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Sentimental/Romanesque
embellie : La môme Andrée
 Publié le 12/02/16  -  5 commentaires  -  9240 caractères  -  31 lectures    Autres textes du même auteur

Docu-fiction d'après une peinture, "L'absinthe" de Degas.


La môme Andrée


Voir le tableau : https://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/degas/absinthe/degas.absinthe-2.jpg



Lassé des longues heures d'écriture assis à son bureau, Monsieur Zola s'apprête à sortir, comme chaque jour après le repas de midi, pour ce qu'il appelle sa nécessaire et hygiénique promenade. Délaissant son chapeau habituel, il pose sur son front dégarni un couvre-chef plat, genre de béret à pompon, en fourrure assortie à celle du col de sa pelisse. On croirait voir un berger basque, mais un simple détail – son binocle au cerclage doré qu'il ajuste d'un petit coup d'index en haut de son nez – le gratifie d'un intellectualisme tout citadin.


Après une bonne heure de marche, sous le ciel frileux de cette fin d'automne, il se trouve sur la grande avenue des Batignolles, en direction du square. Il est à peu près certain de trouver là son ami Degas, sur un banc, au bord de l'étang, le regard captivé par les cygnes et les vaguelettes ensoleillées. Et le peintre est là, effectivement, empreint de la même certitude, voir arriver son ami l'écrivain pour le partage d'un moment de repos. Il le reconnaît au bruit de ses pas et s'adresse à lui sans même lever les yeux :


‒ C'était inévitable : l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées. Pauvre Marcellin ! Je pensais à lui à l'instant voyez-vous, et je ne peux m'empêcher de vous accueillir en formulant à voix haute cette constatation qui me trotte dans la tête. Tenez, assoyez-vous près de moi.

‒ Bonjour Edgar. Pourquoi pauvre Marcellin ? Peintre, graveur, écrivain à ses heures, Marcellin Desboutin n'a jamais crié famine que je sache. Et puis pourquoi dites-vous amours contrariées ? Je l'ai vu pendant des années hanter les mêmes gargotes que nous, toujours flanqué d'Ellen Andrée son modèle fétiche…

‒ Attendez Émile : vous me parlez des derniers temps, quand il finissait par boire autant qu'elle et qu'ils restaient ensemble pour se soutenir mutuellement, soudés par l'alcool ? Un jour vous m'avez dit, désignant la môme Andrée d'un coup de menton, mi-admiratif, mi-écœuré "on dirait ma Nana en fin de carrière" mais vous ne connaissez pas son histoire.


Monsieur Zola esquisse un demi-sourire, se tourne un peu vers son voisin de banc, croise les bras sur son buste et, content de la tournure que prend la conversation, réplique, un brin de malice au coin de l'œil :


‒ J'admets ; ma réflexion n'était pas flatteuse, mais vous ne vous êtes pas gêné pour les peindre tous les deux avachis devant leur absinthe ; ils ont dû être contents du cadeau !


Il n'en fallait pas plus pour aiguillonner le peintre. Son regard outré se pose sur son ami et il se lance dans une longue explication :


‒ Ils ne l'ont même pas su ! Vous pensez bien que je n'allais pas les faire poser. Je les lorgnais en douce, et puis je les connaissais tellement que je pouvais les croquer de mémoire, en atelier. Je n'y ai pris aucun plaisir, croyez-moi. Ils étaient si maussades tous les deux… C'était une commande. Les marchands commençaient à se lasser de mes danseuses, je ne vendais plus beaucoup, ils voulaient du réalisme, alors… Mais moi qui les ai connus jeunes, je peux vous assurer qu'ils n'ont pas toujours eu ces allures dépravées. Elle posait pour beaucoup d'entre nous. Moi je ne la trouvais pas très belle, avec son visage quelconque, un peu poupin, ses yeux aux paupières gonflées, tombantes, lui donnant un air de chien battu, mais elle avait un corps bien proportionné, que Gervex nous a montré dans toute sa splendeur sur sa toile "Rolla" au parfum de scandale. Vous vous souvenez ? Quelle histoire ! Et puis… elle n'était pas farouche.

‒ Tiens, tiens, vous faites partie de ceux qui…

‒ Bah, je ne m'en suis jamais caché. C'était bien avant sa rencontre avec Desboutin, je vous l'assure. En y pensant avec le recul, j'aurais pu me douter de son alcoolisme latent. Écoutez un peu les noms des tableaux dans lesquels on la retrouve : Dans "Un café" de Gervex, "Chez le père Lathuille" et "Au café" de Manet. Dans "Le déjeuner des canotiers" Renoir l'a placée plein centre, un verre à la bouche, seul personnage en train de boire… Cela devenait notoire. Rien d'étonnant si, tout naturellement, je l'ai assise au "Café de la nouvelle Athènes" pour le portrait commandé par ce bourgeois. Je ne pouvais l'imaginer ailleurs.

