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Réalisme/Historique
embellie : Camarade Nollin
 Publié le 22/07/09  -  9 commentaires  -  7897 caractères  -  46 lectures    Autres textes du même auteur

Histoire vécue par moi-même, durant mes années d'artisane en décoration d'intérieur.


Camarade Nollin


À mes débuts d’artisane en couture d’ameublement j’ai été tentée par la réfection des sièges, mais le métier de tapissier traditionnel, où l’on utilise crin et ressorts, est difficile à maîtriser pour qui n’a pas suivi un véritable apprentissage.


Depuis quelques années déjà, certains tapissiers employaient de la mousse synthétique.

Je me suis formée à ce procédé, plus accessible aux néophytes. J’ai appris à tendre les sangles sous la ceinture et – dans l’euphorisant parfum de la colle néoprène – à superposer des mousses dont les densités différentes permettent d’obtenir l’épaisseur, la fermeté ou la souplesse, le galbe. Tout en me servant de semences pour fixer la toile blanche, je n’ai jamais pu en remplir ma bouche et les cueillir une à une sur le bord de mes lèvres avec mon ramponneau aimanté, comme une vraie professionnelle, mais j’ai bien aimé poser la couverture, c’est-à-dire tendre et clouter le tissu d’ornement, assise au ras du sol sur le petit tabouret.

Chaque clou, à la tête arrondie vieil or, est positionné dans le creux de la feuillure. Deux coups de marteau suffisent : un léger pour fixer la pointe, un autre, plus fort, pour l’enfoncer complètement. Au bord de chaque clou les poils du velours se hérissent, surpris par cette agression. La sûreté des gestes s’acquiert peu à peu. Il faut un certain temps de pratique pour obtenir un alignement parfait, mais quel plaisir quand un siège maltraité, blessé, éreinté par une longue existence arrive entre vos mains, quel plaisir de le soigner, le panser, lui redonner l’éclat de sa jeunesse et le voir repartir, flambant neuf, pour une deuxième vie !

Mes restaurations étaient valables, puisque je les ai vendues et n’ai jamais reçu aucun reproche, mais j’ai abandonné assez vite cette spécialité à la gent masculine. C’est un travail fatigant, sale, et plutôt malsain. Avant de refaire, il faut défaire, faire sauter les clous, puis les semences, à l’aide du pied-de-biche et du maillet de bois. Ce dégarnissage vous fait disparaître dans un nuage de poussière séculaire, on peut contracter des maladies de peau ou respiratoires. On se blesse avec les semences rouillées, il ne faut pas négliger la vaccination contre le tétanos.


Cependant, ce travail ingrat – qui me laissait pantelante, les doigts meurtris par les dérapages d’un maillet vicieux – m’a souvent permis de rêver.

On trouve de tout dans les fauteuils. Entre l’assise et le dossier, sur les côtés, le long des accotoirs des bergères, se glissent mille et une babioles : épingles à cheveux, piécettes, petits ciseaux à broderie, une pierre dessertie de son chaton de bague, deux ou trois perles fines échappées d’un collier rompu… Ces objets, pour moi, devenaient pièces à conviction, faisaient revivre des scènes. Je me surprenais à imaginer, en fondu enchaîné, des personnages d’une autre époque s’étant assis là. Je voyais l’évanescente jeune fille rêvant sur sa broderie au petit point ; j’entendais le rire pointu de la coquette tortillant nerveusement son collier devant un godelureau ; je devinais la panse repue du bourgeois laissant glisser de sa poche quelque monnaie en sortant sa montre gousset…


De ce court passage au tabouret je retiens un souvenir bouleversant qui mérite à lui seul d’avoir tenté l’expérience.

Un couple « vieille France » entre dans l’atelier, la dame drapée de vison, le monsieur l’air austère et hautain. Un jeune homme les suit, portant un vieux Voltaire souillé, délabré, l’assise défoncée, la boiserie du dossier fendue en deux endroits. Je détecte sans peine le meuble « d’époque. » On me confirme qu’il n’a jamais été restauré. J’hésite à le garder, tant la réparation me semble délicate, la solidité finale aléatoire. Sur un ton ampoulé Madame insiste, disant ne pas vouloir l’utiliser pour s’asseoir :


- Ce meuble de famille sera placé dans un angle de mon hall d’entrée. Il ne servira pas, mais je veux qu’il soit beau. Je l’ai toujours vu au domaine de mes grands-parents, successeurs du Duc de Penthièvre, fils du Comte de Toulouse qui était le beau-père de Philippe égalité, lui-même père de Louis-Philippe 1er…


Je me vois obligée d’accepter, après avoir précisé quelles méthodes de travail j’allais employer.


