Le cortège silencieux avance lentement dans l’allée centrale du cimetière. La senteur épicée des cyprès s’exhale dans la chaleur de l’été. Les cigales devraient cesser de chanter, respecter le crissement des pas sur le gravier, seul accompagnement sonore digne en cette circonstance. Quand tout le monde s’arrête, mon grand fils se rapproche de moi et me prend la main.
Alors, tout à coup, sous le soleil torride, il a 10 ans. Sa petite main serre la mienne, nous courons sur la plage, nous rions et courons sur le sable brûlant pour rattraper son père, prêt à plonger. J’entends la petite voix rieuse crier :
- Papa, attends-nous, ne pars pas, ne pars pas…
Et c’est le déferlement. En vagues profondes les sanglots montent, me suffoquent. Mon fils me prend dans ses bras, me serre contre lui et tous deux, désemparés, pleurons sans retenue devant l’avide bouche noire qui avale le cercueil. Le soir-même, toute la famille repart, après un morne repas. Mon fils insiste, en vain, pour me voir adopter la chambre d’ami. Je ne veux rien changer à mes habitudes. Épuisée, je me love en fœtus et m’endors en pleurant.
Je vois de trois quarts son dos nu, son visage tourné vers moi, le menton à demi caché par une épaule rehaussée. Elle est assise sur le bord d’un lit défait, sa chute de reins plongeant dans un remous de draps chiffonnés. Ses bras sont repliés sur un oreiller qu’une main crispée serre sur son ventre. Un genou émerge à peine et, sous le bras gauche, apparaît un début de rondeur du sein, comme un gage de volupté. Volupté à venir, accomplie, interrompue ? Sa position, l’expression de son visage et le désordre du lit font pencher pour la troisième éventualité. Elle est éclairée de face. La chevelure descend dans le dos, s’estompe dans l’obscurité du contre-jour. Son regard va droit dans mes yeux. Elle a l’air apeurée d’être surprise dans son intimité. L’attitude est en suspens : va-t-elle se recoucher ? Cacher, honteuse, son visage et sa nudité ? Va-t-elle se dresser fièrement et quitter la pièce, tête haute, m’assénant, comme un coup, la perfection d’une fesse ferme, l’élégance d’une jambe longue et fuselée ?
Sous le soleil déjà agressif, la toile brille et le cadre doré éblouit mes yeux aux paupières gonflées par les larmes. Je me lève pour fermer à demi les volets, et me recouche. À présent je vois mieux son regard. Ses yeux noirs disent clairement :
- Eh bien, quoi ? As-tu fini de m’examiner ? Je suis chez toi, sur le mur de ta chambre, et c’est normal puisque c’est Lui qui l’a voulu.
Depuis un grand nombre d’années, j’ai ce tableau sous les yeux. Le jour où il l’a accroché, je l’ai trouvé très réussi, d’un érotisme modéré, latent, pudique. Reconnaissant l’habileté de mon homme à tout suggérer en finesse et sans doute obnubilée par son talent, je ne me suis posé aucune question sur l’intrusion de cette inconnue dans notre vie intime. On était jeune et on s’aimait. Il me semble, toutefois, m’être étonnée de ne pas reconnaître ce modèle, alors qu’ils m’étaient tous présentés, et il m’aurait répondu :
- Je n’ai jamais rencontré cette femme, je l’ai peinte d’après une photo de magazine.
J’allais souvent dans son atelier. Même à l’improviste, je n’ai jamais surpris un geste, une parole équivoques. La pose était partie intégrante du travail, le regard du peintre celui d’un technicien, scrutant, évaluant, soucieux des proportions, de l’éclairage, des volumes, des formes, et non celui d’un homme face à une nudité féminine quasiment offerte. Le regard du modèle était neutre, le plus souvent fatigué, indifférent, fixant un objet ou perdu dans un lointain indéfinissable. Alors pourquoi aujourd’hui ce malaise en moi, ce léger doute ? Sûrement parce que ces yeux-là sont beaucoup plus expressifs que ceux de ses modèles ! Je la regarde encore et la trouve très belle. Saine Méridionale à la peau pain d’épices. Une inconnue, d’après photo ? Pourquoi pas ? Il n’y a jamais eu de lit ni d’oreillers dans son atelier et je connaissais ses réticences à reproduire les objets sans modèles, féru comme il était de natures mortes très figuratives :
- Si je n’ai pas de modèle, si je veux imaginer, je n’obtiens pas la vérité.
