Je suis né, il y a dix ans. Ma maison était immense, ouverte à tous. Elle n'avait ni toit, ni murs, juste des arbres séculaires debout au tronc à tronc, pour nous abriter et nous protéger. Chez moi, c'était le paradis avec une nature sauvage, une forêt amazonienne, des chutes d'eau et des milliers de petites choses qui me rendaient la vie belle.
Chaque jour, j'ouvrais les yeux sur un patchwork faunesque et floral dont je ne cessais de m'émerveiller. Pour profiter du spectacle, j'avais installé mon poste de garde sur la branche d'un hévéa, d'où j'observais la vie tout simplement. Ici, un rongeur se faufilait dans les méandres branchus, là un tatou cuirassé de cerceaux folâtrait et fouinait. Un peu plus bas, un singe-araignée faisait sa gymnastique quotidienne avec des bras tellement longs... un vrai acrobate. Il y avait aussi le jaguar à taches ocellées, le cougar plus communément appelé puma, le caïman au museau court et large, le serpent toujours là où on ne l'attendait pas. Il y avait des sages comme moi... des oiseaux et des insectes. Arbitres de l'immense forêt, nous sautillions d'un terrain à l'autre en poussant des cris de réprobation ou en stridulant notre contentement. Il y avait un animal beaucoup plus calme que nous, un animal étrange, vraiment étrange, affublé de trois noms : le bradype, le paresseux et l'aï. Quand il grimpait dans un muscadier, il me prenait l'envie folle de lui piquer les fesses pour le faire avancer plus vite. Malgré sa nonchalance exaspérante, il m'amusait beaucoup avec son air ahuri et son je-m'en-foutisme
À cette époque, j'étais un perroquet de grande taille au plumage presque tout bleu. Mon abdomen était jaune à gorge noire et mon faciès blanc, sans plumes. Sous mes yeux, des lignes noires comme des cernes. J'avais aussi un gros bec fort et crochu et ma mandibule supérieure était pourvue d'un crochet genre casse-noix. Ma langue était épaisse et cornée ; je possédais quatre doigts opposés deux à deux et une queue, en forme d'éventail, longue et belle. J'étais un mâle très beau et, à un an, j'avais toute la vie devant moi.
Je vivais seul et passais mon temps à observer les environs en mangeant des fruits et des graines. Un jour, tous mes sens furent en alerte car une jolie femelle me lança un clin d'œil que je ne pus absolument ignorer. Le cœur battant, je la rejoignis dans l'arbre à côté. Au début, elle fit l'effarouchée mais ses plumes frémissantes trahissaient une grande émotion. Ma cour fut rapide et, après quelques picotages des plus tendres, nous nous envolâmes ensemble.
Nous nous amusions comme des fous et quand nous étions fatigués, nous nous becquetions. C'était notre façon de nous dire « je t'aime ». Quelque temps plus tard, nous nous étions isolés à l'abri des regards pour vivre une aventure extraordinaire. Nous avions fondé une famille et mon jabot était toujours plein de victuailles pour les petits becs affamés.
Les années passant, le bonheur ne nous avait pas quittés. Avec ma chère compagne, j'avais eu de nombreux enfants, tous envolés.
Il y avait encore une couvée qui m'attendait sagement dans le nid chaud et douillet avec leur mère. Chaque jour, j'allais faire les emplettes pour nourrir ce petit monde. Avant de rentrer chez moi, je survolais les alentours pour voir si tout allait bien. Un jour, au pied de mon arbre, je découvris qu'il se passait quelque chose d'inhabituel. Plongé dans mes craintes, je ne vis pas planer au-dessus de moi une aile de papillon monstrueuse qui, d'un coup, m'engloutit. Surpris, je vomis le petit déjeuner des enfants. En deux temps trois mouvements, je me retrouvais empêtré dans un filet. Autour de moi, de drôles d'animaux sur deux pattes gesticulaient en poussant des cris. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Je tentais d'ouvrir mes ailes, impossible. Je fus soulevé de terre, bringuebalé puis jeté dans un endroit sombre en compagnie d'autres psittacidés. Il y avait une telle cacophonie que je hurlais d'effroi, mes cris se mêlant aux autres suppliciés. Quelques instants plus tard, à bord d'un engin plus que mystérieux, je quittais mon paradis.
Je ne pouvais pas m'envoler car on m'avait ligoté les pattes, les ailes et même le bec. Seuls mes yeux étaient libres et ce qu'ils voyaient me glacèrent de peur. Nous étions une dizaine de volatiles alignés sur le sol, dans une rue grouillante de monde.