En ce qui concerne ce Voltaire, la découverte n’est pas un objet. Avec moult précautions, je dégarnis l’assise en totalité, je consolide les taquets dans chaque angle pour prévenir un écartèlement, je défais ensuite le dossier et termine par les accoudoirs. À la fin du strip-tease m’attend la surprise. Les manchettes du Voltaire sont assez grandes, rectangulaires. Sous le tissu et le crin, creusée à la pointe sèche dans le bois, se trouve une inscription : Nollin 1853 Vive la République.


Ainsi, cinq ans après la révolution de 1848 et la chute de Louis-Philippe, un artisan, un travailleur du peuple a voulu – à l’insu de son client aristocrate – graver là son opinion pour la postérité. Je lis, je relis ces mots, je les caresse de mes doigts et de mon regard soudain embué, avec tendresse et respect. Peut-être a-t-il essayé d’imaginer la personne qui, un jour, découvrirait sa forfaiture ? Il n’a jamais pu penser que ce serait une femme, portant pantalon !

C’est à moi, fille d’un ouvrier et d’une couturière, petite fille de tonnelier, moi qui ai choisi de travailler « de mes mains », qu’échoit ce face-à-face avec un compagnon du passé. Je suis l’élue du hasard. Émotion saisissante.


Me reviennent alors à l’esprit les mots de Georges Coulonges dont le roman « Les sabots d’Angèle » se déroule à Paris, exactement à cette époque. Il nous fait vivre, au milieu du peuple, les dernières années de la royauté. Il nous décrit avec précision la vie des petites gens, leur misère, leurs courageux efforts pour survivre. On voit des illettrés se mettre à apprendre leurs lettres, se réunir en cachette pour chanter des textes dits subversifs. Quand les roussins font irruption dans la salle, les chansonniers sont emprisonnés à Sainte-Pélagie. On voit peu à peu s’éveiller les consciences, s’affirmer le désir de justice. On sent monter la fièvre de ce peuple harassé, meurtri, affamé, et Georges Coulonges s’interroge : « Qui contiendra jamais la férocité amassée en silence par ceux qui, dès leur naissance, sentent levées contre eux toutes les férocités ? »


Je range le fauteuil dénudé contre le mur, je jette à la poubelle les vieux ressorts, le crin, à regret le tissu déchiqueté – « on n’en fera plus jamais d’aussi beau » – et je me mets à balayer, sans cesser de m’adresser, en pensée, à mon camarade Nollin :

« Ton pied de nez n’est pas banal ! Tu as pensé que des générations de nantis allaient caresser de leurs doigts – sans le savoir – l’exclamation la plus provocante, la plus odieuse qui soit pour eux, « Vive la République ! » Il y a de la délectation dans ton geste. Dans les hôtels particuliers, dans les maisons de maître à venir, toujours ton cri du cœur « Vive la République ! » étouffé par le crin serait là, à l’insu de tous, traversant les décennies, pour arriver jusqu’à moi.

Je vais m’offrir le plaisir d’aviser mes clients. Je te dois cette honnêteté. J’ai touché du doigt la preuve de ton existence. À présent, je t’imagine sans peine, dans ton échoppe du faubourg ! Tu graves avec application ta profession de foi, une lueur revancharde et jubilatoire illuminant ton visage… »


La journée est finie mais l’atelier revit.

Des senteurs de crin et de toile de jute, réveillées par le balayage, se donnent des airs de parfum de fenaison. Dans les rayons d’un soleil déclinant, des myriades de grains de poussière blonde, en suspension, dansent gaiement.

Avant de sortir et de fermer la porte, je regarde un instant le squelette du fauteuil, croyant sentir là, tout près, une présence invisible. Très vite, je me fustige sans ménagement : « Quelle idiote ! Et ça se dit cartésienne et rationaliste ! »


 
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   florilange   
22/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Très jolie, cette histoire d'artisane appliquée à son travail, qui voit soudain surgir le signe d'1 artisan du passé. La camaraderie par delà les époques. On savait que les meubles anciens avaient du vécu. Ce fauteuil possède bien +, il transmet 1 message se moquant de tous les c... d'aristos qui l'ont écrasé.
Je trouve cette nouvelle bien écrite, intéressante & pleine d'espoir dans l'avenir. Merci,
Florilange.

