- Tu sais j'ai quelque chose de très important à te dire…
Ma mère semblait terriblement soucieuse, embarrassée et ça ne lui ressemblait pas du tout. Elle qui était capable de vivre au quotidien la maladie de mon frère sans jamais montrer ce masque de gêne et de peur venait de me surprendre. Qu'avait-elle à annoncer de si terrible ? Est-ce qu'une nouvelle maladie allait encore s'abattre sur notre famille ? J’écoutais ; mes muscles s’étaient tendus. Je me préparais à tout entendre, même les pires scénarii que j’extrapolais déjà.
Elle continua :
- Voilà, si je te dis tout ça, c'est pour des raisons de santé. Je ne comptais pas t'en parler, mais je pense que le moment est venu.
Elle tournait autour du pot. Je sentais qu'elle n'arrivait pas à me dire ce qu’elle gardait sur le cœur. Ce n'était pas du tout elle, si volontaire, si directe, si têtue d’habitude. Une femme battante qui n'avait peur de rien. Cette chose qu’elle me cachait devait l'effrayer et c'était sans doute ma prochaine réaction qui la terrorisait.
- En fait, reprit-elle, c’est un lourd secret que je dois t’avouer. Je le partageais avec ma mère ; mais, maintenant qu'elle n'est plus là, il faut que tu saches… Un jour si tu dois faire une greffe ou autre chose de médical avec ton frère, sache que ça ne marchera jamais ; ça pourrait même vous tuer.
Ma réaction ne se fit pas attendre. Je sentais que le moment était grave.
- Mais pourquoi ? Il y a un nouveau problème avec Philippe et je ne peux pas intervenir ? - Non ! C'est assez compliqué comme ça, laisse-moi finir et tu vas comprendre.
Elle fit une longue pause. Respira profondément et lâcha une courte phrase qui me martyrisa :
- Ton père n'est pas ton père !
Je restai sans voix, de marbre. Mon monde s'écroulait. Je n'étais pas moi, je n'étais rien, personne. On m'avait trompé, abusé pendant vingt-cinq ans !
Maman enchaîna rapidement, elle voyait le trouble qu’elle avait provoqué en moi en une courte phrase et voulait m’éclairer.
- Maintenant je vais te parler de ton vrai père.
Je réfléchissais en même temps qu’elle me parlait et tout me semblait logique, limpide, je comprenais enfin toutes les différences qu’il y avait avec mon frère… Un demi-frère, avec toute une famille d’adoption du côté de mon père. Tout ce que j’avais ressenti depuis l'enfance trouvait son explication dans une courte phrase… « Ton père n'est pas ton père… » Ces mots raisonnaient dans ma tête et détruisaient mon enfance. Je pris une longue inspiration et tentai, intérieurement, de retrouver un semblant de calme afin d'arriver à faire face à la suite. Je voulais tout savoir, je souhaitais apprendre qui j’étais réellement...
Elle me décrivit un homme, un père biologique, qui avait la même taille, les mêmes yeux bleus, les mêmes mains courtes et larges. Il n'y avait aucun doute, j’étais son descendant. Elle l'avait rencontré quand elle était jeune, au Commissariat à l'Énergie Atomique, en faisant du stop. Petit à petit elle avait appris à le connaître et secrètement elle était tombée éperdument amoureuse. Lui, de son côté, la trouvait merveilleuse car elle avait la beauté du cœur et, à cette époque, un physique de rêve. Il lui avait écrit des poèmes qu'elle avait appris par cœur. Elle me récita l'un d’eux avec une grande émotion… Dans les modulations de sa voix je comprenais qu’il avait été l’homme de sa vie.
« À mes yeux tout le jour défilent les images de notre beau voyage au pays de l’amour.
Je ne puis oublier notre premier baiser. Tout Paris embrasé s’étendait à nos pieds.
Depuis, au fil des jours, nos langues emmêlées ont bien su se parler de notre tendre amour.