‒ De plus Edgar, dites-moi si je me trompe, c'est bien elle qui a posé encore pour Manet, devant une prune à l'eau-de-vie, place Pigalle ou chez Guerbois, je ne sais plus ?

‒ Ben oui, vous voyez ! Manet a appelé sa toile "La prune". Un prétexte. Je reste persuadé qu'un léger sadisme le poussait à vouloir la montrer sur la mauvaise pente. Là, accoudée à ce guéridon, la tête posée sur sa main, elle a le regard lointain, un air désabusé, on sent peser sur elle comme un accablement. Elle s'alcoolise et elle fume ; on voit bien que cette femme n'est pas heureuse. C'est le début de la dégringolade. J'ai fait remarquer à Manet son manque de délicatesse, ce qui nous a valu un grand froid pendant quelques mois.

‒ Lorsque l'avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble. Votre description me fait remarquer que je ne l'ai jamais vue sourire, pas plus dans la vie qu'en peinture.

‒ Ah ! Cela vous va bien de dire ça ! Vos personnages féminins ne sont pas plus souriants, me semble-t-il. Je n'ai qu'à imaginer votre Thérèse Raquin par exemple.

‒ Pardon, Thérèse sans doute, mais Gervaise ou Nana étaient gaies, elles riaient, elles chantaient, avant que je les entraîne dans les galères de leurs vies misérables… Mais il ne s'agit pas de moi. Continuez votre histoire, vous m'intriguez.

‒ J'y viens. Elle était follement amoureuse d'Édouard Manet. Lui, bien sûr, en a profité pendant des années, la faisant poser sans bourse délier, la mettant dans son lit quand il n'avait pas mieux sous la main, la rejetant quand il n'avait plus besoin d'elle, etc. Petit à petit, déçue, découragée, elle s'est laissée aller à la boisson. Les peintres ne la sollicitaient plus, d'ailleurs elle n'était plus capable de poser. Puis un jour on ne l'a plus vue.

‒ Et Desboutin dans l'histoire ?

‒ Vous n'avez pas deviné ? Il l'avait dans la peau, il ne pouvait pas vivre sans elle. Il a tout supporté : l'indifférence d'Ellen à son égard, ses départs chez Manet et ses retours successifs, ses changements d'humeur, sa neurasthénie et son goût pour l'alcool, qu'il a adopté, par mimétisme sans doute. Ils se sont mis ensemble vers 1865 je crois et ne se sont plus quittés. Pour mon tableau, il aurait été impensable de la peindre sans Marcellin à ses côtés, ils étaient inséparables.

‒ La passion est encore ce qui aide le mieux à vivre.


Les deux hommes lèvent le menton, leur regard se perd dans le lointain et un silence discret permet à chacun de se recueillir avec regret dans le souvenir de passions à présent révolues. Au bout de quelques secondes, Degas ajoute :


‒ Ils ont disparu en même temps. Tout le monde a pensé qu'ils s'étaient réfugiés en province, pour cacher leur déchéance.


Et Zola semble conclure en disant :


‒ Rien n'est jamais fini… Il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. Je me plais à leur donner une chance.


Monsieur Zola se lève le premier, invite Monsieur Degas à le suivre pour se dégourdir les jambes, et ils font quelques pas sans parler, plongés dans leurs pensées. Puis :


‒ Mon cher Degas, je vais vous embêter encore une fois, mais vous me connaissez, je dois savoir tous les détails dès qu'il s'agit du comportement de mes semblables ; cela pourrait me servir un jour, et jusqu'à présent je n'ai eu qu'à me féliciter de mon tempérament de fouineur. Donc, encore une question : pourquoi m'avez-vous parlé d'un parfum d'amande amère, au début de notre conversation ?

‒ Sacré romancier ! Aucun mot ne vous échappe ; il vous faut engranger, engranger toujours… Au fait, vous n'avez pas votre cahier d'écolier aujourd'hui ?… Bref, je vous explique. Marcellin m'a dit une fois exactement ces mots, accompagnés d'un profond soupir : "L'odeur des amandes amères me rappelle toujours le destin des amours contrariées." Il était romantique, le bougre. Mais j'ai fini par comprendre. J'ai appelé mon tableau "L'absinthe". Vous remarquerez que l'absinthe se trouve devant Marcellin, pas devant Ellen. Elle n'en buvait jamais. Sa préférence allait à la mauresque. Vous connaissez cette boisson alcoolisée à l'orgeat ; j'ai donc peint un ballon de mauresque devant la fille. L'orgeat est un sirop d'orge à l'amande amère, très parfumé. Elle en buvait si régulièrement qu'en permanence son haleine trahissait son vice, et son vice trahissait ses amours contrariées, d'où la triste réflexion de son compagnon d'infortune.