   Anonyme   
22/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour,

j'ai bien aimé le récit de cette anecdote, même si la conclusion me paraît un peu faible. Et puis, peut-être ai-je été déçu par votre décision de révéler le secret du fauteuil à ses propriétaires. Je crois pour ma part que j'aurais fait un clin d'oeil au camarade Nollin et que j'aurais recouvert soigneusement son "Vive la République" sans en déflorer le message, me délectant à l'avance d'imaginer ce fauteuil trôner majestueusement (!) dans quelque lieu empesé et confit et rire sous cape du bon tour joué à ces noblesses déchues !

   NICOLE   
22/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Une histoire doucement désuette, comme ce fauteuil oublié qui réussit encore à réserver des surprises.
Juste un bémol pour la fin, je n'ai pas pu m'empécher de déplorer qu'elle s'oblige à une logique à mon sens pas forcément indispensable. J'aurais adoré qu'elle y croit dur comme fer, à cette présence, ma narratrice. Il me semble que comme ça, l'histoire aurait fini sur une note plus poétique, non ?

   Anonyme   
23/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonsoir embellie ! J'adore le "vécu" et pour moi cette histoire vaut plus que tous les textes imaginaires sortis de ci, de là. Elle est de surcroît, ce qui ne gâte rien, fort bien écrite et j'ai trouvé grand plaisir à cette lecture. Merci et très bonne soirée

   widjet   
24/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Embellie sait décidément y faire pour intéresser son lecteur avec trois fois rien. L’écriture – travaillée - y est pour beaucoup je pense.
Cette fois ci l’auteur époussète ses souvenirs et conte une histoire avec une émotion aussi subtile que communicative. On trouve parsemées ça et là quelques jolies et discrètes tournures (c’est justement parce que ça foisonne pas qu’on les remarque) qui nous rappelle que l’auteur maîtrise les mots et à un esprit aiguisé.

Sans chercher l’épate littéraire, le texte séduit et surprend malgré tout.

Du bon et authentique boulot d’artisan.

Widjet

   liryc   
24/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Magnifique nouvelle. Extrèmement originale et bien construite.
un coup de coeur. Sincérement. Que je n'ai pas ressenti depuis longtemp pour un texte sur oniris.

   Selenim   
5/9/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Quelle belle plume, un velours délicat qu'on caresse sans que ne pointe la moindre rugosité.

Le parfum d'authenticité qui s'évapore au fil des lettres, les odeurs vivaces, les sons qui claquent, les ressentis qui planent ; tout est réuni pour happer le lecteur, attentif et disposé.

Merci pour cette simplicité.

Selenim

   Anonyme   
5/9/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour embellie
Belle nouvelle portée par une belle écriture. Mais j'en suis exactement au même point que Jphil. Moi aussi, je crois que je n'aurais rien dit. Je n'avais jamais imaginé qu'une chaise puisse en dévoiler autant.
En tout cas c'est très visuel et c'est une bien belle écriture.
Bonne continuation à l'auteur et au plaisir.

   Anonyme   
10/1/2010
 a aimé ce texte 
Bien ↑
belle écriture qui nous fait bien vivre le métier d'artisan et au delà l'esprit de classe à travers les ages ...
La découverte de tous les petits objets nous racontant une histoire est très bien vu "épingles à cheveux, piécettes, ... deux ou trois perles fines échappées d’un collier rompu" et commence à nous promener dans la grande histoire...
La découverte de ces petits mots 'non les moindres" laissé par un artisan deux siècles plus tôt qui renvoie à une fraternité de classe à travers les âges est très émouvante ...Car à la fois, c'est une belle façon de faire rentrer la république dans les salons des aristos, mais aussi faire un clin d'oeil de connivence à l'artisan futur qui réparera le siège ..cette partie aurait pu être plus développée ...Je crois que j'aurais aimé aussi que le secret demeure en solidarité à cet artisan....
Je trouve par ailleurs qu'il y a un peu trop de description du travail (c'est bien fait mais un peu de trop), la citation de G Coulonge me semble de trop aussi...Et la fin, le retour à la brutale réalité rationnelle est dommage ...
Bonne continuation


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