« Maman, j’ai un an de trop. »
Je lis cette phrase à l’âge auquel tu l’as écrite. Peut-être par superstition aura-t-il fallu que je l’atteigne pour écrire à mon tour.
Je viens t’avouer que je le savais. Ta juste appréciation des choses me bouleverse.
Fantôme, ta vie serait faite de blanc : les murs, les blouses, les cachets. Tu pressentais qu’élever tes enfants serait un combat, et tu aurais préféré mourir que de risquer de le perdre.
Je le savais, quand au collège je disais à mes amis que je ne pourrais pas faire mon deuil de toi, parce que tu étais toujours là. Et que pourtant tu ne serais jamais plus vraiment.
Il a fallu affronter ta maladie et les regards compatissants. Rester digne.
Et pour autant, je te suis infiniment reconnaissante de la joie de vivre dont tu m’as nourrie pendant neuf ans et qui aura seule suffi à me donner force pour survivre, puis renaître.
Parce que oui, il aura fallu survivre.
Je suis déracinée. Ma famille est décomposée.
***1ère partie
***
Le jour où il a pleuré
J’avais six ans quand j’ai aménagé au paradis.
Mon père était affecté au gardiennage d’un endroit insolite que je découvrais à l’aube de mon entrée en cours préparatoire. J’étais impatiente et curieuse comme le sont les enfants. On m’avait promis espace et liberté. L’allée de platanes aux chatoyantes couleurs d’automne, haie d’honneur improvisée, saluait notre arrivée. Le portail sans âge s’ouvrait sur une paisible vie à trois, papa, maman, moi, cinq hectares pour nous et bien plus d’amour encore. C’était une caserne vide et sans autre âme que celle que nous allions y imprégner, mais c’était mon Éden.
Mon père, trentenaire, paraissait immense du haut de mon mètre à peine dépassé. Il était blond, moustachu, sportif. Il était ma forteresse. Ma mère était belle et douce à la fois, de longs cheveux noirs de jais, une robe rouge à pois blancs qui flottait au-dessous de ses genoux. Son sourire était permanent. Le fard était réservé aux jours de fête.
Mon père lui hurlait de profonds « je t’aime » d’un bout à l’autre de ce vaste jardin ; elle lui répondait en chantant tandis qu’elle essuyait la vaisselle. Écho de ma chère enfance inondée d’amour.
Le réveil avait l’odeur du pain grillé. Au petit matin, les parents murmuraient pour ne pas me réveiller. Je me levais sans bruit pour rejoindre la cuisine et y trouvais mon père en plein rituel de cirage de rangers, et ma mère posant son café fumant sur la table. Elle sortait le beurre et la confiture tandis que mon lait chaud se mélangeait au cacao.
Après la toilette, j’étais enfin autorisée à partir à l’aventure. Les gros galets qui pavaient l’allée devenaient des écoliers. Je jouais à la maîtresse, apprenant à écrire à la craie sur le tableau couleur sienne que m’offrait le large revers du portail. L’immense mirador, du haut duquel je m’émerveillais sur l’étendue offerte à mon enfance, se faisait maison de poupées.
Je me souviens des sauts de cabri avec les copines entre les deux jambes du pont de vidange des voitures ; du tank de la seconde guerre, rouillé, peinture défaite, mon merveilleux tank où chrysalides naissaient papillons, où abeilles avaient construit leur ruche ! Du hangar de Gustave Eiffel et des coffres de bois napoléoniens reconvertis en bacs à sable anti-incendie. Ah ! Méchoui sous la tonnelle près de l’amandier, communions, fêtes de Noël, du Nouvel An, à cinquante à cent ! Univers chéri que je me promettais déjà de venir hanter à la fin de mes jours.
Journées trop vite achevées à l’ombre du cerisier que j’imaginais millénaire et au pied duquel j’avais perdu ma chaîne de baptême. Il fallait déjà rentrer. Poser le manteau et m’asseoir devant l’appétissante assiette de pâtes cuites au lait, avec la mixée de jambon et le beurre que je voyais flotter sous le gruyère généreusement offert à ma faim.
Venait le temps du câlin du soir dans le pyjama tout propre et les draps qui sentent bon. Oubliées dans la bibliothèque, Cendrillon et la Belle au bois dormant n’avaient qu’à bien se tenir ! Maman préférait me raconter son histoire. Comment mon père lui avait déclaré sa flamme à dix-huit ans, la nuit, en morse, du campement des scouts dont il était chef, à celui des filles dont elle était cheftaine. Combien il l’avait tant aimée que de cet amour était née la jolie petite fille qui se tenait devant elle et qui devait dormir maintenant. Dans un demi-songe je les entendais s’aimer. Et j’étais heureuse.
Puis il y eut le 2 avril 1988. C’était Pâques. C’était l’anniversaire de maman. Elle fêtait trente-trois ans. Ses yeux grands ouverts, elle répétait que c’était à cet âge que le Messie nous avait quittés. Elle avait un regard fixe que je ne reconnaissais pas. Elle ne s’est pas habillée. Elle voulait que je me déshabille. Elle sautait en tendant ses mains vers le plafond de ma chambre. Elle hurlait, chantait, riait et pleurait en même temps. Elle disait qu’on était au paradis et qu’il fallait relâcher Saturnin le canard et Civet notre lapin nain dans la nature parce qu’ils n’étaient pas heureux en captivité. Qu’elle avait parlé à Dieu qu’il lui avait dicté tout ça. Elle est partie courir dans la caserne, avec pour seul habit les chaussettes noires en laine de mon père remontées à ses genoux sous la pluie qui commençait à battre.
