Klaus n’avait aucun respect pour ses semblables. Pas plus qu’il n’accordait de valeur à une vie humaine. Cet homme de quarante-huit ans ne se cherchait pas de circonstances atténuantes, il n’était pas de ceux qui ont besoin de justifier leurs actes. Il tuait. Un point c’est tout. Pour le plaisir, ou bien sur contrat. Si ça pouvait lui rapporter du pognon, tant mieux. Mais c’était loin d’être sa motivation principale.
Il n’avait pas de problèmes particuliers avec les femmes. Pour Klaus, c’était des cibles comme les autres. Il suffisait de se concentrer un peu plus sur la technique, la « perfection » du geste final… Le plaisir était moins grand, mais en général ça payait mieux. Un mal pour un bien.
Cependant Klaus ne tuait que de parfaits inconnus. C’était une question d’éthique professionnelle. Enfin, si on peut dire, car bien qu’il vive de la mort de son prochain, dessouder les gens n’était pas exactement son métier. Tout au plus une activité secondaire ; un job d’appoint, en quelque sorte. Pour arrondir les fins de mois. Et passer du bon temps.
Comme tous les tueurs, il recherchait l’excitation facile, le shoot d’adrénaline.
Au départ, c’était un hobby, un passe-temps un peu spécial. Sans les conseils d’un vrai pro comme Eddy le borgne, Klaus aurait fini par commettre une erreur stupide et se serait fait piéger. Heureusement, Eddy l’avait pris sous son aile et l’avait énormément fait progresser.
Klaus fut un élève brillant, avec un talent naturel pour donner la mort. Le borgne lui avait appris à cultiver ce don par un travail acharné. Tout comme un pianiste, un tueur, si génial soit-il, ne saurait atteindre au sublime sans un apprentissage systématique et rigoureux.
« Sans discipline, on n’est rien. Et même si on parvient à se faire un nom, il ne tarde pas à être gravé sur une pierre tombale. », lui répétait souvent Eddy.
Il insistait sans relâche sur la technique, la perfection dans l’acte quasi divin de trancher le fil d’une vie. Seul l’amour du métier permettait d’atteindre l’excellence, et l’excellence était l’unique garantie contre les erreurs stupides, celles qui vous font foirer une cible. Ou, pire encore, renoncer à traiter une cible.
Klaus avait rapidement compris l’importance vitale de pouvoir s’adapter à la cible, quelle que soit la situation. Eddy l’avait donc initié au maniement de toutes les armes.
Pour réussir dans cette branche d’activité, on est condamné à s’adapter sans cesse, à ne faire que du « sur mesure ».
Son mentor avait toujours méprisé les tueurs en série sans imagination, reproduisant encore et encore la même vieille recette. C’était du réchauffé, que de refroidir les gens comme ça, de la foutaise. Tout juste bon pour accommoder le scénario d’un mauvais polar ou d’une série télé… Selon Eddy, pour durer, il était impératif de ne pas souffrir de problèmes psy ou autres carences affectives, propres à vous enfermer dans un rituel aliénant. Comment vouliez-vous éviter de vous faire prendre, sinon ?
Au-delà des aspects ludiques, immédiats et indéniables, tuer son prochain est une occupation éminemment sérieuse, nécessitant un détachement total dans l’exécution d’une mission, lui avait-il appris.
Au fil du temps, Klaus avait fait siennes toutes ces règles. Méticuleux et discipliné, il s’était hissé au niveau des plus grands
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Ce soir-là, Klaus était en rendez-vous avec un nouveau client. Le tueur l’avait rejoint à son hôtel, et ils causaient business depuis une bonne heure. Devant eux s’étalaient cinq clichés, représentant une jeune femme brune dans la trentaine.
Quand son client lui demanda de traiter cette cible à l’arme blanche, Klaus tiqua. Il lui expliqua qu’il devait en savoir un peu plus, avant de décider par lui-même de la meilleure approche à suivre et de l’instrument le plus adéquat. C’était ainsi qu’il travaillait, depuis près de trente ans.
Le type ne l’entendait pas de cette oreille. L’arme à employer devait être un pieu de métal enfoncé en plein cœur. Cette femme l’avait brisé, disait-il, et il souhaitait se venger… symboliquement.
Tout à fait légitime.
