Ici, il fait noir, toujours noir. Cette espèce de crépuscule moite et pesant. Cette sorte d'atmosphère qui oppresse et qui sent l'air non renouvelé. Une humidité flotte dans l'air et colle à la peau. Noir. Bien sûr, il y a les quelques grands néons qui nous laissent cette lumière blanche. Ils grésillent continuellement, et s'éteignent parfois, jusqu'à ce qu'un éventuel agent le change enfin. Mais maintenant, les néons, ils se font de plus en plus rares, seulement là dans les grands carrefours, et sur les grandes places, celles des quelques bâtiments officiels qui n'ont pas encore été désertés. Même les grandes avenues n'en ont plus qui fonctionnent. Et c'est l'ombre partout, un crépuscule envahisseur, qui, à tâtons, gagne tous les jours un peu plus de terrain, envahissant les trottoirs, les laissant vides, ou encombrés de débris.
Qui peut le savoir maintenant, qui peut le voir ? Ici, ce sont les rats et les déchets qui sont rois, c'est l'eau qui croupit en flaques noires et qui parfois, en un instant se met à jaillir partout à la fois, d'on ne sait où, pour envahir tout sur son passage, et rester des heures à charrier déchets et cadavres, pourriture ambulante et odeurs pestilentielles. Ceux qui en connaissent le plus ont compris que c'est l'eau des caniveaux là-haut qui arrive tout droit ici par les bouches d'égout. Et bien sûr, le système d'évacuation ici, il n'est pas aménagé pour, et bouché un peu partout...
Alors ici, dans le noir, dans les ombres des immeubles et des piliers, dans cette épaisseur d'encre, c'est l'oubli. L'oubli de tout ce qui se retrouve prisonnier des tentacules sombres, de tout ce qui n'a plus la force d'exister. Tout ce qui a été oublié, et qui n'est plus vu. C'est ici que moi je marche, que j'avance sans vraiment savoir pourquoi, en évitant les déchets, un pas devant l'autre.
Ici les peaux sont blanches et les yeux trop clairs. La vraie lumière, c'est une légende, une histoire, qui se raconte de bouche à oreille, un rêve d'enfant, une berceuse. Personne ne sait plus si l'on vit le jour ou la nuit. L'air est lourd et les bruits sont assourdissants, revenant en échos pour s'abattre en pleine face sur nous. Ils s'envolent, rebondissent, et reviennent, sans échappatoire, eux aussi dans leur prison.
Nous, nous sommes les habitants du vieux Hong-Kong, celui qui a été recouvert d'une plate-forme à deux cents mètres au-dessus du sol. Par manque de place, on a préféré nous enterrer, et continuer de construire la ville, au-dessus de nous. Nous ne verrons plus la couleur du ciel, ni ne sentirons la fraîcheur de la pluie. Nous sommes les sacrifiés de la machine argent, et on nous cache pour ne pas déranger. Nous sommes l'envers du décor, les ombres invisibles qui œuvrent pour que l'herbe soit verte là-haut. Nous sommes les regards tristes et les suicidés, l'armée des sans nom.
Et c'est ici que je vis. C'est parmi les débris qu'on essaye tous de construire notre morceau de vie.
J'ai dix-sept ans. Je passe la plupart de mon temps avec deux amis. Lui, elle, et moi. On ne va plus à l'école. Celle du secteur a brûlé il y a deux ans. Elle ne sera pas reconstruite. J'imagine que là-haut, ils ne le savent même pas. De toute façon, les derniers temps on ne pouvait avoir cours qu'un jour par semaine, pour économiser les ampoules de la dernière salle de classe encore correcte. Et puisqu'il n'y a pas de travail... Alors on se balade. Enfin, si, il y a encore des grandes usines, à l'autre bout de la ville. Elles fabriquent tout ce qu'au-dessus, ils ne veulent plus faire, trop pénible. Trop... dégradant pour eux. Ils ne veulent plus se salir les mains. Et puisque nous n'existons pas vraiment, puisque nous sommes dans la boue, rien ne peut plus nous salir, l'ignorance nous a déjà détruits. Nous sommes dans l'ombre, dans l'oubli. Eux, ils ne se demandent pas vraiment d'où viennent certaines marchandises. Il en a toujours fallu, loin des yeux, pour effectuer les actions les plus basses.
