Londres.
Simon patientait dans le hall d’accueil. Il s’était annoncé à l’hôtesse, et attendait qu’on vienne le chercher. Il était mal à l’aise, dans son costume bon marché, grain de sable dans cette gigantesque structure de verre et d’acier. L’entrée était grise, vide, sans âme. L’hôtesse, les cheveux plaqués en arrière, beauté terne et impassible. Mystérieuse. Aussi mystérieuse que l’annonce qui l’avait poussé à venir. Une entreprise dont il n’avait jamais entendu parler cherchait d’anciens militaires pour une mission de six mois, apparemment très bien payée. Probablement une de ces entreprises de sécurité civile qui fleurissaient partout, et s’investissaient dans des missions que les armées officielles ne pouvaient plus mener à bien. Simon n’aimait pas l’idée de devenir un mercenaire. Mais sa femme avait insisté : « Nous avons besoin d’argent. Depuis ta mise à pied de l’armée, ta rente et mon salaire d’institutrice ne suffisent pas à payer l’éducation des enfants et les traites de la maison. Tu dois trouver un travail. » Que répondre à un argument pareil ? Il n’avait rien répondu, et il attendait désormais dans ce hall. Le téléphone de l’hôtesse émit soudain une sonnerie stridente, rompant le silence glacial. Simon fut froidement invité à entrer dans une pièce où il fut accueilli par une mâchoire carrée. Elle appartenait à un homme, qui, bien qu’assis derrière un bureau en contreplaqué, semblait toucher le plafond avec son crâne rasé. Ses épaules étaient aussi larges que le bureau. Une chaise vide attendait Simon. Quatre pieds et une assise métallique, elle n’était pas plus accueillante que l’homme, qui n’avait même pas daigné se lever pour accueillir le candidat. L’ensemble du mobilier paraissait temporaire, comme installé à la va-vite. La mâchoire fit passer un entretien d’embauche à Simon, et le bombarda de questions sur son passé de militaire.
– Vous êtes-vous retrouvé dans une situation où vous avez dû faire quelque chose que vous réprouviez profondément ? – Oui, et j’ai exécuté les ordres. – Alors pourquoi avez-vous été mis à pied par l’armée ?
Simon se sentit fusillé du regard. Il se tortilla sur sa chaise.
– J’ai désobéi aux ordres au cours d’un combat en Afghanistan, car je n’étais pas d’accord sur la stratégie de mon sergent. Et nous avons perdu un homme. J’ai été sanctionné. – Monsieur Pearson, nous ne pourrons accepter la moindre désobéissance au cours de la mission pour laquelle nous recrutons. – Oui, oui. Vous n’avez pas à vous inquiéter, j’obéirai au doigt et à l’œil.
Simon espérait avoir été convaincant. Il mentait. Il avait été mis à pied car il avait refusé d’exécuter un ordre qu’il réprouvait moralement. Il avait fait part à sa hiérarchie de son désaccord sur les méthodes qu’on lui demandait d’employer envers la population civile. La situation était différente aujourd’hui. Il avait besoin de ce travail aux émoluments généreux. Tant pis s’il devait mettre sa morale de côté. Les valeurs étaient un luxe qu’il ne pouvait plus se permettre. L’homme continua de le questionner par rafales :
– Vous êtes marié ? – Oui. – Votre femme sait-elle tout de vous ? – C’est personnel ! s’exclama Simon, surpris par la question.
Cet entretien prenait une tournure singulière. Il fut cloué sur sa chaise par le regard du recruteur.
– Monsieur Pearson, vous savez comme moi que vous n’êtes pas ici pour obtenir un poste de directeur commercial pour une marque de couches-culottes ! Si vous voulez ce job, il va falloir faire preuve de docilité, car c’est aussi une qualité que l’on attendra de vous durant la mission.
L’homme fit une pause pour desserrer la mâchoire. Il reprit, agressif :
– Alors ? – Non, elle ne sait pas tout de moi, je lui ai très peu parlé de ma vie dans l’armée, balbutia Simon. – Si on vous demande de ne parler à personne de ce que vous ferez durant votre mission, qu’en sera-t-il ?