Il y eut le téléphone. Plusieurs appels. Il disait qu’il ne comprenait pas ce qu’il se passait, qu’il avait besoin d’aide. Des sirènes. Le portail qui s’ouvre. Une ambulance. Elle s’est garée sous un ciel bas, sur les galets. Quatre blouses blanches pour la maîtriser. Des cris. Une piqûre. Ils l’ont assise sur le siège arrière et sont partis. Nous laissant seuls sans elle. Abandonnés.
Papa m’a dit que maman avait mal à la tête et qu’il fallait la soigner. Qu’on nous la rendrait en forme et que tout irait bien. Et puis il a pleuré adossé au buffet en pin de la cuisine.
Le jour où il a pleuré, sur les vagues de ses sanglots on aurait pu lire qu’un enfant perdait sa mère alors que son père se perdrait. La fin des plats mijotés et l’odeur du thon à l’huile sur le pain. Les mégots de nuits sans sommeil amassés dans le cendrier et les bouteilles vides renversées sur la table familiale. Le fleuve rouge de ses veines schizophrènes qui s’ouvrirait, le sang sur la lame de rasoir, le lavabo à nettoyer. Les crédits pour du pain, pour du rien. La honte à entrer dans un commerce et à se demander combien on doit sans rien avoir acheté. Les marabouts pour l’exorciser, le sel répandu sur le carrelage et jusque dans les poches de mon manteau à carreaux bleu marine et rouge. Les visites à l’hôpital psychiatrique, la main dans la main avec lui qui n’était déjà plus là. Les Noëls à inviter mamie pour « faire famille ». Les cheveux qui seraient coupés courts, le manque d’hygiène, la puanteur, le pipi sur le lit et sur la table du salon, nue, écartelée. Le départ du paradis, la chambre à partager. L’arrivée des services sociaux dans notre vie. Les rapports d’enquête sociale, les questions indiscrètes d’inconnus qui veulent tout savoir, du linge à laver à celui qui n’a pas encore été renouvelé, faute d’argent, faute d’envie ; des pantalons de pyjamas trop courts pour moi qui grandis ; de l’odeur des draps et du temps passé sans les changer. Le face à face dans l’arche, impuissante à le voir sombrer. Les yeux baissés à ne se sentir plus rien, terrassés par une situation qui nous dépasse et à laquelle nous n’étions en rien préparés. L’aide sociale à l’enfance et le foudroyant placement de mon petit frère bien-aimé, vivant vestige de cet amour né au milieu de la tourmente trois ans après ce torrent de larmes dont j’ai été témoin.
Il y eut un avant, il y eut un après.
J’avais neuf ans quand il a pleuré.
***
Emmanuel
J’ai grandi fille unique jusqu’à mes douze ans. Ma mère ne travaillait pas ; elle passait ses matinées à courir du boucher à l’épicier pour concocter le repas qu’elle me servirait à la sortie de classe. À midi, elle m’attendait toujours au même endroit, sous le lampadaire, et je savais qu’elle était la première arrivée pour avoir au quotidien cette place de choix. L’après-midi était consacrée au ménage de fond en comble, sauf le dimanche ! Un coup de balai suffisait à garder la maison propre le jour du Seigneur pour ne pas rougir à l’éventuel passage du docteur. Le soir, elle m’apprenait à étudier, elle entraînait ma mémoire en me chantant des airs que je connaîtrais rapidement par cœur, pour les répéter avec elle en balade à la montagne pendant les vacances. Elle me faisait des tresses pour que mes cheveux ondulent au petit matin.
Ça faisait quelque temps que je la savais malade quand elle m’a annoncé que j’aurais bientôt un petit frère. Son ventre s’alourdissait. J’avais du mal à me dire qu’il faudrait que je la partage, alors mes parents ont pensé que me laisser choisir son prénom m’investirait dans son histoire. Ce fut Emmanuel, dont je n’ai découvert la traduction biblique « Dieu avec nous » que bien plus tard. EmMAnUEL était un condensé de nous trois : Ève, MArlène, SamUEL. Il était la sérénité retrouvée à laquelle nous aspirions, l’union que nous espérions. Il portait tous les possibles.
Le dimanche 24 juin 1990, vingt minutes avant la messe de ma communion solennelle, Emmanuel est né.
Psychose post-partum. Maman a quitté la maternité pour rejoindre l’asile. Mon frère avait une jaunisse bégnine comme tant de nouveau-nés et devait être soigné à l’hôpital le plus proche. Notre mère répétait à qui voulait l’entendre qu’on lui avait enlevé son fils et qu’elle ne le verrait jamais plus.
Cet été-là, papa nous amenait régulièrement à la clinique. Le bâtiment principal était le centre d’un grand parc planté de pins parasols. Il faisait chaud. Ça sentait bon. Nous promenions la poussette dans les allées, à l’ombre. À l’heure du biberon, sur le banc de bois, Emmanuel découvrait le visage de sa mère, bouffi par les anxiolytiques. Elle lui disait qu’elle était malheureuse sans lui, qu’elle l’aimait, qu’elle voulait rentrer à la maison pour s’en occuper, mais que les médecins ne voulaient pas. Emmanuel buvait ses larmes.
Mon frère a grandi sans que personne ne s’en rende compte. Tous les regards étaient rivés sur l’histoire d’amour en perdition de nos parents. Ma mère, dans ses délires, accusait mon père de tous ses maux. Il l’avait droguée. Il voulait la tuer, c’était le psychologue-hypnotiseur qui lui avait dit. Alors elle se débattait comme elle le pouvait, essayant de l’empoisonner à son tour avec des cachets mélangés à de la purée. Elle avait peur pour nous, puisque nous vivions à ses côtés. Lui avait peur d’elle. Chaque délire la maintenait un peu plus enfermée. Les visites s’espaçaient. Le temps passait.
