Maman n’a pas voulu nous accompagner parce qu’elle n’aime pas le foot, elle nous a conduits papa et moi au pied du pont de Tancarville où nous avons attendu le car. Sur le parking aménagé pour le covoiturage où nous avons rendez-vous, peu à peu des gens viennent garer leur voiture et attendre parmi nous. Ils viennent serrer la main de papa. Il les connaît presque tous. C’est normal il me dit, ce sont des collègues : nous arbitrons ensemble depuis des années le dimanche après-midi. Papa est arbitre officiel de foot, il m’a appris tout ce que je sais et c’est l’association dont il fait partie qui organisait ce voyage magnifique à Paris. Le car arrive, nous montons et à peine installés, Raymond, l’un des collègues arbitres de mon père, s’approche et donne une enveloppe à papa sur laquelle est écrit son nom, papa ouvre : ce sont les places pour le match de ce soir. Je n’ai presque rien vu de la route, j’ai dormi. Papa m’a réveillée et m’a dit : regarde ! À ma droite, le stade de France, j’ai poussé un cri en le voyant puis le car se perd dans les rues de Saint-Denis. Soudain papa me dit en m’indiquant des néons à quelques centaines de mètres : c’est notre hôtel, c’est là que nous passerons la nuit. Ses lumières scintillent dans la nuit qui commence. Nous descendons du car et marchons droit sur le stade de France, des vendeurs ambulants nous tendent des drapeaux et des boudins tricolores, nous commençons notre périple parisien, nous ne sommes pas seuls, on chante à tue-tête, des drapeaux et des écharpes aux couleurs de l’équipe de France s’agitent dans le vent frais du soir. Nous sommes aux pieds du stade de France, je lève les yeux sur ce paquebot magnifique, il est comme une énorme soucoupe volante prête à partir pour les étoiles avec nous à son bord et des étoiles j’en ai plein la tête ! Papa plaisante avec l’agent de sécurité chargé de le palper. Moi, c’est une jeune fille qui me palpe. Après les portiques de sécurité, deux jeunes filles nous proposent de prendre une photo avec le stade en arrière-plan. Des drapeaux et des boudins bleu blanc rouge flottent dans cette enceinte qui scintille de mille feux, quel spectacle : je n’ai jamais rien vu d’aussi beau ! Nous nous levons pour chanter la Marseillaise dans un stade plein à craquer, c’est tellement impressionnant que j’en ai des frissons et des larmes me montent aux yeux. De jeunes gens arrivent au moment où le match commence qui cherchent leurs places et s’installent près de nous. Les gamins derrière nous commentent le match, je préfère largement leurs commentaires à ceux des journalistes de la télé, ils sont plus marrants : c’est quoi ce corner… il va falloir travailler ton gauche mon vieux, dit l’un d’eux à celui qui tire le corner et que nous ne reconnaissons pas de là où nous sommes. Papa et moi éclatons de rire.
Un bruit de gros pétard retentit à notre gauche. Je sursaute. C’était quoi ça ? Des têtes se détournent du match. On s’interroge du regard. Mais nos yeux sont bientôt attirés par les lumières vives et les couleurs de fête du stade. Mais nos corps sont bientôt happés par une ola formidable qui vient vers nous à une vitesse vertigineuse. Alors, nous nous levons comme un seul homme en riant comme des enfants fous. Je lève les bras au ciel en criant : j’ai toujours rêvé de faire ça ! Nous sommes tellement ivres de joie que l’inquiétude bientôt soulevée par un deuxième puis un troisième bruit de pétard effleure à peine notre conscience. La France mène au score contre les champions du monde en titre. Quel malheur pourrait bien venir ternir ce bonheur ? Vient la mi-temps. Un des jeunes, parti aux toilettes, revient et dit à son ami assis à la gauche de papa : les explosions de tout à l’heure c’est des kamikazes, ils se sont fait sauter un peu partout, il y a dix-huit morts… Hollande vient de partir ! N’importe quoi, dit son ami qui se lève pour applaudir le retour des joueurs sur le terrain. Papa et moi nous regardons. Papa dit : ça peut pas être vrai, on nous l’aurait dit. Ou bien on aurait arrêté le match. Puis : je ne savais pas que François Hollande était là… L’arbitre donne le coup d’envoi de la deuxième partie, nous n’y pensons plus. Gignac, le bouffeur de tacos, comme l’a baptisé un des jeunes assis près de papa (celui qui ne fume pas que du tabac) marque le deuxième but de la France sur un centre superbe de Matuidi. Le stade exulte, quelle soirée magnifique, quel cadeau inoubliable papa vient de me faire ! À la fin du match nous nous levons, nous applaudissons la France qui a gagné ce soir et de quelle manière !