Et nos corps enlacés ont savouré l’ivresse de troublantes caresses sans jamais se lasser. »
Elle paraissait transportée par ces vers. C’était beau mais ce qui me paraissait incroyable c’est qu’elle les connaissait toujours après une trentaine d’années ! J’étais stupéfait ; je la redécouvrais. Et plus elle avançait dans son discours, plus je m'émerveillais pour cet inconnu, ce père. J’appris que cet homme était marié et qu'il avait déjà eu deux petites filles à l'époque où elle l'avait rencontré. Il était plus âgé qu'elle et il avait été très clair dès le départ : quoi qu'il arrive, il ne divorcerait pas. Elle m’expliqua qu'elle aimait tellement cet homme qu'au bout de quelques années elle avait voulu un enfant de lui. Il n'était pas vraiment pour, car il était bien placé pour savoir que dans le futur les tests de paternité seraient basés sur l'ADN et seraient infaillibles.
Mais elle avait pris sa décision : elle aura un bébé né de cet amour. Et à travers cet enfant elle sera comblée, comme si elle était avec son amant en permanence. Et, dans les yeux de l'enfant, elle le verra, lui, cet homme admirable, tant aimé. Et l'un de ses dictons préférés, « Ce que femme veut, Dieu le veut », se vérifia. Pour se déculpabiliser, elle s'était dit que son mari ne voulait plus d'enfants alors qu'ils s'étaient mis d'accord pour en avoir deux. Alors, le deuxième, elle l'avait fait toute seule.
Elle parlait toujours et expliquait qu'elle avait gardé cet amant plus de trente ans. Pour moi, cela semblait incroyable. Ma mère avait eu une double vie, et je n’avais rien vu ! Elle le méritait, car elle avait eu pas mal de misère dans la part de vie que je lui connaissais. Elle avait enterré un de ses frères suite à un accident de plongée et, dernièrement, sa sœur était morte à petit feu du Sida alors qu'elle s'occupait de sa mère qui avait décliné rapidement. Et, en même temps, mon demi-frère était au plus mal : presque toujours interné dans une maison psychiatrique. Je repensais à toutes les années noires qu'elle avait traversées. Si elle avait tenu, c'était peut-être et sûrement grâce à cet homme qui lui avait redonné du courage, du bonheur, de l'amour.
Rapidement, je voulus avoir des précisions sur ce père inconnu. Je souhaitais connaître ses origines. Je posais les bonnes questions à ma mère qui me répondit de façon énigmatique :
- Tu as plusieurs fois rencontré ton père dans le passé, la dernière fois ça s’est passé dans un restaurant près du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). Tu t'en souviens ? Je t'avais demandé de venir manger avec l'homme qui avait corrigé toutes les fautes de français de ton mémoire.
Oui, je m'en rappelais parfaitement. J’avais eu d’ailleurs un peu honte de présenter à cet homme ce mémoire truffé de fautes. Mais j’étais tellement nul en français qu'un peu d'aide était inespérée et nécessaire. Ma mère aurait aussi très bien pu corriger toutes ces fautes, mais elle avait invoqué comme faux prétexte le fait qu'elle ne comprenait pas le sujet de ce mémoire pour le faire lire à mon vrai père. Je me souviens très bien de cet homme, cet astrophysicien si intéressant que j’avais soûlé de questions car, pour une fois, je tombais sur quelqu'un qui travaillait dans un domaine qui me passionnait depuis l'enfance. Et ce monsieur m'avait écouté et m’avait répondu. Mieux, il m’avait appris un tas de choses. Il était si intéressant ; j’aurais aimé que ce repas dure plus longtemps.
Maintenant, tout devenait très clair dans mon esprit. Je me rappelais parfaitement ce repas. Je visualisais mon père mentalement ; son physique était bel et bien identique au mien, nos yeux étaient du même bleu mais un peu cachés par des lunettes. L'astrophysicien, au début de ce repas, avait semblé gêné, un peu comme ma mère actuellement. À cette époque, il avait pu vérifier et constater que j’étais bel et bien son fils. Et son embarras provenait de sa conclusion. Aucun doute, ce garçon issu d'un environnement différent était bien le sien.