Partout c'est des grands immeubles, vieux, ternes, sombres et souvent délabrés. On habite dans l'un d'eux, tous dans la même rue, avec elle et lui. Les familles se sont éparpillées, disséminées par les épidémies, la faim et les dépressions. Du coup, les quartiers sont assez déserts, mais je crois que certains sont surpeuplés, autour des usines.
Juste à côté de chez moi, il y a un des piliers. Ces grosses colonnes de béton gris, qui soutiennent la plate-forme. Il y en a plein, toutes alignées, qui forment des grandes allées dans lesquelles les immeubles se serrent, comme pour tenter de créer une ambiance plus chaleureuse. Peine perdue, le gris n'est pas idéal pour ça. Ils se resserrent, mais restent désespérément froids et ternes. Sur les piliers, des sortes d'algues ont poussé, elles sont vert foncé, de l'eau en dégouline toujours, de l'eau sombre. C'est plus pratique pour faire disparaître l'eau sale au-dessus. Alors une sorte de ruisseau part du pied de la colonne, et traverse toute la rue, sur la route fissurée, entre les déchets. Elle ne s'arrête jamais, cette surface lisse brillante, qui occupe la moitié du vieux bitume. Après, elle suit la descente en direction de la mer. Mais on ne va pas là-bas, c'est trop dangereux.
Oui, je m'y promène et je le sens, il n'y a plus beaucoup d'habitants dans ce quartier, mais ça revient. Moi je préfère quand il y en a moins, on est plus tranquille. Au moins on se sent vraiment seuls. On est pas là, dans l'ombre, à imaginer d'autres personnes flâner, sans les voir. Oui c'est ça, je n'ai pas cette désagréable sensation d'être entouré, emprisonné par des corps qui flottent quelque part, et que l'on ressent, impression d'étouffement, dans ce noir, désormais étendu presque partout.
L'obscurité, tout le monde s'y est un peu habitué. Je suis né dedans, donc ça ne me pose plus vraiment de problème, les yeux s'y sont faits il paraît. Je pense que ce sont plutôt les oreilles pour ma part, et les autres sens. Il y a encore quelques cheminées de lumière dans la plate-forme au-dessus de nous. Mais ils en ont encore bouché une il y a deux mois. Ils doivent encore manquer de place au-dessus. De toute façon, il y a une grille sur chacune, qui devrait être nettoyée, je suppose que ce sont les débris qui les rendent inutiles en grande partie. Et puis elles sont hautes, même pour la surface, pour ne pas gêner les résidents au-dessus, à cause de l'odeur, et des gaz, donc ça éclaire peu et pas longtemps.
Tous les trois, on s'est trouvé un endroit, à nous. Il est pas très loin. Une vieille boutique, dans un petit immeuble de trois étages. Il est complètement désert, entièrement à nous. Il laisse l'impression d'étouffer, entre les deux immeubles beaucoup plus hauts. Il n'est pas très grand, mais ça le rend plus chaleureux que toutes ses barres et ses tours qui nous entourent de toute part.
Je l'ai trouvé, un jour quand j'étais seul. Je n'en peux plus de rester chez moi, j'ai besoin d'air, même si on ne peut pas vraiment dire que sortir m'en offre. Alors, je me suis retrouvé devant par hasard, en laissant mes pas me conduire un peu où ils voulaient. La façade est grise, comme toutes les autres, et n'a rien d'exceptionnel, dans l'ombre. Mais avec juste trois étages, on dirait qu'elle s'est complètement ratatinée, c'est presque rassurant. Une fenêtre était cassée, alors j'y suis rentré.
À l'intérieur, on a toujours l'impression que tout est figé, comme si le temps s'était arrêté entre ces murs. On est un peu coupé du reste de la ville. J'ai marché sur le parquet qui grince, mes pas soulevaient des nuages de poussière dès que j'avançais. Un vieux papier peint déchiré sur les murs, et un silence que je n'avais jamais entendu. C'est ça qui m'a poussé à continuer. J'ai toujours la même impression dès que j'y vais. Et puis, toujours aussi une petite appréhension, quelque chose dans le ventre qui envahit, par vagues. Il a rien de particulier, mais il est en bon état à l'intérieur. Les murs sont secs sous la main, le sol est solide.