Et soudain, une voix de femme retentit. Elle parle, en même temps que les phrases défilent sur l’écran géant à l’autre bout du stade et que nous lisons : Suite à un incident extérieur au stade, nous demandons à tous les spectateurs de quitter l’enceinte par les portes secteur ouest, sud et nord… Tu vois je te l’ai bien dit ! crie le jeune homme à l’adresse de son ami qui reste muet. C’est à ce moment-là que le doute envahit nos esprits. Et si c’était vrai ? Et si les explosions entendues tout à l’heure n’étaient pas que de gros pétards ? Et si des kamikazes avaient vraiment attaqué Paris ? Mais le doute ne résiste pas longtemps à nos certitudes : un tel acte est inimaginable. N’empêche : pendant un moment personne ne bouge. Le stade est comme tétanisé. Un couple en contrebas discute. La femme explique à son compagnon quelque chose que nous ne comprenons pas. Papa s’avance timidement. Vous savez quelque chose ? Qu’est-ce qui se passe ? La dame se tourne vers papa. Avec quelque chose d’indescriptible dans le regard. L’incroyable se lit dans ses yeux. La queue s’immobilise. Depuis combien de temps ? Nous ne nous sommes aperçus de rien. Papa demande aux gens devant lui s’ils avancent ou s’ils attendent. Un monsieur lui dit, allez-y… vous pouvez y aller. Que savent-ils ? Pourquoi restent-ils ici ? Et dehors, que se passe-t-il ? Je me baisse et ramasse un drapeau que l’un des enfants assis derrière nous a laissé choir en partant. Je le ramasse à la hâte. Je le glisse dans mon sac. Papa me prend la main. Nous descendons.
Nous suivons le flot des spectateurs. Ils sont venus des autres parties du stade. Ils avancent lentement. Des membres de la sécurité viennent vers nous. Une jeune femme en tête qui hurle : place ! Place ! Laissez passer ! Sa voix est si stridente qu’elle me déchire les tympans. Ils montent les marches qui ramènent au stade. Une vision nous terrorise : à notre gauche, le terrain. Nous nous approchons. La pelouse est noire de monde. Le terrain, rapidement déserté par les joueurs, est envahi par les spectateurs. Descendus des gradins. Pourquoi tous ces gens sont-ils descendus là ? Papa prend une photo. À côté de nous un enfant pleure. Il doit avoir cinq ou six ans. Son père, un homme très jeune, lui essuie les yeux avec un mouchoir. Mais ses yeux ne tarissent pas. Il continue de poser des questions, entrecoupées de sanglots. Son papa lui explique que ce sont des gens qui se sont fait exploser. L’enfant demande comment ils ont fait ça. Le papa lui explique. Il donne des détails. L’enfant écoute. Le père parle à son fils mais c’est à moi qu’il s’adresse. L’enfant se calme mais ses larmes inondent lentement mon visage et sa terreur envahit mon corps peu à peu. Je pleure et je tremble. Papa s’approche du monsieur et lui dit : excusez-moi mais vous ne devriez peut être pas entrer trop dans les détails comme vous le faites. L’homme regarde papa hébété pour balbutier deux mots : vous croyez ?