Je ne peux lâcher le regard de cette fille qui, selon mes pensées, change d’expression. Il reflète à présent l’évidence :
- Ne sais-tu pas qu’un peintre peut très bien faire un tableau ailleurs que dans son atelier ?
Touché. Ah ! La garce ! Pour obtenir la vérité, que ne ferait-on pas ?
- Viens donc chez moi, chéri, tu pourras me croquer en situation – au sens propre et au figuré.
La douleur que je ressens, vive, cruelle, empreinte de colère et d’humiliation, vient s’ajouter à celle, profonde, à la fois sauvage et soumise, du cimetière. Pourquoi, mais pourquoi n’y ai-je jamais pensé ? Je ressens une jalousie de jeune épouse. Est-ce possible ? Je dois savoir.
Je me prépare rapidement et je sors. Vite. Je dois trouver un indice. Voici l’immeuble. Je gravis péniblement les quatre étages, qui ne conviennent plus à mon âge, cramponnée à la rampe. Essoufflée, j’ouvre l’atelier ensoleillé, fidèle à l’image qu’il m’a toujours donnée, une grande pièce légèrement désordonnée où semble se cultiver un négligé savant. Tout est comme toujours : les palettes, les pinceaux, à portée de main sur la table encombrée de tubes et de flacons ; sur le chevalet, une silhouette à peine ébauchée ; sur le fauteuil à bascule, négligemment jeté, l’immense châle laineux dont s’enveloppaient les filles entre les séances de pose ; sur le guéridon, près d’une fenêtre, le coin café. Les odeurs sont les mêmes : mélange d’arabica, de toile de jute et d’huile de lin. Ici, tout semble attendre le maître. Je ressens plus cruellement tout à coup le caractère définitif de son absence, tant je suis saisie par l’impression de vie qu’exhale ce lieu déserté. Je voudrais ne pas pleurer mais mes joues sont trempées.
- Allons, courage.
Je m’essuie, renifle, me mouche, et commence à retourner les toiles posées le long des murs. Plusieurs natures mortes, des portraits, des nus, mais ces œuvres sont récentes. Pas la moindre ressemblance avec cette nymphe émue qui partage notre chambre depuis tant d’années. Sur les étagères, des revues, des classeurs, des dossiers que j’épluche un à un. Rien de compromettant. Le visage de cette fille hante mon esprit. L’acuité de son regard, devenu triomphant, me transperce :
- Pourquoi te donner tant de mal ? Ici, tu ne trouveras rien.
L’arrogance de cette jeunette aiguillonne ma ténacité. Il me reste à « visiter » cette serviette en cuir et le meuble à tiroirs. La sacoche ne renferme que des papiers anodins. Je renverse un à un les tiroirs sur le sol, et sous un tas d’objets hétéroclites où se côtoient bouts de ficelles, tubes de couleurs efflanqués, morceaux de pastels et autres crayons trop usés, j’entrevois un bristol jauni, écorné, apparemment très ancien. Une chiquenaude pour le dépoussiérer et je saisis mes lunettes :
Mademoiselle Catherine Lavenel, 17 Rue Franklin, Béziers, Tél. : 28 28 19.
Mon cœur se met à cogner. Je retourne la carte aux bords adoucis par l’usure.
Jeudi 14 h si tu veux, Cat.
L’encre violette a pâli, c’est à peine visible. Je me sens pâlir aussi, mais je ne pleure plus. C’est elle, je le sens, j’en suis sûre. Ce prénom qui lui va si bien, cette écriture ronde bien affirmée, Jeudi 14 h si tu veux, Cat : le tutoiement, l’assurance de la fille de vingt ans qui propose, sûre de son audace… Oh ! Son air de mijaurée affolée sur le bord d’un lit ne me trompe pas, moi. Je sais bien, à présent, à qui j’ai affaire. Aujourd’hui ce tableau m’appartient, mais je ne veux pas d’un tel héritage :
- Ton portrait ne t’a jamais été remis ? Eh bien je vais me charger de la livraison, moi. Et nous verrons si tu fais toujours la fière !
Je quitte l’atelier comme une voleuse, laissant derrière moi un désordre digne d’un cambriolage en règle, et je rentre à la maison. Il est midi passé. Pas question de déjeuner. Je traverse la cuisine, prends au passage un couteau pointu, grimpe à la chambre, me précipite sur l’infâme nu que je transperce et lacère à grands coups rageurs. Je le sors de son cadre, l’enveloppe avec du papier kraft. Je l’emballe avec soin et, en appliquant un peu partout des bouts de scotch, je me fais l’effet de vouloir panser ses blessures. Je m’en veux aussitôt d’avoir eu cette impression fugitive. Pour garder ma motivation intacte, je me répète sans cesse :
- Ah ! Tu vas voir ! Tu vas voir !