Emmanuel entrait en maternelle la dernière fois qu’il l’a vue. Il avait deux ans, et était tout juste propre. Au printemps de cette année-là, un vendredi soir, il est venu vers moi dans la cour de l’école un petit pot à crayons à la main et, avec son sourire qui était mon bonheur, me l’a tendu en disant :
– Bonne fête maman !
***
Après
J’ai traversé cette période trouble que l’on nomme adolescence dans un demi-sommeil.
Ma mère était internée en psychiatrie. Mon père avait pris une retraite après dix-sept ans de service, pour rester dans la région où elle était hospitalisée. Nous vivions mon frère et moi dans une maisonnette à deux étages dépourvue de rideau. Mon père fuyait à cinq heures et demie le matin, prétextant de son nouveau travail pour ne revenir qu’après vingt-deux heures noyer sa nuit dans la mappemonde qui nous servait de bar. C’était un homme d’une époque révolue pour qui le balai brosse était un attribut féminin. Il disait que j’étais la femme de la maison désormais. Que c’était mon devoir d’emplir le néant qu’elle avait laissé derrière elle, de la cuisine à préparer au placard à ranger, et de me lever quand la faim tiraillait mon frère au milieu de la nuit. Il disait que sa sœur l’avait fait pour lui et que c’était mon tour maintenant.
Il disait aussi que notre mère reviendrait, et que tout devait être prêt le jour venu.
Tout ce que je percevais, c’était qu’elle ne revenait que pour mieux repartir. Parfois dans l’urgence quand elle attentait à sa vie, souvent en pleurs, toujours perdue parce qu’elle ne savait plus ce qu’elle voulait, rester ou partir. Elle n’était plus chez elle nulle part, ni à la maison où la vie avait repris son cours en son absence, ni à l’hôpital avec les autres malades, ni chez ses parents devenus bourreaux à leur tour.
C’était mon « presque quotidien » que d’essuyer la lame du rasoir qui avait frôlé son poignet, qu’éponger son urine dégoulinant de la table en chêne massif du salon sur laquelle elle s’était laissé aller, des micro-événements dans une vie qui n’avait pas pris la tournure qu’elle aurait dû. Rien n’avait plus de sens.
Je découvrais par hasard la distanciation que permet l’écriture, mon « expérience proche de la mort ». Accepter ce que l’on ne peut pas changer. Elle était atteinte d’une maladie qui se soigne mais qui ne se guérit pas. Elle le serait toujours. Il faudrait « faire avec ».
La douleur était ailleurs, enfouie, imperceptible et indicible. Rester avec lui qui aurait été mieux partout sauf ici, et s’imaginait à la fois nous éduquer et accomplir son devoir de père parce qu’il y avait des pâtes dans le placard de la cuisine et qu’il payait les factures de gaz. Ma mère m’avait tant donné, comment aurais-je pu me suffire de n’avoir ni faim ni froid ?
Et la première élève de la classe devint le cancre dont on se moque à cause de ses cheveux sans coupe, et parce que c’est bien drôle que ses notes chutent enfin ! Je redoublais ma cinquième au collège, abandonnée.
Elle revenait, quelques jours, plus blessée que la fois dernière. Nouvel espoir. Ils essayaient. C’était impossible. La chute était écrite : elle se sentait mieux, ne prenait plus ses médicaments, avait à nouveau des hallucinations et devait repartir.
Valses continuelles auxquelles il fallait une fin. Elle s’appellera Geneviève.
***
Geneviève
Elle était grande, blonde et avait les yeux bleus. Vous auriez pu la trouver jolie si vous aimez les poupées de porcelaine. Pour ma part, j’ai toujours trouvé inquiétants leur teint blafard et leurs yeux fixes.
Mon père avait choisi le jour où je me séparais de mon premier petit ami pour me la présenter. Elle a joué le rôle facile de celle qui sait que les amours de quatorze ans sont éphémères, et que la peine se dissiperait.
Deux mois après, nous aménagions avec elle et ses deux jeunes enfants.
La maison déjà achetée en commun permettait sans peine de loger six personnes. Elle était cerclée d’un jardin où mon frère devait faire ses premières expériences : attraper des sauterelles, découper des vers de terre, distinguer le chant de la cigale de celui du coucou.
Je voyais mon père sourire à nouveau, et me prenais à rêver à ses côtés d’appartenir à une Famille, de vacances, d’amis, de temps libre.
Las, nous n’avons jamais été que deux fois trois ! Pour faire sa place, elle pensait devoir nous écarter, mon frère et moi. Je ne me souviens pas d’un regard bienveillant, ni d’un geste tendre, ni d’une parole gentille qu’elle eut à notre égard. Elle avait choisi notre père ; elle nous subissait. Nous étions le surplus, la croûte de la pizza qu’on laisse au bord de l’assiette parce que l’intérieur est tellement meilleur ! Nous gagnions la liberté de respirer en faisant silence.
J’ai quelque part au fond de ma mémoire de bien tristes souvenirs de la vie à ses côtés. J’étais la fille de la malade, et donc nécessairement un peu malade moi-même, n’est-ce pas ? Il fallait m’inculquer quelques bons principes pour me permettre d’échapper à mon destin. J’ai ainsi appris que je n’étais nulle part chez moi, que rien ne m’était dû, que mon opinion n’avait aucune importance. Pour mon bien.