Simon avait du mal à soutenir les yeux inquisiteurs qui le fixaient.
– Elle ne saura rien. – Vous avez conscience qu’il ne s’agit pas seulement de dire « je ne parlerai à personne », mais de le faire ? Nous ne pardonnerons pas la moindre erreur de conduite…
L’homme froissa une feuille de papier qu’il jeta dans une corbeille métallique d’un geste vif.
– J’en suis conscient.
Simon était anxieux. Qu’allaient-ils lui demander de faire ?
– Puis-je vous demander en quoi consiste le travail ? – Nous recherchons des agents de sécurité.
Il avait marqué une courte pause avant d’utiliser le terme d’agent de sécurité, et avait fini sa phrase par une petite moue méprisante. Simon attendit la suite.
– Il s’agit d’assurer la garde et la protection de locaux pendant une durée de six mois. Vous serez basé dans ces locaux même et, avec l’aide d’autres agents, vous devrez vous assurer que personne ne s’y introduit. Si cela arrive, votre rôle sera de neutraliser le ou les intrus par tous les moyens. – Que contiennent les locaux à protéger ? s’enquit Simon.
L’homme se leva brusquement de sa chaise et se pencha vers Simon par-dessus son bureau. Il était aussi grand que large, aussi menaçant qu’imposant.
– Cela ne vous regarde pas : il s’agit d’un projet confidentiel de la plus grande importance ! Votre job se limite à en empêcher l’accès, rien de plus. Vous ne devez en aucun cas chercher à en savoir plus. Pendant six mois, vous ne pourrez aucunement quitter votre poste, vous n’aurez aucun contact avec l’extérieur, et donc absolument aucun contact avec votre famille. Il vous sera formellement interdit d’essayer d’apprendre quoi que ce soit sur le projet que vous protégerez. Il vous sera de même interdit de parler de cette mission à qui que ce soit, pendant comme après la mission. Enfin, vous devrez obéir aux ordres de votre supérieur, comme à l’armée, quel que soit l’ordre.
L’homme se releva, se mit à marcher et s’arrêta devant la fenêtre. Cachant la lumière du jour avec sa grande stature, son ombre envahit la pièce.
– Le moindre manquement, ou la moindre trahison, auront des conséquences irrémédiables, martela-t-il. En acceptant cette mission, vous en acceptez les contraintes et les risques, mais la paie en vaut la chandelle : elle vous permettra de vivre en rentier pendant quelques années !
Simon revit le chiffre indiqué dans l’annonce. L’ombre l’enveloppa.
– À propos de paie, ajouta l’homme, l’argent vous sera donné à la fin de la mission uniquement, et en liquide.
En résumé, le projet était probablement illégal. Mais Simon n’avait pas le choix. Depuis son départ de l’armée, l’échec était devenu son plus fidèle compagnon, comme un nuage sombre accroché à une montagne. Il allait enfin pouvoir rentrer chez lui la tête haute, annoncer qu’il avait trouvé du travail. Et la paie généreuse lui permettrait de réaliser quelques rêves, comme celui de s’acheter une petite maison dans le sud de l’Espagne où il irait passer les vacances avec les enfants, au soleil. L’homme quitta la fenêtre, et une lumière aveuglante envahit la pièce. Simon ferma les yeux et accepta la proposition d’embauche.
Lower Sydenham, banlieue de Londres.
Simon habitait dans une petite maison mitoyenne typiquement britannique avec briques rouges et fenêtre en saillie blanche. Avec sa femme Muriel, ils s’étaient endettés sur trente ans pour se l’offrir. À cette époque, ils souhaitaient dévorer la vie, l’assaisonner avec de nombreux projets, le tout pimenté par quelques enfants. Lui, le bel idéaliste, grand et fort, le protecteur. Elle, travailleuse, épanouie dans le plus beau métier du monde : préparer les futures générations. Et ils avaient eu deux filles. Puis il était parti combattre en Afghanistan. Il avait désobéi. Il avait été renvoyé chez lui, avec quelques traumas, et sans diplôme. Une combinaison perdante. Simon ouvrit la porte blanche de la maison, et annonça son retour. Ses deux filles vinrent s’agripper a ses jambes en sautillant.