‒ Hé bien, vous avez sûrement été le dernier à la peindre. Tout de même, j'aimerais bien savoir ce qu'elle est devenue, la môme Andrée.


Les deux hommes ont quitté le square et cheminent à présent sur la grande avenue des Batignolles. Monsieur Zola pose sa main sur le bras de Monsieur Degas :


‒ Dites, si on poussait jusque chez Guerbois ? J'ai soudainement envie d'une mauresque, moi !


 
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   Vincendix   
26/1/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une fresque qui nous plonge dans un Paris où les artistes se fréquentaient, un microcosme tout à fait particulier. Ecrivains, peintres, sculpteurs mais également comédiens, femmes et hommes, avaient des relations amicales ou plus, parfois des antagonismes. Ellen Andrée, comédienne, a servi de modèle à de nombreux peintres en effet, c’est vrai qu’elle était souvent représentée en compagnie d’un verre d’alcool.
La conversation entre Zola et Degas, quoique relativement banale est agréable à suivre, c’est peut-être une fiction mais elle est plausible,
Je salue votre imagination et la précision de certains détails concernant les deux hommes, un assemblage qui tient debout et que j’apprécie.

   hersen   
27/1/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Assister à une conversation entre Degas et Zola, on ne peut guère résister.
C'est très intéressant de partir d'un tableau si connu et de raconter des anecdotes au sujet du modèle. Je viens de découvrir que seule l'homme a un verre d'absinthe devant lui.
Des réflexions comme "on dirait ma Nana en fin de carrière" nous plonge franchement bien dans ce réalisme des oeuvres de Zola. Il n'avait pas à aller chercher si loin ses modèles.

Ce que j'aime avant tout dans cette nouvelle est le fait de faire revivre ces moments, sans doutes imaginaires pour une part qui nous mettent dans l'environnement de ces artistes.

Docu-fiction. Exactement.

Merci de cette lecture.

   carbona   
27/1/2016
 a aimé ce texte 
Pas ↑
Bonjour,

Malheureusement je n'ai pas accroché, et je dis malheureusement car j'aime beaucoup l'idée d'écrire à partir de tableaux.

La conversation au sujet du tableau semble forcée : elle arrive d'un coup alors que rien ne la suggère auparavant.

Et le dialogue en lui-même ne m'a pas emballée : trop d'énumérations de titres de tableaux ou de personnages de romans qui font appel à ce que tout le monde connait et qui ne sont donc pas des infos très croustillantes.

Et d'un point de vue tout à fait personnel, la vision d'Andrée ne me plaît pas, j'idéalise peut-être trop les peintres qui sont cités mais l'histoire de la déchéance du sujet ne m'a pas plu.

Je regrette en fait que l'on reste en dehors dans cette histoire, on n'est pas dans la peau de Degas, ni celle de Zola, vous êtes selon moi resté trop en surface, comme par exemple ce genre de propos : "Sacré romancier ! Aucun mot ne vous échappe ; il vous faut engranger, engranger toujours... Au fait, vous n'avez pas votre cahier d'écolier aujourd'hui ?" J'aurais préféré plonger en plein dans une histoire plutôt que de me contenter de ragots colportés par deux personnages que je ne parviens pas à trouver crédibles. Le dialogue sonne faux, pas assez naturel.

Côté écriture, ça roule, ça n'accroche pas sauf le "Puis :" au cours du dialogue.

Désolée et encore une fois, je salue la tentative.

Carbona

   vendularge   
29/1/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

J'aime beaucoup ce texte qui nous invite dans l'intimité de deux monstres sacrés et d'Ellen Andrée. Le Montmartre des peintres et de leurs modèles...belle idée, joliment tournée.

Merci

   Anonyme   
13/2/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
J'aime beaucoup le peintre Degas et ignore l'œuvre de Zola, mais, quoi qu'il en soit, ne connais presque rien de leurs vies.
Ce n'est donc pas sans plaisir que je les ai suivis un instant.

J'espérais que serait évoqué le cadrage si particulier de la scène. Tant pis. D'ailleurs, ce détail aurait peut-être été de trop si d'autres choses n'avaient pas été développées car ce qui me manque, dans ce texte, c'est un peu plus de chair, de voir les deux personnages vivre sur l'instant et pas seulement au travers de souvenirs ou de la chute laissant présager que la môme et Zola seraient amants. Je ne sens pas réellement les personnages vivre, mais être présents essentiellement pour donner les détails sur l'œuvre et préparer la chute. Il y a une histoire, c'est certain, mais les personnages ne sont là que pour l'évoquer. Ce sont davantage des narrateurs que des personnages.
C'est sans doute le piège de l'exercice, mais il est néanmoins mené honorablement et l'écriture est plaisante.

Petit détail technique : le lien ne mène à rien, pour moi. En revanche, il fonctionne si l'on remplace https par http.


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