Je passais le dimanche dans la buanderie où je me fourvoyais à penser payer ma place dans la maison à coups de pression sur le bouton vapeur du fer à repasser. Je rêvais à mes amis du lycée qui me raconteraient demain le dernier film qu’ils auraient vu au cinéma.
Entre quinze et dix-huit ans, je suis sortie deux fois : un soir de Noël pour aller à la messe, et un samedi pour fêter l’anniversaire d’un ami sous couvert de ma gentille mamie qui me faisait confiance.
Je vivais sous surveillance. Mon courrier, s’il devait m’être distribué, ne l’était qu’après lecture. Inutile de tenter de me joindre au téléphone ! Moi qui à quatorze ans avais les clés de la maison pour rentrer de l’école avec mon petit frère sur la poussette me trouvais séquestrée deux ans plus tard. Pour mon bien.
Je me souviens de l’événement qui a marqué la soirée de mes dix-huit ans : mon père m’a parlé !!! D’un documentaire sur la Légion étrangère qu’il avait visionné la veille. Ça faisait plus de deux ans qu’il ne m’avait pas adressé la parole. Le repas rapidement achevé, j’ai rejoint ma chambre pour y célébrer ma majorité en compagnie des fidèles cafards qui se trouvaient chez eux dans ce coin humide de la maison.
Ces trois ans furent mon éternité.
***
La retrouver
Septembre, un dimanche de mes dix-huit ans. Attablée au fast-food de la gare, j’ai senti une ombre pousser la porte d’entrée sur le côté, un peu derrière moi. Machinalement, j’ai tourné la tête vers elle, et suis revenue à mon Coca-Cola. Et dans la seconde qui suivit, j’ai retourné la tête. Nous nous sommes reconnues. Elle se trouvait devant moi, six ans après, sous les néons blafards. Les vicissitudes de ces années passées avaient labouré sa peau mate d’épais sillons. Je me suis levée ; elle m’a rejointe. Nous nous sommes enlacées, embrassées, nous avons pleuré. Temps suspendu, mots superflus. Elle m’a demandé si j’étais heureuse, m’a donné son numéro de téléphone et son adresse. Puis elle a rejoint sa vie.
Il m’a fallu quatre mois pour revenir vers elle. Enchevêtrée de doutes et de craintes, j’ai décroché le téléphone aux alentours de Noël. Nous nous sommes alors revues régulièrement. Nous déjeunions un jour par semaine d’un jambon-beurre partagé sur le banc devant mon lycée. Elle me racontait ces années passées seule, son combat annuellement renouvelé pour obtenir un droit de visite. Elle me disait tout son amour et ses souffrances. Elle revenait, honteuse, avec moi, sur les souvenirs de ses hallucinations. Elle allait mieux. Elle était internée de jour et habitait en « appartement thérapeutique ». Elle m’invitait chez elle.
Lorsque j’ai poussé la porte de chez ma mère, j’ai compris ce qu’était son quotidien. C’était tout petit, tout au plus un studio d’étudiant. Ses nombreuses affaires étaient entassées, à même le sol, ses murs encrassés, et les effluves ambiants me commandaient de partir. J’ai choisi de rester.
Ma mère avait quarante et un ans. Depuis son adolescence, elle vivait avec des voix et des images qu’elle seule percevait. Ça s’était calmé pendant mes jeunes années, puis c’est revenu. D’une famille pieuse, elle s’était révélée mystique. Elle avait parlé à Dieu, au pape, mais surtout ils lui avaient répondu. Les médecins se satisfaisaient de son traitement qui la « stabilisait », disaient-ils : elle n’avait plus d’hallucination. J’ai rapidement perçu qu’il fallait comprendre le terme « stabiliser » dans son sens premier : tout comme elle n’avait plus de grande peine, elle n’avait plus de grande joie. Et comme c’était plus simple d’employer les grands moyens, elle n’avait plus ni peine ni joie. Zombie dénuée d’émotion. Camisole chimique. C’était le prix à payer pour ne plus être délirante.
Un jour après l’autre, prudemment, nous nous sommes réappropriées, reconnues. Ça n’a pris que peu de temps malgré tout. Il fallait juste que nous nous redécouvrions et redéfinissions ce que nous étions l’une pour l’autre. L’effet secondaire, c’était la frustration : son attention et sa diction étaient altérées par les médicaments qu’elle prenait depuis longtemps maintenant. Elle ne pouvait plus regarder un film à la télé ou lire un article de journal. Il fallait déterminer le moment où elle était réceptive pour entendre les choses, et la faire répéter pour comprendre ce qu’elle voulait dire. Constat était fait qu’il serait difficile de partager autre chose que le banal quotidien : elle a pris un café ce matin avant d’aller au marché aux fleurs ; elle a pensé à acheter du foin pour son cochon d’Inde ; elle aimerait bien cuisiner un poulet à la cocotte pour le dîner.
***
Tu m’as trahi !
– Tu m’as TRAHI ! Après tout ce que j’ai fait pour toi, comment as-tu pu ? Je ne veux plus JAMAIS te voir ! Demain matin, en partant au lycée, tu prendras toutes les affaires que tu veux garder, je brûlerai le reste. Tu n’es PLUS ma fille. Je ne te connais PLUS. Quand tu QUITTERAS la maison demain matin, ce sera pour la DERNIÈRE fois !