– Papa a trouvé du travail ! leur dit-il fièrement. – Bravo, crièrent-elles à l’unisson. – Mais je vais devoir m’absenter pendant six mois, mes puces, ajouta-t-il, une moue de dépit sur le visage. – Tu vas où ? demanda sa femme. – Je ne sais pas, c’est secret défense. Et je n’ai pas le droit d’en parler.
Ce mot magique suffit à convaincre la petite famille de ne pas poser plus de questions. Les filles étaient excitées par la perspective d’avoir un papa agent secret. Leur mère faisait bonne figure mais était probablement inquiète.
– Ce n’est pas dangereux au moins ? lui demanda-t-elle sur le ton de la confidence, une fois les enfants couchés. – Non, rassure-toi, Muriel, il n’y a aucun danger, mentit-il. – Tu vas me manquer.
Simon prit sa femme dans ses bras, et appuya sa tête dans le creux de son épaule. Elle avait la peau chaude. Cela faisait des mois qu’ils n’avaient pas eu un moment comme celui-là. Depuis son renvoi de l’armée, il avait enchaîné les galères, et avait passé plus de temps dans le pub du coin qu’aux côtés de Muriel. Cela allait changer. Une fois la mission terminée, il serait riche, et de nouveaux horizons s’offriraient à lui. Simon ne parvint pas à dormir de la nuit. L’entretien d’embauche se rejouait dans sa tête, comme une mauvaise pièce de théâtre. Il revoyait l’homme à la mâchoire carrée, plus menaçant à chaque scène. Un mauvais pressentiment s’emparait de lui. Le danger ? Non, il avait certes menti à sa femme, et la mission pouvait être dangereuse. Mais le danger ne l’inquiétait pas. La peur se cristallise généralement sur ce que l’on ne connaît pas. Il connaissait le danger, l’ayant déjà vécu. En revanche, le contenu exact de la mission et des activités auxquelles il apportait son renfort lui était inconnu. On lui avait promis une petite fortune, il s’était promis un futur. Mais à quel prix ? Le lendemain matin, après avoir déposé un dernier baiser sur le front de ses filles encore endormies, Simon partit. Il emporta avec lui une petite photo de famille. Et un nœud à l’estomac.
Une île au milieu de l’océan Indien.
Ils étaient une centaine, alignés, comme au garde-à-vous. Tous d’anciens militaires, des mercenaires, ou peut-être même des repris de justice. Des marionnettes inanimées, le regard vide. Simon regardait autour de lui : une grande grotte, soutenue par des colonnes de béton, et reliées entre elles par des structures métalliques entrelacées. Des passerelles de fer tissaient une toile d’araignée au-dessus de sa tête. Aucune lumière naturelle, quelques néons blafards luttaient contre la pénombre. Un homme leur faisait un briefing. Les cheveux plus gris que son treillis, le port droit, et le regard méprisant, il ressemblait à un général à la retraite. Il expliquait les consignes. La mission consistait à surveiller les installations de la base souterraine dans laquelle ils se trouvaient. Interdiction de sortir. Interdiction de poser des questions. Interdiction de communiquer avec l’extérieur. Interdiction de désobéir.
– Le moindre manquement sera considéré comme une trahison ! hurlait le général.
Il prit le temps de dévisager les hommes qui lui faisaient face.
– Et il n’y aura pas de pitié pour les traîtres. Pensez à vos familles ou vos proches avant de faire le moindre acte stupide !
Simon tressaillit. Sa main palpa la poche droite de son pantalon, pour vérifier que la photo de sa famille s’y trouvait toujours. Le contact du papier glacé réchauffa son cœur. C’était tout ce qui le rattachait au monde extérieur. Il fut conduit dans une pièce où on lui remit un treillis, des armes. On lui désigna un lit, les toilettes, les douches collectives, ainsi que son lieu de patrouille. Les consignes étaient claires : tirer à vue. Et ne pas poser de questions.
– Tu es avec nous, lui dit un petit Asiatique. Viens !