Un bipède à l'allure convenable se planta devant moi. Il était tout blanc avec un drôle de truc sur la tête. Il me caressa le bec en piaillant de drôles de sons. Le vendeur, pour me rendre plus présentable, m'avait déficelé et j'avais le bec ouvert. L'homme répétait sans cesse : « Bonjour... répète bonjour ». Surpris, je le regardais et je me demandais bien où il voulait en venir. Puis, je compris. Il voulait que je répète ce qu'il me disait. Je me raclai la gorge y cherchant au plus profond, les mots attendus. Pour me remercier, il me tendit des graines que j'avalai prestement, n'ayant rien mangé depuis la veille. Pour m'encourager, il souffla sur mes plumes. J'étais ému devant son acharnement à vouloir me faire dire quelques mots tout simples, tout bêtes. Pour lui faire plaisir, je tentai un salmigondis qui sembla le réjouir. Moi, je n'étais absolument pas sûr de ma performance. Déçu, je le vis partir. Tant pis pour moi si je n'avais pas su le séduire. J'étais triste car il était bien le seul à m'avoir témoigné quelque compassion.
Pendant des heures, je restai debout sous un soleil de plomb et mes ergots me faisaient terriblement souffrir. Je sentis que j'allais me trouver mal car ma tête se mit à tourner. Je me revoyais chez moi, là-bas dans la forêt, avec ma chère compagne et mes petits. Je tombai sur le côté en poussant un cri aigu. C'était fini, j'allais mourir ici, seul, loin des miens, dans un endroit hostile. Je me laissais aller quand, soudain, sans savoir comment, je fus de nouveau sur pattes. L'œil vacillant, la vision floue, je parvins quand même à distinguer l'homme en blanc, mon beau parleur. Il me souleva et m'installa au creux de son épaule.
Tout en conduisant, l'homme chantonnait. Entre deux refrains, il me disait « bonjour, répète bonjour ». Seul à l'arrière, je m'entraînais pour passer le temps. Puisqu'il était gentil avec moi, j'allais faire tout mon possible pour ne pas le décevoir. Et puis, peut-être qu'un jour, il me rendrait ma liberté ?
Quelques heures plus tard, je découvris ma nouvelle demeure. Mes yeux s'écarquillèrent devant tant de beauté. C'était un vrai château. Tout autour, s'étalait un parc magnifique planté d'arbres grimpant dans le ciel. Mon œil vira à trois cent quatre-vingts degrés et repéra celui qui m'accueillerait bientôt, enfin, je l'espérais.
Assurément, j'étais allé trop vite en besogne car le beau parleur avait prévu autre chose pour moi. Après un bref aperçu que je n'étais pas près de revoir, il me fit entrer dans une petite pièce au milieu d'un fatras de choses hétéroclites. C'était un débarras, purement et simplement. Une petite fenêtre dans l'angle me donna un peu d'espoir, je n'étais pas tout à fait coupé du monde. La porte se referma brutalement sur ma vie.
Que voulait-il exactement ? Que je parle ? Si c'était ça qu'il voulait, j'y arriverais, je le jurais, pour retrouver ma liberté.
Avec le temps, je commençais à regretter mon jugement par trop hâtif car sa bonté était bien loin de ce que j'avais imaginé. Je ne fermais pas l'œil de la nuit, en proie à de terribles cauchemars. Je me voyais en train de mourir de faim, oublié dans le réduit qui me tenait lieu d'habitat. La lune discrète compatissait à mes tourments, m'épaulant du mieux qu'elle pouvait avec sa clarté blafarde.
Les jours suivants, je ne tardai pas à connaître le véritable dessein du beau parleur. Il avait une marotte, m'apprendre à parler. Pas comme un perroquet dressé mais comme un homme, comme lui. Son obsession me terrorisait car je savais très bien que, malgré ma bonne volonté, je n'y parviendrais jamais.
Chaque matin, à la même heure, il était là son bâton à la main. De dompteur, il passait à chef d'orchestre et vice-versa, selon son humeur. Il scandait des mots et des phrases tout en jouant de la baguette. Il avait parfois des moments de tendresse, il caressait mes plumes mais c'était très rare. Bien souvent, trop souvent, d'un coup sec il déployait mes ailes et les frappaient.
Le matin, quand le soleil pointait à l'horizon, je redoutais sa venue. Un jour, il s'était tellement acharné sur moi, qu'il avait abîmé ma jolie queue. Des plumes gisaient par terre et les voir ainsi ne me remontait pas le moral.