Pour Klaus, il ne faisait aucun doute que ce gars était un sentimental. Ça ne lui posait pas de problème particulier. Au contraire, il aimait bien travailler avec les sentimentaux. Ils annulaient rarement une mission et payaient mieux que les autres.
Quand le client lui indiqua le montant qu’il était prêt à mettre sur la table, Klaus décida qu’il s’agissait d’un contrat bien spécial. Du genre qu’on ne peut pas refuser. Il accepta donc de faire une entorse à sa troisième règle d’or : « Ne jamais laisser quelqu’un choisir l’arme du crime à votre place ».
Il y avait cependant un hic. La cible vivait depuis peu dans une communauté très fermée. Le style d’endroit où un étranger ne peut pas passer inaperçu.
Klaus demanda tout naturellement si quelques « dommages collatéraux » étaient envisageables… au cas où il serait nécessaire d’agir en force.
Le type fut très clair : il tenait à ce qu’il n’y ait pas de vagues. Klaus avait la réputation d’être un bon « nettoyeur ». Pas question de saloper le travail, et encore moins que l’opération se termine en boucherie sanglante.
Seule cette femme devait mourir. Et proprement.
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Le lendemain, Klaus posa quelques congés pour la semaine à venir. Une nièce qui mourait d’impatience de le revoir, expliqua-t-il à son patron.
Celui-ci faillit en avaler sa cravate. Halloween approchait, et pour les entreprises de pompes funèbres, c’était la haute saison… Le type essuya son front moite ; ses clientes allaient lui en vouloir à mort. Klaus était le meilleur embaumeur de la ville. On s’arrachait ses services !
Et pour cause : fallait voir comment il les bichonnait, les défunts… De nos jours, un employé manifestant une telle passion pour son travail, c’était unique.
La mort dans l’âme, le directeur du funérarium avait fini par lui accorder sa bénédiction. Contre la promesse d’être de retour le premier novembre, jour d’enterrement de sa vie de vieux garçon. Klaus promit. Il lui assura qu’il préférait passer l’arme à gauche que de rater ça, ce qui les fit rire de bon cœur.
Il n’y a pas plus marrant qu’un croque-mort, faut l’savoir !
Le surlendemain, Klaus empila quelques affaires dans le coffre de sa Cadillac Deville 1976 noire, version coupé deux portes, au moteur surgonflé.
Trois fois rien, l’arsenal habituel pour ce genre de virée : cinq grenades à main, deux fusils à canon scié, huit cartouchières, la paire de sabres japonais offerts par Eddy il y a trois ans. Plus un maillet de camping et une boîte de douze pieux en acier inoxydable. Douze, c’était peut-être un peu beaucoup… D’un autre côté, il les avait eus en solde. Et on n’est jamais trop prévoyant.
La communauté où vivait sa cible se situait à Salem, dans le Massachusetts. Quelle drôle d’idée, de s’enterrer dans ce trou ! Un bled de quarante milles pelés, tout au plus. On devait mortellement s’y emmerder.
Il y a une sacrée distance, entre Salem et Memphis, la ville où officiait Klaus. Environ deux mille bornes… Il avait prévu de faire le trajet sans se presser. Trois étapes, de sept cents kilomètres chacune, environ. C’était pas la mort.
Oh, bien sûr, il aurait pu y aller par la voie des airs. Faire l’aller-retour dans le week-end. Cependant, outre les difficultés pratiques concernant le transport de ses bagages un peu particuliers, Klaus n’aimait pas prendre l’avion. Il s’était toujours méfié de ces engins de mort.
« Une bagnole, qu’est-ce que c’est, à part un cercueil sur roues ? » l’avait un jour chambré son patron. « Quitte à se crasher, autant être au volant », avait répondu Klaus, du tac au tac.
Après avoir fait le plein (cent trente litres de ce bon vieux carburant fossile), Klaus se mit en route, vers neuf heures, en ce samedi vingt-cinq octobre. Histoire d’être en phase avec le désert alentour, il écouta quelques airs de country larmoyants sur son vieil autoradio Wonderbar, une antiquité sur le point de rendre l’âme.
Peu après Nashville, Klaus lança un regard excédé sur sa tocante. Les aiguilles semblaient avancer au ralenti, comme engluées dans la chaleur de l’habitacle… Et cette route, qui n’en finissait pas ! Il s’arrêta dans une station-service Exxon, où il refit le plein ; avant de s’embarquer pour la morne traversée de l’après-midi, il avait bien besoin de se rafraîchir le gosier.