Il était maigre et sec, mais l’épaisseur de son cou trahissait sa musculature. À ses côtés se tenait un géant glabre : pas de sourcil, pas de cheveu, comme un bébé de 120 kilos venant de naître. Monstrueux à en faire tourner de l’œil la sage-femme. Avec Simon, ils allèrent se positionner sur une passerelle dans la grotte. De là-haut, ils surveillaient les allées et venues de camions qui déchargeaient du matériel.
– Tu t’y connais en arts martiaux ? demanda Simon à l’Asiatique, curieux, pour lier connaissance. – Non, pourquoi ? – Pardon, j’ai cru… – Parce que je suis asiatique ? Connard.
Simon se tut. Il regarda les camions en contrebas. Des hommes en sortaient des caisses, avec du matériel militaire. Ils les emportaient ensuite dans une partie de la base à laquelle Simon n’avait pas accès. Ordre du général. Une épaisse porte blindée en protégeait l’entrée.
– Ça, c’est du lourd, dit le géant en désignant l’équipement qui sortait d’un autre camion.
Sa voix était douce, et contrastait avec sa carrure effrayante. Simon jeta un œil sur les camions. Il aperçut de l’équipement informatique, et tout le nécessaire pour fabriquer quelques missiles.
– Je me demande bien ce qu’ils comptent faire de tout ça, murmura-t-il. – Eh bien ne te demande pas ! rugit son compagnon.
Sa voix n’était plus douce. Il ajouta :
– Tu as entendu le chef ? Si tu n’as pas envie qu’ils passent dire bonjour à tes proches, ne pose pas de questions.
Le sang de Simon se glaça. Un frisson serpenta le long de sa colonne vertébrale. Les mots du général résonnèrent dans sa tête quelques instants, comme un écho menaçant. Il n’y avait pas pensé auparavant. Que se passerait-il s’il lui était demandé de commettre un crime ? Il ne pourrait pas refuser, sous peine de mettre les siens en danger. Mais en s’associant à des criminels, s’il devenait hors-la-loi, pourrait-il même rentrer chez lui ? Il faisait sombre dans la grotte, mais il voyait clair. Il mettait en danger sa famille, pour de l’argent. Il avait posé une hypothèque sur son futur, en espérant faire sauter la banque. Il était hélas trop tard pour renoncer. Il était piégé. L’Asiatique inspectait sa mitraillette.
– Je me demande surtout ce qu’on fout sur cette île. On doit être au moins cent pour surveiller ce morceau de montagne, alors qu’il n’y a pas âme qui vive dehors, dit-il. – J’entendais le chef parler d’une menace ce matin, répondit le géant. Il disait qu’un ennemi nous recherchait. Il approche, et il va probablement nous trouver, alors il faudra l’intercepter. L’empêcher de passer cette porte.
Il désigna la porte blindée en contrebas. Chacun médita ces paroles. Dans la pénombre de la grotte, le ballet des camions continua toute la journée. Inlassablement, la porte blindée s’ouvrait et se refermait sur un secret jalousement gardé.
Une île au milieu de l’océan Indien.
Chaque jour, Simon répétait la même routine. Lever, toilette, petit-déjeuner en silence dans une cantine souterraine faiblement éclairée, puis patrouille sur les passerelles surplombant la grotte par laquelle allaient et venaient les véhicules desservant la base. Les livraisons d’équipement avaient cessé. Désormais, les camions se contentaient d’apporter les produits nécessaires à la vie quotidienne. Simon ne cessait de penser à l’équipement qu’il avait vu passer le premier jour. À quoi pouvait bien servir du matériel balistique sur une île de l’océan Indien ? Et pourquoi construire une base dans un lieu aussi reculé ? Les commanditaires devaient être riches pour monter un tel projet. Et ils recherchaient le secret. Simon doutait que ses employeurs fussent une agence gouvernementale, car les menaces voilées contre les proches étaient plutôt une politique criminelle. Mais dans un monde où l’argent règne en maître, même les gouvernements sont capables des pires atrocités. Qui que fussent ses employeurs, Simon souhaitait connaître leurs desseins. Chaque soir, au moment de se coucher, il regardait la photo qu’il avait emportée. Sa femme et ses filles lui souriaient.