Au début, je déprimai très fort puis j'eus une idée géniale. Je décidai de faire de l'exercice en voletant et en sautillant. C'était la seule façon de rester en forme pour survivre. L'espace était restreint mais rien ne m'arrêtait, même si je me cognais la tête contre le mur ou me tordais les pattes sur les fils de fer qui traînaient par terre.
Un jour, il s'est passé quelque chose d'extrêmement bizarre. Tôt le matin, il y eut une grande agitation à l'extérieur. C'était la première fois, depuis des mois que j'étais enfermé, que j'assistais à une telle effervescence. Juché sur une vieille armoire, j'observai par la fenêtre et vis toute la journée des engins de toutes formes, de toutes couleurs, débouler au bout de l'allée.
J'étais content car mon beau parleur n'était pas venu me donner sa leçon. Las du spectacle répétitif, je quittai mon poste et m'installai par terre, sur une couverture à l'odeur bizarre. Je somnolais quand, tout à coup, la porte s'ouvrit à grand fracas. « Alors, pépère, tu es prêt ? Aujourd'hui, c'est le grand jour et tu as intérêt à être à la hauteur ». Je ne comprenais rien à son galimatias car ce n'était pas le genre de paroles que j'avais l'habitude d'entendre. Sa voix était méchante et sans appel. Il m'attrapa, lissa mes plumes et m'installa comme au premier au jour, au creux de son épaule. Nous descendîmes un escalier recouvert d'un tapis rouge. En bas, c'était la liesse générale. Des bipèdes clinquants et dorés nous accueillirent à bras ouverts. Chacun voulait me prendre dans ses bras mais le beau parleur refusa tout net. « Vous allez voir de quoi est capable mon pépère », répétait-il à la cantonade.
Devant les invités, j'étais un perroquet savant qui devait montrer ses compétences. Il est vrai que les jours précédents, les leçons avaient été intensives et prometteuses. Le beau parleur pouvait être fier de moi car, dorénavant, j'étais « presque » aussi éloquent que lui.
Pendant une bonne heure, j'enflammai l'auditoire avec des tirades tirées de La Mégère apprivoisée, Macbeth, Roméo et Juliette et j'en passe. Les applaudissements fusaient de toute part, on en voulait encore et encore. La langue et le gosier secs, je ne faillis pas à ma réputation et recommençai mon numéro. Le show terminé, il me raccompagna en ma demeure en me jetant comme un paquet de linge sale. Il marmonna : « Tiens-toi prêt pour demain... de nouvelles leçons t'attendent... je veux que tu sois le meilleur ».
Épuisé, je me dirigeai en clopinant vers la couverture douteuse où je me pelotonnai. Je m'endormis aussitôt sans penser à demain. Toute la nuit, je fis le même rêve horrible. J'étais prisonnier de phrases grandiloquentes qui me tuaient à petit feu. Il me venait sans cesse ce leitmotiv « être ou ne pas être » une des toutes dernières leçons enseignée par le beau parleur.
Après un sommeil agité, je me réveillai tout engourdi par ma prestation de la veille. N'ayant pour repère que la lumière croissante ou décroissante du jour, je constatai qu'il était levé depuis plusieurs heures. Le soleil me poussa à faire un gros effort pour sauter sur le haut de l'armoire. Dehors, tout était calme, les engins avaient disparu. Je me rendis compte alors que le beau parleur n'était pas venu. Je ne lui en voulais pas, bien au contraire. Je m'en trouvais même fort heureux. La récréation inespérée me poussa vers la couverture où je m'installai du mieux que je pus avec cette odeur persistante de mort. Sans m'en rendre compte, je m'endormis la tête sous l'aile. J'aurais pu dormir longtemps si ce n'est que mon estomac lui ne sommeillait pas. De terribles gargouillis m'obligèrent à me mettre debout car j'étais affamé et je commençais à me sentir mal. Le cagibi était dans la pénombre car le soleil avait disparu pour faire place au croissant de lune qui flottait dans le ciel. Je glanai, ici et là, quelques graines desséchées qui ne suffirent pas à contenter ma faim grandissante.
La joie de ne plus voir le beau parleur et le besoin de nourriture s'affrontèrent en moi. Je dus me rendre à l'évidence, j'avais besoin de lui pour manger.
Du bruit se fit entendre derrière la porte, la clef tourna dans la serrure.