Mon paquet sous le bras, je file rue Franklin. La vieille dame du rez-de-chaussée a bien connu une Catherine Lavenel :
- Elle est restée dans l’immeuble une quinzaine d’années, ensuite elle est partie avec un monsieur très distingué, dans une grande maison blanche, de l’autre côté de Béziers, avenue Wilson. Elle fait angle avec une petite rue, vous ne pouvez pas la rater.
Je remercie et cours avenue Wilson. Le papier d’emballage se colle à la sueur de mon bras nu. La demeure, bourgeoise, est impressionnante, avec son perron et son double escalier à balustres reposant sur un jardinet à l’Anglaise :
- Mademoiselle Lavenel ? C’est cette belle fille qui vivait ici avec Monsieur Anselme ? - Sans doute, madame. Ils ne sont plus là ? - Oh ! Mon Dieu non. Quand nous avons acheté cette maison à Monsieur Anselme, nous avons appris qu’il la vendait pour partir à Lima, noyer son chagrin dans les eaux du Pacifique, sa belle brune s’étant amourachée d’une espèce de rien du tout. Elle est revenue me voir peu après leur départ, pour me demander de faire suivre son courrier Rue Victor Hugo, à l’hôtel, l’hôtel… Ah ! Pardonnez-moi, j’ai oublié le nom de l’hôtel. Il y a très longtemps… - Merci madame.
Je repars au pas cadencé. Béziers est une ville perchée. Je maudis ces rues pentues. Je transpire beaucoup. J’ai la gorge asséchée. Pas le temps de m’arrêter dans un bistrot. Par bonheur, la Rue Victor Hugo est courte. Je la parcours en vitesse et ne vois qu’un hôtel. Après quelques réticences et à voix basse, comme si sa place à ce poste en dépendait, le gérant me confie :
- Le compagnon de Cat a été liquidé par un malfrat il y a deux ans à peine, mais ils n’habitaient plus ici depuis longtemps. C’était la bande qu’on appelait « Les dealers de la côte ». C’est à Valras qu’il s’est fait descendre.
- C’est bien triste, en effet, mais qu’est devenue Cat ? - Elle s’est réfugiée à la maison Les Pinsonnets, la pauvrette !
Je me fais donner l’adresse et je repars, péniblement. Il fait moins chaud, le soleil descend doucement. Quelle journée ! Je me demande si ma course folle n’est pas vaine. Et si cette Lavenel n’était pas celle du tableau ? Et si le bristol à l’encre violette n’était pas destiné à mon mari ?
Avec la fatigue s’insinue le doute, mais pour savoir, il faut aller jusqu’au bout. Je recherche la sensation du couteau dans ma main, j’entends le craquement de la toile, je revois ce jeune visage troué, ce beau corps nu déchiré. Je sens bouillonner en moi une sensation revancharde que je ne cherche pas à maîtriser. Oui, il faut aller jusqu’au bout. Cette toile n’est ni grande ni lourde, mais je veux m’en débarrasser au plus vite, ce soir-même, et je tiens surtout à voir, en chair et en os, l’objet du délit.
On est presque entre chien et loup. Je marche, et je marche encore. Enfin, une plaque sur un mur :
Les Pinsonnets - Maison de retraite.
- De retraite ? Pourquoi ?
J’entre et demande à voir Catherine Lavenel. Une femme me conduit, sans un mot et sans grâce, jusqu’à une chambre qu’un éclairage fade isole du reste du monde, à cette heure crépusculaire. Une vieille femme est assise près de la fenêtre. Je la vois de trois quarts dos. Au bruit de la porte elle a tourné la tête vers moi, le menton à demi caché par son épaule rehaussée. Sa main amaigrie, aux veines gonflées, caresse le tissu de sa jupe, sans cesse, machinalement. Sous les cheveux gris, sommairement relevés, je reconnais nettement – oh, oui, je reconnais bien – le front, à présent ridé, l’ovale du visage, alourdi, la forme du nez et des yeux… mais le regard est doux, si doux et si triste ! Subitement, toute haine bue, une grande honte m’envahit. Je m’agrippe à mon paquet d’une main, de l’autre je cherche la porte, à reculons, sans la quitter des yeux :
- Excusez-moi, madame… Excusez-moi… C’est une erreur.
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