Tout était vide, partout, pas un meuble. Juste de la poussière et des grandes toiles d'araignée, tissant des morceaux de vie là où l'immobile laisse imaginer que plus rien ne pourra jamais venir troubler le silence et le temps. Des choses qui nous prouvent que loin des yeux, des choses continuent leur vie.
Mais rien, je ne trouvais rien que le bruit de mes pas sur le sol grinçant, dans les escaliers. Et quelques toiles d'araignées bien sûr, qui avaient la fâcheuse habitude de se coincer dans mes cheveux. C'est au dernier étage que quelque chose est venu m'éveiller un peu de ce vide assez étrange. Une trappe dans le plafond. À vrai dire, j'ai eu de la chance de sentir la ficelle me chatouiller le visage.
Une fois avoir tiré sur la ficelle, et fait descendre l'escalier, je suis monté, et j'ai regardé des choses sans le croire vraiment. Cette espèce de grenier était plein de coffres et de cartons, mais surtout de cadres à photos, empilés les uns derrière les autres, contre un mur, sur le sol. Il n'y avait plus rien d'autre cette fois, mes pas étaient amortis par la poussière, ou alors j'avais oublié les sons.
Je n'avais jamais vu de photos de la surface. Alors je me suis assis, et je les ai regardées, longtemps. Toutes celles, sur les cadres, et j'ai pleuré. Il n'y a pas assez de lumière pour des plantes ici, et j'avais sous mes yeux des arbres, des paysages verts. Les fois suivantes, je venais seul encore, et je trouvai une boîte de bougies dans un des cartons. La lumière vacillante de la flamme, la lumière jaune, tellement douce, tellement vivante. C'était une lumière si différente de celle des néons, blanche, figée et artificielle. Elle était fascinante, cette petite flamme. Alors j'ai vraiment vu, les couleurs. Il y en avait tellement. Elles étaient si incroyables, si différentes de tout ce qu'on avait pu connaître, nous qui vivions dans l'ombre...
Avant, je parlais de bleu sans vraiment savoir. Je suis resté longtemps devant une simple photo, d'une prairie, un arbre sur un côté, et le ciel bleu avec quelques nuages. Alors j'ai laissé les mélanges de couleurs entrer en moi, se répandre. J'imaginais un flacon éclater et tacher une feuille blanche. Voilà comment j'ai connu les vraies couleurs. Comme un objet qui se brise, dans un bruit cristallin, au ralenti, et qui vient m'inonder dans un souffle frais. J'ai été submergé de lumière, dans ce monde en noir et gris. Instant qui me fait frissonner encore. Instant au-delà de tout ce que j'avais pu imaginer du dehors. Instant hors du temps, sans prix, avec éclat. Ébloui.
Car il n'y a plus de couleurs nulle part ici, même avec la lumière, puisqu'elle est occasionnelle et très chère (même pour une boîte d'allumettes), et donc personne ne s'achète des couleurs qu'il ne pourrait jamais voir, et qui coûtent trop, ici. Ce qu'il reste, c'est des espèces de choses ternes et usées, complètement délavées, et recouvertes par une couche de crasse et de pollution dans l'air, qui se dépose partout et recouvre d'un voile sombre la moindre chose qui pourrait encore prétendre être un peu colorée. C'est ça, cet espèce de gris qui glisse le long des choses, imprenable, intouchable. On vit dans un décor que l'on ne regarde pas, que l'on ne voit pas, et que de toute façon nous ne pouvons pas voir. Si nous pouvions tous les jours, je crois que ça serait pire. Il vaut peut-être mieux vivre dans le noir et tenter d'imaginer, que de voir la réalité fade.
Et puis, il ne fallait pas parler de cette découverte, à personne. Les images en couleur sont depuis longtemps illégales. Les autorités les confisquent et multiplient les fouilles. Ils ont peur des gens. Qu'ils aient envie de les voir en vrai, les couleurs, si jamais ils les découvraient vraiment. Et alors les gens n'auraient pas d'autre choix pour ça que d'aller à la surface, ce que personne ne veut. Moi je crois que c'est eux qui se débrouillent pour que la lumière coûte cher, pour pas qu'on en ait envie. Pareil pour les couleurs, quoi de plus dangereux que de voir, de les voir, et de comprendre, vouloir respirer les couleurs... Je me suis senti important, de comprendre tout ça. Eux, le maire et tout ça, ils savent qu'ailleurs, au-dessus, c'est pas comme ça. Ils savent aussi que nous, on ne doit pas se rendre compte de ce qu'il peut y avoir à la surface. Il y a trop d'enjeux. Vous imaginez-vous, des êtres humains, ternes, pâles, maigres, sortir des égouts par centaines de milliers et envahir la bonne société ? Ce n'est pas correct. Nous sommes trop utiles pour ça, et trop gênants pour le pouvoir. Peut-être même que la plupart de ceux à la surface pensent que nous vivons dans les mêmes conditions qu'eux.