Des éclairs de rage cognaient dans ma chambre en ce dimanche soir de février 1997. Mon crime infâme n’avait pourtant fait aucune victime. Il se résumait en ces sandwiches partagés sur la place, devant le lycée. J’avais juste repris contact avec ma maman, qui allait mieux. Juste décidé d’écrire une nouvelle histoire, qui ne le regardait pas, et m’en octroyais la liberté du haut de mes dix-huit ans !
Il l’avait su, Dieu sait comment. Il disait que j’étais une traîtresse, et je percevais ce que ça signifiait pour cet ancien militaire. Il ne voulait plus me voir. Je n’existais plus. Tout cela résonnait dans ma tête, que j’essayais d’emplir en récitant le programme d’histoire. À bien y réfléchir, la sentence sans appel avait été posée du jour où il avait cessé de me parler et de me regarder. Ce n’étaient que des mots, des gestes, des situations peu heureuses qui allaient disparaître.
Je devais encore une fois « faire comme si », me reprendre. Accepter l’inacceptable puisque je ne pouvais pas le changer. Je devais passer mon baccalauréat quatre mois plus tard. Alors, j’ai rangé mes affaires en essuyant quelques larmes, et ai repris mon souffle devant mon livre d’histoire-géographie. Je savais qu’il ne reviendrait pas sur ses paroles. Qu’il pourrait le regretter toute sa vie, mais qu’il n’en dirait jamais rien. Un de ses dictons favoris me revenait en mémoire : « Chercher à comprendre, c’est commencer à désobéir. » Jamais de retour en arrière. Pas d’erreur possible. Et s’il devait y en avoir une, l’assumer, c’était se morfondre plutôt qu’avouer s’être trompé. Il n’aurait jamais voulu comprendre que j’aie besoin de la revoir, que ça me fasse du bien de savoir qu’elle était vivante et qu’elle ne s’en sortait pas si mal malgré ses nombreux handicaps. Que c’était une vraie leçon de vie que j’apprenais aux côtés de ma mère. Que malgré toutes circonstances extérieures, qu’envers et contre tout, le bonheur était possible. Que là où d’aucuns se noieraient dans la rosée, d’autres échapperaient au tsunami.
Ma première pensée était pour Emmanuel. Il avait six ans et venait de se coucher dans la chambre d’à côté. Il avait dû entendre grogner le tonnerre. Il devait se demander ce qui se passait. Et moi je me demandais comment le rassurer en lui disant qu’on n’allait plus se voir pendant un temps indécis. Conséquence première, muette et douloureuse, de ces rafales de folie qui soufflaient et m’emporteraient je ne savais où.
Il était six heures et il faisait nuit quand j’ai quitté la maison sans savoir si j’y retournerais un jour. On aurait pu voir dans les rues du lotissement ce matin-là une fourmi portant un éléphant son sur dos. Tout ce que je possédais était là, sur moi. Il y avait mes livres chéris ; je portais Baudelaire, Sartre ; j’avais le Spleen, La Nausée, mais aussi Les Nourritures terrestres et tant d’autres dont je ne pouvais me résoudre à me séparer en ces heures incertaines. Il y avait quelques photos. Celles que j’avais pu cacher justement entre les pages de mes livres, ou en haut de mes armoires, entre deux draps. Celles qui avaient ainsi échappé aux brûlures paternelles. Mon enfance, les vacances en Lozère, et maman qui sourit sur cette photo où nous portons elle, mon père et moi le même sweat vert délavé. La preuve que le bonheur existe puisque je me souvenais l’avoir vécu. L’espérance de le retrouver.
***
Samuel, papa
Tu m’as tuée, mais je t’ai survécu
Et je suis heureuse malgré toi
Dénuée d’amour et dénuée de haine
Te dire ce que la vie m’a donné
Je crois j’aime et j’espère
Les serments de ma première communion
Et les stigmates suintants de l’abandon
Que je porte en mes entrailles
Cette peur d’être ou ne pas être
Différente
Digne d’amour
C’est l’héritage qui vient de toi
Merci
Pour la mère que tu m’as donnée
Qui m’a appris
Lorsque la nuit ombre l’horizon
À me laisser éblouir par les étoiles
Tu parlais de la pension que tu lui devais quand j’aurais voulu que tu me prennes dans tes bras.
Tu n’as pas voulu là où elle n’a pas pu,
Et ça fait toute la différence.
***2ème partie
***
Qu’avez-vous fait ?
Il y a les faits dont j’ai été témoin, et ceux qu’on m’a narrés. Ce que j’ai vécu et ce que j’ai ressenti. Il y a aussi les événements que vous avez vécus, et ce que ma mère et moi avons perçu de ces événements. Ma mère a pu avec le temps se raconter à moi. Elle m’a dit. Tout dit. Peut-être trop. Ce que j’avais vu, mais aussi ce qui m’avait échappé du fait de mon jeune âge.
Combien il lui avait été difficile de renaître à trente-cinq ans sans rien ni personne en sortant d’une énième hospitalisation d’office. Pas de droit de visite sur ses enfants. Son mari qui avait divorcé d’elle et vendu ses meubles pour payer ses dettes. Ses photos brûlées qu’elle ne reverrait jamais plus. Ses bijoux enlevés par sa mère qui la pensait prodigue et faisait mine de les mettre à l’abri.
– Elle m’a enlevé ma chaîne de baptême, Ève ! Je veux la récupérer ! Elle n’a pas le droit ! Tu te rends compte, ma fille ! Pas ma chaîne de baptême !