J’avais, pour ma part, analysé différemment cette situation à l'époque car je ne pouvais deviner l’impensable. J’avais pressenti un lien entre cet homme et ma mère. Et j’avais extrapolé en me disant, en espérant que si cet homme pouvait être l'amant de ma mère ce serait vraiment génial car elle méritait quelqu'un d’aussi extraordinaire, de gentil, d'amoureux. Elle qui n'était que générosité, bonté, amour et gaîté. Cet astrophysicien, en plus de corriger mes fautes, avait payé le restaurant pour tout le monde. Il voulait donc faire plaisir à ma mère. Mais jamais je n'aurais pu imaginer qu'il puisse être mon père ! Jamais je n’aurais pu le rêver…
Je m'étais complètement planté. C'était allé au-delà de mon imagination. Là, j’étais dépassé par les évènements. Cette nouvelle commençait à me rendre heureux car je découvrais que ma mère avait eu des moments de pur bonheur comme il n'y en a pas assez dans une vie. Elle s'était rattrapée à sa manière, avait vécu de façon intense. Et j’étais vraiment heureux, car j’admirais cet homme. Pour moi, c'était comme un ange ; il était, parfait, intelligent, attentionné, gentil, merveilleux et mystérieux.
Ma mère n'en finissait pas de me donner des détails, puis, vers la fin, elle conclut en me disant :
- Tu sais, ton père biologique ne sait pas que je te l'ai dit. J'aimerais qu'il ne sache pas que tu es au courant car ça pourrait détruire sa famille. Et c'est pareil pour ton autre père.
Je lui donnai mon accord malgré moi et nous repartîmes main dans la main. J’étais comme un pantin désarticulé ; je me regardais sans me reconnaître. J’avais un nouveau poids sur les épaules, mais une nouvelle force dans le cœur. Cet énorme secret, j’allais devoir le digérer doucement. Pour l'instant j’essayais de faire le vide dans ma tête mais, pour la première fois, je n'y parvenais pas. Mon nom, mes origines, mes demi-sœurs, ce père merveilleux, l'astronomie… tout tournait dans ma tête.
Ce n'est que beaucoup plus tard, dans la soirée, que je récupérai mon calme, ma sérénité. J’allais garder cette part de mystère en moi comme une force, une différence vis-à-vis des autres. J’avais cette belle part d'inconnu que je découvrirais en son temps.
La nuit après cette révélation, je me retrouvai seul pendant quelques heures. J’étais complètement perturbé.
- Qui suis-je vraiment ?
Je connaissais maintenant le nom de mon père biologique, cela aurait dû être mon nom. Ce nom était chargé d'histoire, il était beau à mes yeux. Je pris un stylo et commençais à l'écrire sur une feuille de papier. D'abord un E, puis un N, un G encore un E et un L. Je n’avais pas le droit de finir. J’avais seulement écrit "Engel". Je trouvais déjà cette partie magnifique. Je fis mon ancienne signature. Je la regardai songeur. Elle n'était plus à moi. Elle ne voulait plus rien dire, ne me représentait plus. Je devais la changer immédiatement. Je commençais donc à noircir à deux heures du matin des pages de signatures en y intégrant mon nouveau nom.
Après avoir trouvé une belle signature où l'on pouvait distinctement lire mon nouveau nom, je pris peur. Je ne pouvais pas la garder : ce nom trahissait le secret ! Or, personne ne devait pouvoir l'analyser. Alors, j’optai pour une alternative : j’allais garder mon ancienne signature, mais la rendre illisible pour pouvoir garder la part cachée de mon identité.
Pris de vertige, je m'allongeai sur mon canapé. Confortablement installé, je m'amusai à replonger dans mon passé en emportant comme seul bagage le visage de mon ange de père. Je le distinguais si nettement à présent. C'était lui qui m'accompagnait tous les matins à la crèche et me donnait le maximum d'affection sur ces quelques mètres qui séparaient sa voiture de l'école. Pourquoi avait-il pris la peine de m'accompagner à la crèche ? Il devait m'aimer ! Oui, mon père m'aimait, c'était évident ! Et il avait cessé de m'emmener à l'école lorsque j’avais commencé à parler. Cela devenait trop dangereux pour tout le monde. Plus tard, il venait aussi dans le parc où jouait un petit blondinet : moi. C'était donc lui qui m'observait ; il avait eu ce besoin de me voir grandir. Son visage était présent dans tous mes espaces-temps : d’enfant, à adulte. Il était toujours d'une discrétion infinie. Jusqu'au jour où je fis plusieurs stages au CEA. Le visage pouvait alors plus facilement m'observer, me voir évoluer, me dire bonjour de façon anodine. L'ange eut même l'occasion de lire les différents mémoires et rapports de stages que j’avais pu pondre. Il pouvait presque analyser mes réflexions, essayer de mieux connaître ce fils qui avait été élevé dans un contexte totalement différent du sien.