Longtemps, je regardais la bougie et sa petite flamme dans l'obscurité de ce grenier poussiéreux. Perdu dans mes pensées. Elle dansait oui, de cette espèce de mouvement régulier et sursautant, en répandant cette douce lumière au milieu de nulle part, seule dans le silence, qui, pour la première fois était pesant dans mes oreilles. Je voulais goûter la lumière et les couleurs, je voulais respirer l'air frais, sortir de cette atmosphère poisseuse qui m'était de plus en plus pénible à supporter.
Comment peut-on faire oublier la vraie lumière et les couleurs, vives, éclatantes, éblouissantes même.
J'avais sous mes yeux, égoïstement, orgueilleusement même, les seules couleurs dont je n'avais jamais eu connaissance.
Tout a changé pour moi.
Alors je marchais plus librement dans les ruisseaux d'eau noire, sautillant, et éclaboussant au passage le trottoir sec. Les bruits des usines, pas très loin, je ne les entendais plus que comme un bourdonnement sans importance, juste un léger fond sonore. Dès ce jour, plus rien n'a compté vraiment, que l'envie des couleurs confisquées.
Ils avaient réussi à enfermer les couleurs. Plus j'y réfléchissais à ce moment-là, plus je trouvais ça invraisemblable et impossible. Et je levais la tête, ne voyant partout que des ombres noires et des gris, juste des gris, de toutes les nuances.
Même les plus doux me sont devenus agressifs, provocateurs, intolérables. Alors j'ai commencé à baisser la tête, regardant le sol pour oublier les façades, écoutant mes pas, pour ne plus penser. Mais c'était trop tard. Le flacon brisé ne pouvait plus se reconstituer et redevenir lisse et hermétique. C'était trop tard.
J'ai attendu un peu avant de les emmener, elle et lui. Je voulais en profiter tout seul avant. J'avais un peu peur que leurs regards posés dessus, ils me les volent, mes couleurs. J'imaginais qu'elles se mettraient à disparaître, à glisser le long du papier, et à venir s'échouer sur le parquet, pour dégouliner un peu partout, et finir par s'évaporer, perdues à jamais. Tout ça paraissait tellement impossible.
Une fois qu'ils les ont vues, je me suis rendu compte que c'était ridicule, même si je gardais au fond de moi une certaine appréhension. C'était idiot, mais je ne voulais pas qu'elles disparaissent comme elles l'ont fait ailleurs, sans que personne n'y fasse vraiment attention. Comme partout ici, où les gens en étaient jusqu'à en oublier même l'existence, au profit d'un mot vide, que personne ne comprend plus, d'une étiquette que l'on prononce sans plus rien imaginer derrière. Comme si un mot pouvait tout remplacer. « Couleur », ce ne sont que des lettres mises l'une au bout de l'autre, sans aucune sensation dans le mot même. Il faut les connaître pour les ressentir dans le mot. Mais ça, les gens ne semblaient pas s'en rendre compte, ça me faisait mal.
Elle et lui, ils ont été fous, en les voyant. Ils étaient très heureux, riant, regardant, des étincelles dans les yeux, éclairés de la bougie. J'ai été soulagé en les voyant comme ça, ils y accordaient trop d'importance pour en parler à qui que ce soit. Je l'ai senti, pour eux aussi le flacon brisé. Je les ai redécouvertes avec eux, comme nous l'avons fait chaque fois par la suite.
On en a discuté longtemps, dans le grenier. Il avait fallu éteindre la bougie, on ne devait pas les user trop vite. Il en ressortit qu'ils étaient de mon avis sur ce que j'avais imaginé, le pourquoi de la chasse aux couleurs. Guerre impossible sans doute, mais qu'ils avaient gagnée, faisant oublier même cela, supprimant toute dignité, emmurant dans le fond du puits les déchets humains, qui perdaient toute identité.
