Rose » y lis-je. Cannelle, Camélias, Rose. Tout se met à tourbillonner dans ma tête. Puis d’un coup, la terreur et la stupeur disparaissent. Je deviens une autre personne, froide, confiante, maîtrisée. Je sais quoi faire.
***
Ça y est, il se rappelle de tout maintenant. Il n’a jamais eu de chien. Il n’a jamais eu d’anxiété sociale. Sa mère n’est pas morte et son père n’a pas abusé de lui jusqu’à ses 15 ans. Tout ça appartient à une autre personne que lui : ce Jérémy qu’il méprise. Cet adolescent qui n’arrive pas à s’aimer, et qui n’y arrivera probablement jamais. Lui est fort, confiant et calme. Il sait lire les gens. Il sait déceler dans chacun de leurs petits gestes leurs plus sombres secrets. Car chacun d’eux en a. Tous jugent, tous se moquent des exclus, alors qu’au fond tous sont bizarres. Eux le sont d’une manière bien plus malsaine que ces parias de la société qu’ils méprisent. Ils le sont d’une manière secrète, cachée même de leurs proches, et cultivent leurs déviances dans des jardins secrets aux fruits pourris et aux arbres morts. Tout le monde est bizarre. Seul lui le voit. Il sait charmer, il sait séduire. Ces capacités, il les met au service de sa soif de contrôle. Il veut dominer, inspirer peur et respect. Il veut que les hommes s’inclinent devant lui. Il veut que les femmes l’aiment. À tout prix.
« Jérémy ? » appelle faiblement Pauline, de l’autre côté de la pièce.
Il prend une grande inspiration. Puis, d'une voix blanche :
« Jérémy est parti, chère Rose. » Il fait demi-tour, lâche un sourire froid aux deux adolescents qui le regardent avec frayeur, puis marche vers eux d’un pas décidé. Au passage, il ramasse une pelle.
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