Ce jeune garçon que j’étais devait lui paraître bien étrange. J'étais une sorte de double qui s'était épanoui au fil du hasard, un peu livré à lui-même. L’essence d’une belle plante qui aurait été ternie par un environnement moins favorable car j’avais emprunté toutes sortes de chemins, les bons et les mauvais. J'étais sûrement à ses yeux une sorte de sauvageon. Mais, au final, j’avais surmonté les quelques pièges que peut tendre la vie aux jeunes des banlieues. Je m’étais endurci et avait fini par trouver ma voie. Puis, j’avais perdu sa trace. En partant pour le bout du monde, j’avais brouillé les pistes ; j’étais devenu inaccessible pour ce père lointain.
Au petit matin, je ne pouvais m'empêcher de penser que, si j’avais été élevé par cet homme merveilleux, j’aurais été totalement différent, sûrement mieux. Alors, je tentais de m'imaginer un passé et un futur que j’aurais eu si j’avais été élevé par ce père idéal. Je sentais que, même si je n'étais pas spécialement doué pour les études, j’aurais réussi beaucoup plus facilement. Mon père aurait su me guider ; il m’aurait aussi transmis sa passion de l'astronomie. Cette passion qui était ancrée en moi depuis la naissance n'était sûrement pas tombée du ciel par hasard ! J’avais toujours adoré ce domaine car ça devait tout simplement être écrit dans les gènes que mon père m’avait transmis. Et c'était comme cette image résiduelle de la galaxie d'Andromède qui me hantait dans l’enfance, le plus beau des paysages. Mon père avait peut-être travaillé sur un projet ayant rapport avec cette galaxie à l'époque de ma conception. Cette éventualité pourrait se vérifier plus tard, si je lui posais la question. Si je le rencontrais un jour… À moitié, en rêvant, je me voyais suivre ses traces et faire son beau métier. Mais en avais-je la capacité ? Non… sûrement pas ; j’effaçai ce rêve improbable et inaccessible.
Par contre, j’aurais rencontré d'autres personnes ; je me serais fait d'autres amis. Je pensais à tous ceux que j’avais eu la chance de croiser depuis le début de mon existence. Quelle chance j’avais eue ! Mes amitiés étaient toujours aussi intenses dans mon cœur ; elles étaient toutes si formidables ! J’en étais marqué pour l'éternité et je n'étais pas prêt à les échanger contre un moi-même plus angélique. Je voulais garder mon passé et voulais construire mon futur sur ces bases solides. Compte tenu de mon parcours actuel, j'étais arrivé à la conclusion suivante : ma vie actuelle me satisfaisait pleinement ; je n'avais pas à avoir de regrets. Mais que me réservait le futur ? J’étais curieux de savoir si le destin de mon père et le mien allaient faire que nos routes se croisent à nouveau avec cette petite différence : maintenant je savais la vérité.
À présent, j’avais envie de le rejoindre pour lui raconter le début de ma vie, lui montrer que j’étais heureux de vivre. Mais j’étais bloqué au bout du monde, en Nouvelle-Calédonie ; mon père m’était inaccessible. Il fallait que j’arrive à contrôler mes pulsions. Pour l'instant l'envie était trop forte, mais bientôt je serais capable de résister à la tentation, à la folie d'aller le voir. Ma mère avait été très intelligente, elle m’avait avoué son secret sachant très bien que je ne pourrais rien faire avant longtemps. J’allais avoir le temps de méditer sur mon sort, redevenir raisonnable et surtout arrêter de rêver que je suis différent.
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