– Ne t’inquiète pas, lui disaient-elles, tout va bien se passer. Tu vas faire ton travail, protéger cette base, toucher ton argent, et nous partirons tous ensemble chercher le soleil en Espagne. Tu ne nous parleras jamais de cette mission, des activités criminelles que tu as protégées, et nous ne te demanderons pas. Ce sera ton secret, le roc sur lequel nous bâtirons notre bonheur. – Je ne veux pas vivre avec un poids sur la conscience. Comment pourrais-je encore vous regarder dans les yeux si la honte m’accable ? – Ce sera pour nous que tu l’auras fait.
Un soir, alors qu’il était de repos, une alarme se mit à sonner. Un haut-parleur hurla :
– Alerte incendie au secteur 3, tous les hommes à leur poste.
Simon bondit de son lit, enfila son treillis, prit son arme, et sortit du dortoir. Dans le couloir, des hommes couraient, perdus comme des chiens abandonnés. L’alarme sifflait. Le haut-parleur crachait les mêmes ordres inlassablement. Une fine fumée blanche emplissait la grotte. Les deux compagnons de Simon étaient déjà à leur poste sur la passerelle. La porte blindée donnant sur l’intérieur de la base était ouverte. Comme une invitation. Le cœur de Simon s’emballa de sa propre initiative. Il ressentit les violentes pointes acides de la peur dans son estomac, comme quelques années auparavant en Afghanistan. C’était l’occasion rêvée d’en savoir plus. Une opportunité unique d’apaiser sa conscience. Les opportunités ne se présentent qu’une fois. Comme un vent chanceux qui porte une graine vers un nouvel horizon, elles façonnent le destin des hommes. En un fragment de seconde, Simon sut que son destin l’attendait derrière cette porte. Il jeta un œil à l’Asiatique et au géant sur la passerelle, ils étaient occupés à discuter. Il serra la photo dans sa poche en espérant ne pas mettre sa famille en danger, et passa la porte. Simon entra dans un grand hall, aux murs de béton gris, et au toit tissé de poutrelles d’acier. Au centre, sur un pas de tir, des missiles balistiques. Un incendie s’était déclaré dans le fond du hall. Des hommes en armes luttaient pour l’éteindre. Simon se mit à courir pour donner le change et ne pas être repéré. Une porte menait à un bâtiment surplombé par une grande baie vitrée qui donnait sur le pas de tir. Il l’ouvrit. Personne ne prêtait attention à lui, il entra. Il tomba sur des consoles informatiques. Des moniteurs clignotaient. Au bruit de la sirène s’ajoutait le cliquetis des ordinateurs. Des hommes étaient affairés à les configurer. Un escalier métallique menait à la grande baie vitrée. Simon s’apprêta à l’emprunter, mais l’écho d’une conversation l’arrêta. Il distingua trois voix distinctes, provenant de la baie vitrée, dont l’une était celle de l’homme aux cheveux gris, qui, le premier jour, avait fait le briefing.
– Cet incendie n’était juste qu’un accident, monsieur. – Je ne tolère pas les accidents, répondit la deuxième voix.
Elle était posée, glaciale, coupante comme un brise-glace. L’homme du briefing implora :
– L’incendie est maîtrisé, désormais, cela ne se reproduira plus, et il n’y a eu aucune conséquence. – À une journée de notre grand projet, heureusement pour vous.
Il fit une pause, puis reprit :
– Cela aurait été d’autant plus fâcheux qu’« il » est arrivé sur l’île. Ce n’est pas le moment de relâcher notre garde. Je refuse qu’« il » se mette en travers de mon chemin. Voilà des années que je prépare ce petit jeu. Que j’achète tous ces joujoux. Avec mon argent de poche. Modestement gagné à la sueur de mon front. Et « il » voudrait arrêter la partie ? De quoi se mêle-t-il ?
Il y eut un silence. Simon ne voyait rien d’où il était, mais il devinait que les deux autres protagonistes étaient gênés.