Alors on en a parlé tous les trois, et c'était tellement bien d'en parler. De sentir d'autres que soi s'emporter dans les flots, se laisser aller à trois dans les méandres de l'imagination. Depuis ce moment-là, on se construisait notre monde, en couleur, dans notre tête. C'est là que je compris l'importance des couleurs, et l'infini de l'imaginaire, le vrai.
Et puis, après cela il n'y avait qu'un pas à faire. On y pensait sans doute chacun de notre côté. L'envie de les voir vraiment, et de sortir.
Bientôt, je ne pensais plus qu'à ça. Eux aussi, mais on en parle pas. C'est comme si on nous avait juste fait goûter un parfum, et qu'on voudrait manger à pleines dents. Et je comprends pourquoi il y a tant de suicides parmi les plus vieux ici. Ce sont ceux qui les ont connues, croquées. Eux ils ont vécu les couleurs et la lumière, ils ont vu autre chose, ils savent encore. Mais ils baissent la tête et se taisent, humiliés, honteux de ne pas avoir réagi et de s'être laissés faire. On les voit regarder les jeunes, avec des yeux tristes et coupables. J'aimerais aller les voir et leur dire « Je vous comprends car je sais », mais je n'y vais pas. J'aimerais discuter avec eux, mais je ne le fais pas.
Et tous les jours de nouveaux nous quittent, réduisant leur savoir à une poignée d'individus. J'aimerais encore leur dire qu'il y a un espoir car d'autres qu'eux comprennent, mais j'ai peur, c'est un sujet dont personne ne parle, soit parce que les gens ne savent pas, soit parce qu'ils ont peur. Et moi j'ai peur.
Alors moi aussi je deviens plus triste qu'avant. Même si on ne peut pas dire que quiconque soit joyeux dans son ignorance. Moi c'est dans mon mutisme. Je regarde autour de moi, et je me dégoûte.
Et puis, la mesure est arrivée. Enfin, ils ne l'appellent pas la mesure. Voilà ce qu'il s'est passé. Il y a eu une annonce, au travers des haut-parleurs, accrochés sur les colonnes. Je ne pensais pas qu'ils marchaient encore. C'était après la sortie des usines. On le sait à cause des sirènes stridentes qui l'annoncent toujours. Une voix, celle du maire on m'a dit, nous a adressé quelques mots :
- Toute la population est conviée demain, après la fin de la journée de travail, à se rendre place de l'Hôtel de Ville. Des rondes seront faites dans la ville, afin d'y conduire ceux qui pourraient oublier de s'y rendre. Nous avons, le conseil et moi-même, une découverte des plus importantes à vous communiquer. Nous sommes sur la bonne voie, termina-t-il sur un ton exalté, mais légèrement forcé, comme l'insistance sur le mot « oublier », qui me fit tristement sourire.
Alors il a fallu y aller. Comme tous les autres avancer, et se sentir seul parmi la foule des ombres, sur les routes pleines de débris. Seuls, nous l'étions tous, à trébucher, se prendre les pieds dans les branches, à les enfoncer dans les flaques croupies. Seuls, à avancer dans la même direction, dans l'angoisse, seuls.
Je les ai retrouvés un peu plus loin, elle et lui. Ils m'attendaient. Happés par les ombres. Sur la place, les murmures couraient sur la foule et venaient bourdonner dans nos oreilles. Je ne m'étais jamais senti aussi mal, serré par les ombres pâles, les souffles humains miséreux. Et puis, la voix est arrivée, dans l'ombre. Elle a surgi de partout, autour de nous, comme des cris en échos, rebondissant contre la plate-forme, et fondant sur nous à nouveau. Il y a eu un long discours. Tous les trois, on s'est tenu la main, et on tremblait. C'était un coup de massue. Et personne n'a réagi. Les vieux se taisaient depuis longtemps, et nous, nous... nous tremblions.
La déclaration devait être prévue depuis le début, depuis la construction de la plate-forme. Et maintenant, c'était le moment, les cloportes étaient prêts, ils ne réagiraient plus. La voix ferme, dans ce semblant d'exaltation expliqua : les brillants archéologues de la ville avaient fait une découverte capitale il y a quelques jours, les fragments d'un texte sacré ont été retrouvés. Textes qui ont toute la confiance des autorités sur ce qui est de son authenticité et de sa vraisemblance.