Nous rejoignons le flot des gens qui sortent du stade. Nous entendons le premier policier que nous croisons : barrez-vous ! Rentrez chez vous ! Restez pas là ! Papa veut lui poser une question. Le policier fait demi-tour et s’éloigne. Je serre la main de papa. Je dis : papa, je veux qu’on rentre à la maison. Papa ne dit rien. Une foule immense descend l’avenue. Mais est-ce bien par là que nous sommes venus ? Nous ne reconnaissons rien de ce que nous avons vu en remontant. Mais avons-nous seulement regardé ? Nous étions si pleins d’euphorie. Pourquoi aurions-nous dû retenir notre chemin de mémoire ? Papa me demande de prendre la réservation de l’hôtel dans la poche extérieure de son sac à dos. Je l’extirpe. Nous nous arrêtons pour lire l’adresse. Papa allume son portable. Mais quelques secondes plus tard celui-ci s’éteint faute de batterie. Je n’ai pas le mien que j’ai fait tomber dans les toilettes il y a deux jours. L’hôtel se trouve dans les parages. Il n’est pas loin. Dans l’une des rues adjacentes. Nous l’avons bien vu tout à l’heure. Alors que nous étions encore dans le car. Mais il s’est comme volatilisé. Nous marchons vite. Papa tient toujours ma main. La peur ne me quitte plus. Je m’aperçois soudain que la peur qui m’étreint a une origine précise : j’ai peur de mourir. Mais pas seulement. C’est la première fois de ma vie que j’ai peur de perdre mon père. Je dis à papa, nous aurions dû reprendre le car et rentrer chez nous avec tes collègues arbitres. Papa ne relève pas. Je m’en veux de lui avoir dit ça. S’il nous arrivait quelque chose, il ne s’en remettrait pas. Papa ne me lâche pas la main. Il marche vite. Partout des policiers. Nous avançons. De temps en temps, nous nous arrêtons pour demander notre chemin. Mais personne ne sait nous indiquer le bon. Un jeune homme, une cigarette roulée pendue à ses lèvres, nous dit que notre hôtel se trouve de l’autre côté du stade et qu’il nous faut faire demi-tour. Papa est sceptique. Mon cœur se serre. Je pense : j’en aurais jamais la force ! Mais nous repartons aussitôt. Nous voulons nous mettre à l’abri le plus tôt possible. Comme nous l’a conseillé la police. Qui sait ce qui va encore arriver ? Les gens vont, tête baissée. Sans parler. Certains tiennent des enfants par la main. D’autres les portent dans leurs bras. Nous devons slalomer parmi eux. Et bien souvent mon épaule heurte l’épaule de celui qui vient en face. Parfois nous nous excusons. Mais la plupart du temps, nous continuons notre chemin. Sans même nous retourner. Ils vont en direction de leur voiture. Ou bien de leur car. Ils ont hâte de quitter la banlieue devenue trop dangereuse. Les enfants ne rient plus. Les drapeaux bleu blanc rouge, qu’ils arboraient fièrement dans les cieux du stade de France en chantant la Marseillaise tout à l’heure, traînent tristement derrière eux. Mais chose étrange, aucun des enfants n’a lâché son drapeau. Et moi non plus. Il est là, dans mon sac. Pour rien au monde je n’ai l’intention de le lâcher. Les gens ont les yeux rouges mais ils ne pleurent pas. Ils avancent. J’avance aussi. Papa a retiré son gant et serre ma main gauche très fort dans sa main droite. L’air n’est pas froid mais nous avons froid. À l’intérieur de nous. Je marche et en marchant je revois des images. Des images venues de je ne sais où envahissent mon esprit. Des hommes et des femmes qui marchent avec parfois une ribambelle d’enfants à leurs côtés. Ils fuient. Que fuient-ils ? Ils fuient l’horreur eux aussi. Ils cherchent refuge. Je les reconnais : ce sont des images venues d’ailleurs. Je ne les ai jamais vues comme je les vois ce soir. Je pleure en silence. Pour que papa ne se rende compte de rien. Je lui jette des coups d’œil à la dérobée. Je suis fière de mon papa. Lui aussi a fui. Il y a longtemps. Il n’a pas fui la guerre. Il a fui la misère. Mon papa est un émigré. Mon papa est un musulman. Mais mon papa ne ressemble pas à ceux qui sont venus pour nous tuer. Cent fois nous demandons notre chemin. Cent fois la même réponse : désolés, nous ne sommes pas d’ici. Qu’il s’agisse de CRS ou bien des badauds qui marchent comme nous dans les rues bondées. Nous marchons, marchons. Nous suivons la marée humaine qui avance dans la nuit.
Il n’y a plus de places. Nous sommes complets, nous dit une jeune femme. L’hôtel a été pris d’assaut, ajoute-t-elle. Papa lui lance que nous cherchons notre hôtel. Il donne l’adresse. Il la connaît par cœur. À force de la répéter depuis deux heures. Mais c’est de l’autre côté du stade ! À cette annonce, je sens que je vais m’effondrer là et ne plus jamais bouger. Vous avez une réservation là-bas ? Oui, dit papa. Attendez, s’il vous plaît. Nous sommes étonnés. Elle disparaît dans la foule. Quand elle revient, deux jeunes filles l’accompagnent. Ces deux personnes sont de là-bas aussi. Mais elles n’osent pas y retourner. Si vous y allez, vous voulez bien qu’elles vous accompagnent ? Papa me prend de nouveau la main. Il la serre très fort et dit à toutes les trois : allons-y !