Il se tenait debout dans l'encadrement. Il avait dans la main un drôle d'objet qui n'était pas le bâton dont il était coutumier. Apparemment, il avait un coup dans l'aile car il venait vers moi en titubant. Pour ne pas tomber, il se pencha en arrière et s'agrippa au chambranle de la porte. Son faciès ne me disait rien qui vaille car il était très rouge, les yeux exorbités et la bouche écumante. Il en sortit un chapelet de mots inconnus « sale volatile, je vais t'étriper » « viens ici que je t'égorge » ou encore « alouette je te plumerai ». Au bout du bras brillait, sans conteste, l'instrument de ma mort. Je me dirigeai vers un tas de vieux sacs en décomposition. Le coin était sombre, encombré de boîtes, de chiffons, de tuyaux, un vrai parcours du combattant pour le beau parleur éméché. D'où j'étais, je le voyais bien. Il était appuyé à la porte, les yeux dans le vague. Soudain, mû par une forte animosité, il s'élança et s'affala de tout son long sur la couverture. Je crus que ma dernière heure était venue car, si je m'y étais trouvé, il m'aurait écrasé avec ses cent kilos et plus. Il gisait maintenant sur le ventre les bras en croix.
Longtemps je restai caché, n'osant pas bouger de peur qu'il ne se relève. À force de surveiller le moindre de ses mouvements, j'avais très mal aux yeux. Il me vint un besoin irrésistible de les fermer, un besoin irrésistible de dormir. J'essayai de lutter mais, malgré moi, ma tête tomba sur le côté.
J'étais sur le point de succomber quand, tout à coup, par je ne sais quelle prouesse, il se retrouva sur le dos. Son changement de position fut pour moi un coup de fouet qui me réveilla. Pour un peu, je me serais fait prendre au piège. Je présageais le pire car il allait se mettre debout et reprendre ses esprits. Je devais m'enfuir par la porte ouverte.
Pour sortir, je devais le contourner et mes ailes abîmées ne m'aidaient pas pour aller plus vite. Impatient, j'attendis. Le beau parleur ne bougeait toujours pas. Je me demandais s'il n'était pas mort. Puis, je me dis que je n'allais quand même pas rester planté là à attendre qu'il me fasse la peau, s'il était vivant. Sans faire de bruit, je sortis de l'ombre et avançai prudemment pour ne pas heurter les objets éparpillés par terre. Le souffle coupé, j'étais tout près de lui et l'observais. Je le trouvais presque attendrissant avec ses paupières frémissantes et sa poitrine qui se soulevait par à-coups. Je réalisai soudain qu'il était en vie et décidai de ne pas traîner plus longtemps dans les parages. Tout en ne le quittant pas des yeux, je contournai la silhouette prise dans le faible halo lunaire.
Comme s'il avait senti ma présence, il ouvrit les yeux et je compris que si je ne déguerpissais pas, ma fin était proche. Son regard me lança des éclairs chargés de haine. Tout retourné, je me mis à trembler de toutes mes pauvres plumes. Je suivis sa main qui tâtonnait pour récupérer l'arme du crime. Hypnotisé, je surveillais la progression des doigts boudinés qui se fermaient sur le néant. Le coutelas avait glissé trop loin. Ça l'avait tellement épuisé qu'il retomba dans une hébétude prostrée et ne bougea plus.
J'allais quitter ma prison mais revins sur mes pas pour accomplir une dernière prestation.
Je grimpai sur sa poitrine, déployai comme je pus mes ailes, dressai la tête et ouvrit le bec. Il ne bougeait pas. J'allais lui dédier mon dernier rôle, celui du beau parleur tueur.
Tout en récitant une tirade, je me pris pour Sganarelle dans Le Médecin malgré lui de Jean-Baptiste Poquelin.
« Et vous êtes un impertinent, de vous ingérer dans les affaires d'autrui : apprenez que Cicéron dit, qu'entre l'arbre et le doigt, il ne faut point mettre l'écorce. » et me sentant l'âme de Molière, je palabrais.
« Et monsieur le beau parleur, vous êtes un méchant homme de vouloir m'apprendre vos strophes et vos vers sibyllins. Sachez que moi, oiseau de la famille des psittacidés, du nom d'ara ararauna, je ne céderai pas à vos caprices ».
Tout en débitant un texte improvisé dont j'étais fier je picorais ses yeux. La douleur devait être insoutenable car son corps tressaillait comme un oiseau blessé en train de mourir.
J'y mis tant d'acharnement que, bientôt, il ne resta plus que deux trous béants et sanguinolents.
Les yeux du beau parleur ne verraient plus, le beau parleur n'était plus.
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