– Mais je ne vais pas me laisser faire comme ça, non ! J’ai un plan ! Et il ne pourra pas m’échapper ! Ah ah ah !
Il partit dans un rire sardonique, puis susurra :
– Vous me l’amenez demain, ma chère, comme promis ? – Oui, monsieur. Je lui ai tendu un piège, il est tombé dedans. C’est un homme si prévisible…
La troisième voix était une caresse. Il n’avait pas croisé la moindre femme depuis presque six mois. Il se sentit planer, emporté par un chaud zéphyr. Il ressentait du désir pour cette femme qu’il n’avait même pas vue, et se mordit la langue de remords. Il s’imagina sa propre femme, comme s’il voulait se faire pardonner son infidélité par télépathie. Simon fut arraché de ses pensées : on lui tapotait l’épaule.
– Qu’est-ce que vous foutez là ?
C’était un des informaticiens. Simon balbutia :
– On m’a demandé de passer vérifier qu’il n’y avait aucun problème dans la salle. Je vois que tout va bien, je vais continuer ma patrouille.
Sans attendre de réponse, il tourna les talons, et s’engouffra dans la porte. Il traversa le grand hall sans se retourner, passant rapidement le long des fusées menaçantes, le regard posé sur la porte blindée. Il ne savait pas s’il était en train de courir. Il avait l’impression que derrière lui, le hall tout entier le regardait. Cette porte était sa bouée de sauvetage, il se devait de l’atteindre. Enfin, lorsqu’il y fut arrivé, il jeta un regard en arrière. Des noms de villes étaient peints sur le fuselage des missiles.
Une île au milieu de l’océan Indien, jour J.
Le haut-parleur grésilla :
– Tous les hommes à leur poste. Trente minutes avant lancement.
Simon était sur la passerelle avec ses deux compagnons de garde. Il n’avait pas dormi de la nuit. Les noms de ces grandes villes mondiales étaient restés gravés sur ses rétines, il ne pouvait se défaire de l’image. Il était le complice d’une organisation terroriste. Il ne pourrait jamais vivre avec un tel poids sur la conscience. Il voulait s’enfuir, courir loin de cette base, de cette île, de ces fous. Mais la fuite signifiait probablement la mort de sa famille. Et il ne pourrait pas plus vivre avec ce poids-là sur la conscience. Il était pris dans une toile d’araignée, incapable de s’extirper.
– Quinze minutes avant lancement. Le géant passait sa main dans ses cheveux imaginaires. L’Asiatique mâchait nerveusement un chewing-gum, et parlait tout seul.
– Demain, on est riche les gars. Six mois qu’on est dans ce trou pourri, qu’on n’a pas vu la lumière, ni une nana. Mais c’est vraiment du fric facilement gagné. Rien à faire, si ce n’est s’emmerder.
Personne ne répondit. Il continua son monologue :
– Des missions comme celle-là, j’en redemande. Mais avec du soleil la prochaine fois. Il suffisait juste de se tenir tranquille dans son coin et attendre de toucher son blé, hein ?
Il prononça ces derniers mots en dévisageant Simon.
– Pourquoi dis-tu ça ? demanda ce dernier, inquiet.
Il devinait que l’Asiatique lui adressait un message caché.
– Regarde derrière toi… répondit-il.
Simon se retourna. Le général aux cheveux gris s’approchait, le fixant d’un regard noir. Il hurla :
– Saisissez-le !
Simon voulut faire demi-tour et courir, mais le géant le saisit par les bras et le souleva du bout des doigts comme s’il tenait sa couche sale entre ses doigts. Il reposa Simon à terre, qui sentit le bout d’une mitraillette entre ses omoplates. Il fut accompagné par le général et les deux gardes vers le pas de tir des fusées. L’Asiatique criait :
– Tu crois qu’on n’a pas vu ton petit jeu hier ? Tu crois qu’on va te laisser ruiner nos chances de toucher notre blé ?
Ils pénétrèrent dans une petite pièce carrée, sous la baie vitrée. Il y avait une table et une chaise, et un néon blafard. Simon fut assis de force sur la chaise. Le géant resta debout à côté de lui. L’Asiatique se positionna en retrait dans un coin de la pièce. Un haut-parleur était attaché au mur.