Nous revenons sur nos pas pour bifurquer sur la gauche et remonter le quai du Canal. Notre chemin est éclairé par les lumières froides du stade de France qui montent dans un ciel noir. Des reflets verdâtres scintillent sur les eaux glacées du canal. Nous marchons dans la direction de ce pont que nous voyons dans le lointain. Nous marchons vite. Nous traversons le pont en bois qui s’étire au-dessus du canal pour nous retrouver dans l’avenue du Général de Gaulle. Notre marche semble sans fin, interminable. Je n’en peux plus. Je suis à bout. Mais je tiens. Je ne dis rien à papa. Il avance, la tête droite, le buste en avant, déterminé à trouver ce satané hôtel. Nous avons soif, une terrible soif de savoir ce qui nous arrive. Depuis que nous avons entendu cette première explosion. Car oui, j’en suis certaine maintenant, il s’agissait bien d’une explosion. Mais devant l’hôtel des voitures d’une chaîne de télévision nationale. Et au-delà, des policiers arme au poing. Nous nous approchons. Des gens sont assis à même le sol. D’autres vont et viennent en fumant des cigarettes. Tout le monde semble attendre. Papa s’avance. Il demande ce qui se passe. Quelqu’un nous explique. On a réquisitionné le hall de l’hôtel pour soigner des blessés sur qui quelqu’un a tiré. Non, rectifie un policier, son arme posée sur sa poitrine… Un des kamikazes s’est fait sauter dans un McDo à quelques mètres d’ici, dans la rue juste derrière. Un homme arrive affolé. Il tient un enfant par la main. Ma femme est enceinte, elle doit absolument s’asseoir. Le policier lui indique l’entrée d’un autre hôtel plus loin. Allez les voir, ils vous accueilleront. L’homme s’éloigne avec son enfant et sa femme. Nous lui emboîtons le pas. Le hall de l’hôtel est bondé. Au milieu, accrochée au mur, une télévision. Papa et moi nous approchons en nous frayant un chemin. Et restons abasourdis. Paris a été attaqué par des kamikazes. Mais ce n’est pas terminé. On parle d’otages quelque part dans la ville. Et la police ne va pas tarder à donner l’assaut. Il y a déjà trente-neuf morts. Mon père est blême. J’éclate en sanglots. Il me serre fort contre lui. Parmi nous il y a les clients de l’hôtel où nous avons notre chambre. Les clients de celui où nous sommes et ses employés et il y a aussi des jeunes à ma droite. Assis à même le sol, un jeune homme raconte ce qu’il a vu… Il porte la tenue du McDo. Nous parvenons à saisir quelques phrases. Le kamikaze qui s’est fait sauter avait quinze ans. Comment est-ce possible ? Un frémissement. Enfin. Un mouvement de foule. Des gens se lèvent. Nous avons l’autorisation d’aller à notre hôtel. Dans l’hôtel, à main gauche, face au comptoir sur notre droite, des hommes en blanc, masques sur le nez, nous regardent passer. Posé près de l’un d’eux, un pull maculé de sang. Je manque de tomber. Papa me retient. Il présente la réservation et paie la chambre que maman nous a réservée. Nous quittons les filles, qui attendent l’ascenseur pour monter au sixième. Nous leur donnons rendez-vous un peu plus tard. D’abord nous devons reprendre nos esprits. Papa et moi empruntons l’escalier pour aller au deuxième. Mais arrivés dans le couloir, une vue lugubre nous attend : au-delà de la fenêtre, le McDo où le kamikaze s’est fait sauter. À l’intérieur, nous distinguons des allées et venues. La première chose que je fais en ouvrant la porte de la chambre d’hôtel est d’allumer la télé. Et ce que nous découvrons est pire que tout ce que nous aurions pu imaginer. Pendant qu’il est en charge, le téléphone sonne. C’est Anaïs, ma meilleure amie. Elle est en pleurs. Elle me dit qu’elle essaie de me joindre depuis qu’elle a su. Je la rassure. Mais je ne peux m’empêcher d’éclater en sanglots. Je raccroche. Mes larmes continuent de couler. Papa me prend dans ses bras et me serre fort contre lui. J’entends la télé qui nous raconte l’horreur de cette nuit. Je m’allonge sur le lit, tremblante contre papa. Nous étions des milliers au stade de France. Par quel miracle avons-nous échappé à l’horreur ? Mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Un chiffre est donné. Le journaliste ose à peine le reprendre. Nous le donnons au conditionnel, dit-il prudemment : il y aurait des dizaines de morts au Bataclan. Mon corps est saisi d’effroi : l’an dernier, à cette époque, j’y étais avec Léa pour le spectacle de Kev Adams… Je vais dans la salle de bain. Je me regarde dans la glace. Mes yeux sont rouges. Ils me brûlent. Mais une chose m’étonne : le maquillage, mis ce matin au lycée pour la photo de classe juste avant de partir pour le rendez-vous de Tancarville et le stade de France, tient toujours. En l’essuyant, je pense : encore ce matin nous étions si gais…
Tu crois qu’on peut encore déjeuner ? Je demande à papa. Il me dit qu’il n’en sait rien. Nous nous habillons et descendons voir. Il y a un couple qui mange à la même table et une femme seule un peu plus loin. Elle beurre ses tartines le téléphone accroché à son oreille. Elle ne parle pas, elle hurle des phrases en espagnol. Papa s’approche du gérant installé à son comptoir. On peut encore prendre le petit déjeuner ? Chambre 228, c’est ça ? Oui, c’est ça. Allez-y ! Je prends des céréales, du pain, trois morceaux de brioche, de la confiture, du miel, du beurre, du chocolat à tartiner : je ne mange pas, je dévore, je me goinfre. Je ne sais pas ce qui me prend. Et puis ma gorge se noue lorsque je repense soudain que c’est ici, dans cette petite pièce qu’on soignait des blessés hier. Je mange, mange, mange, essayant de ne penser à rien, et surtout pas à ce qui s’est passé. Mais c’est très difficile à cause des gens, même peu nombreux qui ne parlent que de ça. Papa reste muet. Il me regarde. Il sourit de temps en temps. Ses yeux sont deux boules noires de tendresse. La dame continue de parler fort en espagnol. Malheureusement, je comprends tout ce qu’elle dit. Parce que tous les étés, pour rendre visite à ma famille du côté de papa, de l’autre côté de la Méditerranée, nous traversons l’Espagne. J’aurais voulu qu’elle parle chinois ou russe ou martien. Ou simplement qu’elle se taise pour avaler ses tartines. Le kamikaze qui s’est fait sauter ici a emporté une vie avec lui. Avant de quitter l’hôtel, papa veut réserver une chambre d’hôtel au cas où nous ne pourrions pas repartir pour Le Havre comme prévu. Vous n’avez aucunement besoin de réserver pour ce soir, nous avons plein d’annulations, il vous suffira de nous passer un coup de fil… Le monsieur prend une carte de Paris derrière lui et nous explique le chemin jusqu’à Bercy où nous devons prendre le Ouibus pour Le Havre. Profitez de la journée pour visiter Paris… Et n’ayez crainte, après ce qui vient d’arriver la ville n’aura jamais été aussi sûre ! Bonne route ! Papa me regarde mais ne dit rien. Il est étonnamment calme. Je crois qu’il est soulagé que pour nous cette nuit se soit bien terminée. Moi je sais que je ne serai soulagée que lorsque nous serons chez nous à la maison. Pendant que nous tournions, hagards, perdus dans la foule et dans la nuit, il avait reçu un message de l’un de ses collègues arbitres qui disait : quittons Paris… tout va bien… et vous ? J’ai senti son corps se crisper. Mais il s’était remis en marche, ma main toujours dans la sienne, qu’il avait serrée plus encore. Dans le RER on est peu nombreux. Partout des places vides. Je suis fatiguée mais je reste debout. Près de la porte une famille africaine. Une dame avec une poussette dans laquelle un bébé nous regarde, les yeux pleins de curiosité. Un couple de voyageurs monte. Ils sourient en voyant l’enfant dans la poussette. La dame s’avance et tend sa main à l’enfant qui la prend immédiatement. La dame est de dos. Nous ne voyons pas son visage. Les seules choses que nous voyons d’elle sont sa chevelure blonde abondante et sa main blanche que l’enfant agrippe solidement entre ses doigts noirs. Des larmes coulent sur mes joues. Sans que je sache pourquoi. Papa sort son téléphone et prend discrètement une photo. Du stade de France nous allons à Châtelet-Les Halles. Puis de là, nous prenons le métro jusqu’à Bercy. Le