Elle m’a dit combien de fois elle avait sonné chez vous, ses parents, comme on appelle à l’aide, et combien de fois vous l’aviez laissée dehors comme une malpropre. D’autres se sont chargés de me conter qu’alors qu’elle n’avait pas encore de maison, vous la laissiez dormir dans le parc communal, avec les autres sans domicile fixe. Je vous ai entendu dire qu’elle n’était bonne à rien, fainéante au point de ne pas pouvoir mettre son réveil le matin pour aller travailler. Vous disiez d’elle que c’était une clocharde. Souvent, elle m’a téléphoné pour me dire combien vous l’aviez blessée. Elle t’a traitée de « salope », mamie, parce que parfois elle ne savait pas comment t’appeler autrement. Elle m’a aussi dit que papi l’avait violée, et qu’il fallait que je le sache puisque tu n’avais rien fait.
J’ai vu la trace du fer à repasser en travers de sa poitrine quand elle a dégrafé son chemisier blanc ce dimanche soir d’hiver où vous l’aviez à nouveau mise dehors. J’ai vu toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sur ses joues. J’avais douze ans et jamais je n’oublierai. As-tu senti l’odeur de sa peau qui brûlait, mamie ? Le fer a-t-il collé à sa peau ? Est-ce parce qu’elle se débattait ou parce qu’elle criait qu’il a fallu la passer à tabac ? Est-ce parce qu’elle a osé te dire que tu n’avais pas le droit de lui faire ça ? Elle était handicapée, vulnérable et sous la protection de la justice, mais de par sa naissance, c’est sous ta protection qu’elle aurait dû vivre. Qu’as-tu fait ce soir-là, mamie ? As-tu bu ta tisane avant d’aller te coucher ? Tout le monde te croirait quand tu dirais qu’elle s’était blessée toute seule dans un excès de folie, pas besoin de plus d’imagination. Trop simple. Sache que je ne le crois pas. Que tu lui as fait mal. Mais au fond que voulais-tu, mamie ? La tuer ? Ignorante ! Ma mère était déjà morte, et à vouloir tuer les morts on ne leur donne qu’un peu plus de rage de vivre !
Le seul amour dont on ne devrait jamais douter, c’est celui du couple qui nous a désirés. Un jour, on quitte ce couple pour s’attacher à une autre personne qui nous promet amour éternel, au-delà de la mort de nos parents. Ce couple rencontre d’autres couples auquel il s’allie, créant des liens d’amitié en ce bas monde au cas où la mort le séparerait prématurément.
Ah, les fidèles amis du temps où notre famille était encore belle à regarder… Que sont-ils devenus, Nathalie et Pierre avec lesquels vous jouiez au tarot tous les samedis soirs ? Magali et Ghislain avec lesquels nous partagions nos déjeuners du dimanche midi, comment ont-ils réagi quand le navire a sombré ? Ils ont continué paisiblement leur vie, sans nous, prétextant ne pas vouloir prendre position quant à nos « affaires de famille », feignant d’ignorer la maladie. D’autres se sont sentis investis d’une mission : aider ce pauvre père perdu et sans moyen avec une adolescente et un nouveau-né, attestant dans le cadre de son divorce que les retours à la maison de maman relevaient du pire des thrillers, qu’ils avaient trouvé « la maison dans un état insoutenable, fauteuils et matelas détrempés d’urine, et Emmanuel jouant à même le sol au milieu des détritus, grognon ». Parce que l’aider lui, c’était l’enfoncer elle.
Qu’avez-vous fait, vous, les adultes qui disiez l’aimer, quand elle avait besoin de vous ? Qui est allé au commissariat pour dénoncer la maltraitance dont elle était victime ? Qui lui a ouvert la porte en pleine nuit quand elle avait froid ? Qui l’a reçue à sa table le dimanche quand elle avait faim ?
Qui a aidé ma mère ?
***
24 juillet 2012
Elle est arrivée une demi-heure en avance, son large chapeau de paille sur la tête. Derrière le rideau, je la voyais faire de grands gestes du bras pour me saluer. C’était un grand jour ! À peine ouvrais-je la porte d’entrée que je l’entendais chanter derrière le portail un tonitruant « joyeux anniversaire ! »
J’avais acheté une belle salade, et le meilleur des camemberts que j’avais trouvé chez le fromager pour le mettre sur les braises après le barbecue en ce beau soir d’été.
Je me réjouissais moi aussi de faire la fête avec elle. Je lui avais prévu une surprise. Tout lui dire. Et je priais pour qu’elle soit vraiment là pour l’entendre.
J’ai posé une appétissante corbeille de fruits sur la table du jardin, fiévreuse comme à ma première déclaration d’amour, et me suis lancée :
– J’ai pensé à toi tous les jours l’an dernier. Je sais que ça n’allait pas fort dans ta vie quand tu avais trente-trois ans. Aujourd’hui, j’en ai trente-quatre, et ça va mieux. Merci de m’avoir donné tout ce que tu m’as donné. Je te suis si reconnaissante ! Quel exemple tu me donnes quand je te vois sourire et être heureuse ! Quelle bonne mamie tu es pour mes filles ! À moi de t’aider maintenant que la vie m’est plus douce ; je veux t’offrir un bon lit, pour que tu puisses enfin te reposer confortablement.
Elle m’a dit :
– Je sais.
Elle m’a dit :
– Le jour où je t’ai revue après t’avoir perdue pendant six ans a été le plus beau jour de ma vie.
Elle m’a dit :
– Tu as trente-quatre ans aujourd’hui ; tu souris, tu es heureuse, et ça fait tout mon bonheur.
Puis elle m’a dit :
– Arrête, ou je vais pleurer. Alors, je me suis tue. Nous nous sommes regardées, souriantes.