– Dix minutes avant lancement.
L’homme aux cheveux gris ferma la porte et s’approcha de la table.
– Qu’est-ce que tu cherchais hier ? Pourquoi tu as quitté ton poste ? – Rien, balbutia Simon, je voulais voir ce qui se passait. Surveiller. Je suis payé pour ça… – Ne te fous pas de ma gueule ! L’incendie était au fond du hangar, qu’es-tu venu foutre dans la salle informatique ? – Rien, rien… Je ne sais pas…
Simon avait envie de pleurer. L’homme se tourna vers ses deux compagnons :
– Débarrassez-moi de ce salopard.
L’Asiatique esquissa un petit sourire. Le géant chauve se rapprocha de Simon. L’homme tourna les talons et s’apprêta à sortir. Simon ferma les yeux. Il s’attendait à voir défiler sa vie, comme dans les films. Il n’en fut rien. Il n’arrivait pas à se concentrer sur la moindre image, il ne parvenait même pas à imaginer le visage de sa femme ou de ses filles. Son cerveau était inhibé par la peur. Il allait mourir là, impuissant. Mourir par appât du gain. Mourir parce qu’il n’assumait pas ses choix jusqu’au bout. Mourir en minable. Le géant posa une lourde main sur l’épaule de Simon. Le haut-parleur continuait, imperturbable :
– Huit minutes avant lancement.
Une explosion retentit au loin, secouant la pièce. Le néon s’éteignit, plongeant la petite salle dans l’obscurité. L’alarme se déclencha, stridente.
– C’était quoi, ça ? hurla l’homme aux cheveux gris.
La porte s’ouvrit brusquement, jetant un rayon de lumière dans la salle. Un garde cria :
– Chef, il est entré dans la base !
Le chef quitta la pièce dans un juron. Des tirs résonnèrent à l’extérieur. Une nouvelle explosion. Des cris. La main du géant se fit plus légère. Poussé par l’instinct de survie, Simon se leva d’un bloc, projetant la chaise dans les jambes du colosse. Il fonça sur l’Asiatique qui s’apprêtait à lui barrer la sortie et l’envoya valser contre le mur. Il s’échappa de la pièce, remerciant le ciel que l’Asiatique n’eût pas fait d’arts martiaux. Dans le hangar régnait le chaos. De la fumée s’échappait des missiles prêts au décollage. Le toit de tôle se rétractait bruyamment, laissant apercevoir le ciel. Des bidons brûlaient en divers endroits. Des tirs fusaient. Des corps jonchaient le sol. Une explosion secoua le tarmac, rejetant des boules de feu et une épaisse fumée noire. Une passerelle s’effondra à droite de Simon. Il se mit à courir vers la porte blindée. De là, il pourrait essayer de profiter de la situation chaotique pour tenter de sortir de la base. L’Asiatique et le géant étaient à ses trousses. Il entendait les balles siffler.
– Cinq minutes avant le lancement.
Simon passa le long de la fusée « New York ». Ces monstres allaient semer la désolation dans le monde entier. Il ne pouvait pas laisser faire ça. Il ne pouvait pas fuir lâchement, il avait été un soldat ! Que valait sa vie, ou celle de sa famille, face aux millions de vies menacées par ces engins de mort ? Il fit volte-face. L’Asiatique et le géant étaient à sa hauteur. Ils n’eurent pas le temps de le mettre en joue, ils furent abattus par une volée de balles et tombèrent comme des pantins désarticulés. Simon regarda devant lui. Au milieu des flammes, un homme élégant descendait l’escalier provenant d’une passerelle suspendue, pistolet à la main. Simon sortit la photo de de sa poche. Sa famille lui souriait, bienveillante. Qu’il vive ou meure, ils seraient fiers de lui. On ne vit qu’une fois. Alors il allait sauver le monde. Il alla à la rencontre de l’homme en costume noir.
Une île au milieu de l’océan Indien, jour J, deux minutes avant le lancement des missiles.
James Bond abat le troisième homme d’une seule balle, remet en place son nœud papillon, et s’en va sauver le monde.
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