métro est vide. Le boulevard de Bercy, qui mène à la gare du même nom, est abandonné. Quelques rares personnes attablées à l’intérieur des cafés. Les terrasses sont désertées. Nous entrons dans la gare. Deux hôtesses sont là. Oui, c’est bien ici… Mais vous êtes très en avance. Le chauffeur ne sera pas là avant au moins trois quarts d’heure. Des gens sont assis, certains par terre. Un peu plus loin une sandwicherie. Puis nous prenons un café noisette. Mais il est moins bon que celui du lycée. Peut-être qu’au lycée ils ne lésinent pas sur la noisette, dit papa en souriant. On entend de la musique. Je reconnais l’Hymne à la joie. On tourne la tête. Là-bas, une dame a posé son sac et s’est mise à jouer sur un piano installé à l’entrée de la gare que nous n’avions pas remarqué. Nous nous approchons. La dame lève les yeux sur nous, sourit, puis elle les baisse et continue à jouer. Au-dessus du piano un écriteau dit : à vous de jouer. De Bercy nous allons à la Défense. D’autres voyageurs attendent là. Le chauffeur s’écarte pour laisser monter un jeune homme. Il est basané. Il porte une barbe de trois jours. Il a un sac à dos. Une idée horrible me traverse l’esprit. Le chauffeur lui a dit : siège cinquante-cinq. Il passe devant nous. Nos regards se croisent une fraction de seconde. Je baisse la tête. J’entends ses pas dans ma tête qui s’éloignent. Je l’entends qui se débarrasse de son sac à dos. Le chauffeur a dit : place cinquante-cinq. Papa et moi sommes à la place quinze et seize. Je fais un calcul mental rapide : trente places nous séparent. Et puis je continue à psychoter comme une ouf : trente places ça fait combien de mètres si… et puis j’arrête de me prendre la tête. J’essaie de penser à autre chose. On va tous devenir fous si on laisse de telles idées nous envahir. N’empêche : je ne peux pas faire autrement que d’y penser. Et pour dire la vérité j’y pense jusqu’à ce que je tombe dans les bras de Morphée. J’en ai vu des pays avec papa mais c’est la première fois que je voyage la peur au ventre. Lorsque je me réveille, nous sommes à Rouen. Le car s’arrête le long de la Seine, en face du pont des Arts. Je regarde derrière moi. Le jeune homme descend par la porte de derrière, grande ouverte. Je le regarde s’éloigner pour disparaître dans la foule plus nombreuse ici qu’à Paris. Je m’en veux d’avoir eu ces idées horribles. Mais je ne peux rien faire pour les empêcher de m’envahir. Je ne dis rien à papa. Comment réagirait-il ?
À la gare du Havre, nous sommes les derniers à descendre. Papa et moi attendons un long moment assis sous l’abribus, silencieux. Il se lève pour aller jeter à la poubelle le sac plastique où nous avons réuni nos détritus. Je consulte ma messagerie sur le portable de papa, la FFF nous a envoyé la photo que la jeune fille du stade a prise de papa et moi. Elle est magnifique, avec ce titre : j’y étais ! Papa revient, il s’assoit, je sens son corps tout près, qui me protège contre le vent qui souffle très fort, venant de la Manche, comme il m’a protégée durant ces deux jours contre tout ce qui m’a menacée. Maman nous envoie un texto : jariv dans 2mn. Elle arrive peu après, elle se met à pleurer en nous prenant dans les bras tous les deux à la fois. J’aurais dû vous accompagner… dit-elle en continuant à pleurer. Ce n’est que là, que je me dis que nous sommes sains et saufs. Je n’ai pas même osé le penser avant, par superstition sans doute. À la maison je file droit dans ma chambre pour accomplir un acte bien précis, une tâche que je me suis juré d’exécuter lorsque je serais de retour à la maison. J’ouvre mon sac et en sors le drapeau. Je file prendre un marqueur sur le bureau de papa et reviens dans ma chambre. Sur le drapeau, j’écris : Paris, vendredi 13 novembre 2015. Je l’accroche au-dessus de mon lit pour ne jamais oublier. Ce soir je me sens perdue mais il y a une chose que je sais avec certitude : nos vies ne seront plus jamais les mêmes.
Pour tous ceux qui sont tombés sans comprendre pourquoi.
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