Lorsqu’elle est partie ce soir-là, il faisait déjà nuit. Je l’avais retenue plus longtemps que d’habitude. Lorsque je lui ai dit au revoir, j’ai crié : « À bientôt maman ! » dans la rue. Ce n’était pas coutumier de ma part, mais j’étais vraiment heureuse d’avoir pu lui dire combien elle comptait pour moi, et lui montrer.
J’ignore si j’aurais pu lui dire plus si j’avais su, lorsqu’elle est partie ce soir-là.
***
INCROYABLE ! 4 août 2012
« Incroyable », ça a été le mot de la soirée. J’ai dû le répéter plus de trois cents fois. Trois chapelets d’ « Incroyables ! », entrecoupés de hoquetants « Oh, mon Dieu ! » Comme une litanie.
L’un de mes oncles maternels m’a appelée d’un numéro à partir duquel ma mère téléphonait souvent. Je pensais que c’était elle quand j’ai décroché. Il m’a dit de m’asseoir. Il me l’a répété. Ça faisait trois ans que je n’avais pas revu le tonton alcoolo retourné vivre chez ses parents à l’issue de son divorce, et il m’ordonnait de m’asseoir !
– Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ?!? – Ta mère. – Quoi ma mère ? – Eh ben ta mère ! – Eh ben quoi, ma mère ? – Elle est morte.
***
???
Je faisais les cent pas dans la maison, téléphone à l’oreille. Je croisais dans le miroir du couloir un fantôme pâle et tremblotant, incrédule.
Chute… Vidée de son sang… Inutile d’aller à la morgue… Pas la voir… Vite la sortir du frigo… La dernière fois qu’on l’a eue au téléphone… Inquiets… Appel à l’hôpital de jour… Déplacés qu’hier après-midi… Trouvée morte chez elle… Du sang partout… Vite la sortir du frigo… La police… Ce matin… Permis d’inhumer… Clés… Pompes funèbres… Caveau… On a tout prévu… Plus rien à faire… Vite la sortir du frigo… La mettre dans le caveau familial… On se rappelle…
Incroyable ! On avait fêté mon anniversaire une dizaine de jours avant. J’étais partie en vacances une semaine, puis revenue. C’était un samedi soir léger de début août. Quand la sonnerie du téléphone a retenti, je gravais un CD pour accompagner la longue route jusqu’à Disneyland où nous devions enfin amener les filles.
Lorsque j’ai raccroché, il a fallu que j’appelle la morgue pour me convaincre que ma mère était là-bas. Je n’y croyais pas. C’était incroyable ! J’ai eu le personnel de garde parce qu’il était 18 heures passées. Ils ont vérifié dans le registre, et m’ont confirmé que ça faisait plus de vingt-quatre heures qu’elle était arrivée.
Pourquoi est-ce que je ne l’apprends qu’aujourd’hui ? Comment se fait-il qu’elle ait été trouvée hier après-midi et que je ne sois pas informée immédiatement ? Quand est-ce qu’elle est morte ? Qui peut me dire ce qui s’est passé ?
Qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je peux faire ? Nous sommes samedi soir, il est 18 h 30. Je reçois déjà un SMS d’une tante par alliance qui me transmet ses condoléances. C’est donc vrai ? Qu’est-ce qui se passe là ? Ce n’est pas possible ! C’est trop soudain ! Elle n’a que cinquante-sept ans, on a encore du temps devant nous ! Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Comment je vais annoncer ça à mes filles ? Non, il faut que je sois sûre que c’est vrai avant ! Et le lit que je lui ai promis ? C’est insupportable que les choses s’achèvent ainsi ! On avait tant de choses à vivre ensemble ! La rentrée en CP de Mila dans un mois, elle y a pensé à ça ? Qui va se soucier de savoir si tout s’est bien passé, si elle a retrouvé ses copines et si la maîtresse est gentille ? Et Noémie, qui sera là pour la soutenir et l’encourager ? J’ai besoin d’elle, moi !!! C’est impossible qu’elle soit partie, incroyable ! Qui fera sonner mon téléphone désormais ? Qui fera vivre l’esprit de fête à Noël ? À Pâques ? C’est quand déjà le prochain anniversaire ? C’est insupportable de penser que tout ça se fera sans elle. Ce n’est pas possible ! Ils se sont trompés ! C’est incroyable ! Ce n’était pas elle ! Qui peut bien me confirmer que ce n’était pas elle puisqu’ils me disent que je n’ai pas le droit de la voir ? Comment je vais faire moi ?
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31 juillet 2012 – 3 août 2012
Elle a passé trois jours allongée à même le sol. Son corps reposait entre sa table en pin sur laquelle trônait son semainier vide, et sa kitchenette, dans un studio crasseux infesté de blattes.
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Je vous salue Marie, pleine de grâce ! Le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen.
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Chut…
Sans bruit, comme on entre dans une cathédrale, j’entre dans ta chambre d’hôpital. Cette odeur de pourriture masquée par l’alcool me donne la nausée ! Tu es là, entuyautée de part et d’autre, proie muette à la fin inéluctable. Qui eût imaginé que je viendrais vers toi ? Cancer généralisé. Tu vas partir aussi vite qu’on tire une chasse d’eau. Ce matelas confortable, ces draps propres, ce chapelet sur ta table de nuit sont autant d’injustices qui me révoltent !
Je veux que ce moment soit intime, alors je tamise la lumière avant de m’asseoir près de toi.