La création, étant divine, est parfaite. Les fragments expliquaient partant de là, ou plutôt la voix, que quiconque étant surpris à reproduire la réalité de façon trompeuse, ou à faire preuve d'imagination, trahissant par là notre divinité, se verrait traqué et emprisonné pour non-respect de la religion, la seule véritable, comme le prouvent les fragments et les chercheurs. Et des chercheurs, il y en eut effectivement, participant au long discours par de longues théories incompréhensibles.
Puis il ne fallut pas détourner les yeux. Les lumières avaient été éteintes bien sûr, mais les flammes nous éclairèrent. Masse informe, observant, dans les acclamations souvent, ce feu dévorant. Oui, un feu, au milieu de la place, qui brûla les couleurs. Par cartons, de couleurs, toiles, photos. Alors il a fallu rester impassible, et regarder. Les dernières grandes étincelles jaillirent, dernier sursaut de vie. Suivre des yeux des images s'envoler, se noircir, et retomber là, enfin acceptables, enfin noires, grises. Derniers éclaireurs, qui s'enfuient, mais se consument en vol, tombent en cendre sur la foule qui applaudit. Cette fois c'est fini, ils ont légitimé l'interdiction, elle a sens pour la plupart. Plus d'image, plus de reproduction, plus de rêve. Alors tous les trois, il a fallu qu'on se lâche la main. Il a fallu qu'on applaudisse, parmi tous ces visages pâles et gris, parmi ce décor sans couleurs. Nous nous sommes serrés, et nous avons applaudi, une larme lavant les joues de la poussière.
Maintenant on se retrouve là-bas tous les trois, mais on ne se dit plus rien, on garde chacun notre monde pour nous, dans les photos. On regarde autour de nous, et on détourne les yeux. On voit le gris et le noir, et on ne voit rien d'autre, alors on ferme les yeux. Quand on traverse les rues, on regarde nos pieds. Plus rien n'existe. Nous-mêmes, on est que des fantômes errants, sous une plate-forme opaque, dans l'ombre, dans la nuit éternelle, mais la nuit sans lune et sans étoiles, sans nuages même. Sans ciel.
Et puis, il a fallu aller aux rassemblements religieux, cracher sur les couleurs dans de longs discours, cracher sur les images. Aucune représentation n'égale l'œuvre de Dieu.
Alors lui, il a été le premier à nous quitter, on a retrouvé trois mois après sa première visite dans le grenier un petit mot.
Je ne peux pas continuer, j'aurais aimé les voir, là-haut, c'est insupportable. Je ne fais plus rien sans y penser, je ne vis plus vraiment. J'ai déjà survécu depuis ma naissance, comme tout le monde ici, mais c'en est trop. Je n'ai plus qu'une envie, dormir et rêver en couleur, sous la lumière. Je ne crois même pas à ce que je dis. Soyez plus courageux que moi, et montez vivre. Moi j'arrête. C'est fini.
Il n'est jamais revenu. Ça a été encore plus dur ensuite. Notre secret était trop lourd, la vérité, mais surtout la réalité, tout est devenu insupportable.
Elle l'a suivi.
Alors je suis à nouveau seul ici. J'étais trop lâche pour oser faire pareil.
Le temps a passé, j'ai essayé de soigner mes blessures. Elles ne se sont pas refermées. Je les vois encore, j'ai gardé leurs deux lettres, dans le grenier, vers les photos. J'y suis retourné tous les jours. J'y passais des heures, à regretter. Et à me retourner, à rester sur mes gardes, à vivre dans la peur.
Plusieurs ont été arrêtés, avec des images. Avant la réunion de culte, on devait tous passer devant, et leur cracher dessus, lui, eux, enchaînés à nos pieds.
Depuis quelques semaines, je regarde ceux qui ont l'âge que nous avions. J'observe beaucoup, et je distribue trois photos par personne qui me semble être de confiance. J'en fais se rencontrer. J'ai peur, toutes les photos au même endroit, s'il y a une descente dans le grenier, tout est fini.
Alors j'éparpille, espérant toucher le plus de monde, espérant qu'ils oseront ce que je n'ai pas pu faire.
Quand il n'y aura plus que trois photos, je les donnerai à quelqu'un, et avec il aura les deux lettres de mes amis.
Je lui donnerai aussi la mienne.
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