– Bonjour mômie ! Eh bien quoi ? Ça ne te fait plus sourire que je t’appelle comme ça ? C’est vrai que la plaisanterie n’a jamais été ton fort… J’ai bien cru que je ne te reverrais plus, tu me fais de ces farces ! Mais, allez, au fond, tu savais bien que je ne pouvais pas te laisser partir comme ça ! Te demandes-tu ce que je viens faire là, dix ans après notre dernière conversation ? Je suppose que tu sais que je ne suis pas venue abréger tes souffrances ! Ton visage tordu par la douleur, ces traits durs et tirés, je les connais déjà : c’est comme cela que tu apparais depuis toujours dans mes cauchemars. Montre-t-on son vrai visage à l’appel de la mort ? Ne t’inquiète pas, mamie, je suis juste venue te raconter une petite histoire. Ce sera notre secret, tu veux bien ? Je te caresserai les cheveux pour que tu n’aies pas peur, comme tu le faisais pour moi quand j’étais petite. Il faut que je te dise : j’ai reçu un appel de l’infirmière de maman qui m’a tout raconté des circonstances de son décès. Je sais ce qui s’est passé ce funeste 31 juillet dernier. Tu as peut-être oublié, n’est-ce pas ? Heureusement que je suis là pour te le rappeler ! Maman t’a appelée pour te dire qu’elle avait ingéré l’intégralité de son semainier et qu’elle avait besoin d’aide. Tu t’es alors décidée à appeler son infirmière pour qu’elle aille à son secours. Et comme il était tard, elle t’a invité à appeler SOS médecins ou le SAMU. Et toi, qu’as-tu fait, mamie ? Tu t’en souviens ? Tu as raccroché en lui souhaitant une bonne soirée, puis tu as attendu chez toi quatre jours qu’on vienne t’annoncer que ça y est, elle est morte. Chuuut, calme-toi, c’est du passé, hein ? Ce n’est pas grave, on ne va pas le refaire, pas vrai ? Alors moi qui ai nettoyé son appartement, moi qui comptais plus que tout pour elle, je veux que tu entendes ce qui s’est passé pendant ces quatre jours durant lesquels tu l’as laissé tomber. Ta fille s’est fait bouffer par les cafards qui infestaient son appartement parce que tu n’as pas répondu quand elle t’a appelée au secours. On a dû briser son corps pour le faire tenir droit dans un cercueil tant de temps après son décès. Et alors qu’elle est restée quatre jours d’été à quarante degrés recroquevillée dans son appartement, quand les services communaux lui ont retiré le jonc qu’elle portait, sa peau est restée collée à lui. Las, le temps n’a pas fait son œuvre, tu vois. Trois mois après son décès, vingt-quatre ans après le début de cette histoire, la chair est à vif comme au premier jour. Toi qui as organisé ses obsèques parce que le hasard a fait que la police t’a appelée en premier, toi qui m’as tenue à l’écart de ce deuil pendant une journée durant laquelle tu as pris les rênes de l’enterrement en récupérant le permis d’inhumer et les clés de son appartement, toi qui m’as envoyé la facture des obsèques, toi qui la maltraitais, tu es ensuite venue enlever la plaque que son ami de douze ans a posée sur sa tombe ! Tu n’as donc aucune limite ? Maman n’est plus là, ça ne suffit donc pas ? J’espère que tu ne t’es pas trop inquiétée pour les frais, le notaire a bien reçu la facture des pompes funèbres, et j’aurais toujours eu la dignité de pourvoir aux obsèques de ma maman, même si tu m’en avais écartée. Mais il fallait t’arrêter là, enfin ! Ça suffisait ! J’imaginais qu’il n’était pas besoin de le dire, que les choses cesseraient d’elles-mêmes du fait de son départ. Que maman allait, enfin, pouvoir reposer en paix. Mais tu venais troubler son sommeil, encore et encore. Alors, si je ne t’interrompais pas, c’est sans doute ma plaque que tu allais enlever ensuite, n’est-ce pas ? Je me suis vue contrainte de déposer plainte contre toi pour le vol de cette plaque, cet ultime affront. Mais je ne comptais pas en rester là. Ce n’est pas charitable de ne pas me laisser le temps, mamie ! Tu vois cette ombre au-dessus de ton lit ? Tu la confonds peut-être avec la mort, mais en fait c’est celle d’une plainte pour non-assistance à personne en danger qui plane sur toi. C’est la dernière chose que j’aurais pu faire pour honorer la gentille personne qu’était ta fille, et qui est ma bien-aimée maman, pour toujours. Mais si le chronomètre de tes gémissements ne me le permet pas, ne t’inquiète pas, j’ai une autre idée. C’est celle que je viens partager avec toi, en un murmure près de tes oreilles pour que tu sentes la chaleur de mon souffle sur ta nuque qui refroidit. C’est mon cadeau de départ, ça ne se refuse pas hein ?!? Tu n’iras pas rejoindre tes enfants dans cet imposant caveau familial que tu as si chèrement entretenu toutes ces années. Tu as fait tant de mal autour de toi que tes descendants ont approuvé à l’unanimité. Et je ne te cache pas ma fierté d’avoir été mandatée par eux pour venir te l’annoncer ! C’est à toi de trouver porte close aujourd’hui, mamie ! De comprendre ce qu’on éprouve quand on n’a pas de défense. De réaliser que rien n’est dû, et qu’on ne peut pas tout acheter avec tout l’or du monde.
***
Deux semaines plus tard, sur l’espace du cimetière dédié au versement des cendres, trônait une plaque funéraire d’un nouveau genre, moderne, plus personnelle. Un fer à repasser d’une autre époque sur lequel était gravé : « En mémoire de ma grand-mère, Évelyne ».
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