Au bar, il discuta avec un jeune gars bedonnant, qui cherchait à aller en direction de Greensboro. Klaus lui proposa de l’amener. C’était plus ou moins sur sa route. Prendre un autostoppeur l’aiderait à tuer le temps. Ou l’inverse, ça dépendrait de son humeur.
Klaus et son passager repartirent à un train d’enfer : 65-mph. C’était le maximum que pouvait atteindre l’antique Cadillac noire (le moteur, bien que gonflé, était d’origine). Ça tombait pas trop mal, c’était aussi la limitation de vitesse sur l’Interstate… Pas si cons, ces anciens.
Au bout de cinquante bornes à peine, la conversation entre le tueur et l’adepte du pouce levé mourut de sa belle mort. Le type semblait nerveux, ne tenant pas en place sur le siège craquelé de cette vieille Américaine même pas reliftée. Il jetait des coups d’œil de plus en plus fréquents à ce mystérieux conducteur au profil impassible, qui lui avait proposé de l’amener sans poser de questions.
Le gars laissa passer dix bornes de plus, puis il demanda à Klaus de bien vouloir s’arrêter. Un « Chili con-carne » un peu trop épicé qui ne passait pas, prétexta-t-il.
La Cadillac stoppa sur le bord de nulle part.
- Va chier… lui proposa élégamment Klaus, en allant pêcher dans le vide-poche un restant de PQ.
Quand il se redressa, il sentit sur sa tempe le baiser froid d’un 9 mm à canon court, un Glock19 Parabellum. Une arme de malade.
- Eh bien, fiston, c’est un beau jouet, que t’as là. Tu devrais le ranger, avant de blesser quelqu’un. - Dehors, connard ! fit le gentil autostoppeur.
Une adorable vipère que ce p’tit gars, se disait Klaus. Durant trois secondes environ, il eut sincèrement de la peine pour lui. Dire qu’il allait être obligé de le tuer, au moment où il commençait à lui trouver des côtés sympathiques.
Puis il se félicita de cette occasion de se dégourdir un peu les jambes. Enfin, une distraction, dans cette journée fadasse ! Avant de sortir de la voiture sous la menace de l’arme, Klaus prit son Stetson à larges bords. Il n’avait pas l’intention d’orner sa calvitie naissante d’un mauvais coup de soleil.
Le gars le fit marcher devant lui, en direction d’une dune non loin de là.
Klaus possédait un corps plutôt bien conservé, musclé et assez sec. Un physique à la Bruce Willis. Mais là, ses chances étaient trop faibles. Le type se tenait à quelques mètres en retrait. Rien à tenter, de ce côté-ci. Il allait devoir détourner son attention.
- C’est pas ma voiture, que tu veux, fiston, lança Klaus. Quant à mon fric, j’ai pas lourd sur moi. - Non, t’as raison. C’est ton cul, qui m’intéresse ! répondit le gros lard, avec un rire gras. Désape-toi…
Klaus en fut amusé. Beaucoup de concurrents avaient voulu le baiser. Mais, au sens propre, c’était bien la première fois !
Il entendit le bruit métallique d’un ceinturon qu’on défait. Puis le froissement d’un jean, descendu à la va-vite. Klaus se retourna vers le type et explosa de rire. On allait voir qui allait niquer l’autre.
- Pourquoi tu te marres, abruti ? demanda l’obèse, en abaissant le canon de son arme.
Le gars était paumé, ça se voyait à sa mine déconfite. D’habitude, ses victimes l’imploraient en se tordant les mains, chialaient en le suppliant de les épargner.
Le fou rire de Klaus cessa aussitôt. C’était l’occasion qu’il attendait.
Plus rapide qu’un serpent à sonnettes dopé aux anabolisants, il plongea de biais. Au passage, il attrapa une bonne poignée de sable du désert, qu’il projeta dans la figure de ce gros pédé, toujours empêtré dans son pantalon. Pris complètement par surprise, le gars se mit à gueuler en se frottant les yeux. Il lui fallut bien trois secondes avant de comprendre que sa seule chance était de se mettre à tirer au hasard, tout autour de lui.
Il n’eut le temps de faire feu que deux fois, avant de sentir le bras puissant de Klaus glisser autour de sa gorge, l’agrippant par-derrière dans une prise qui lui bloqua la respiration. L’acier froid d’un poignard se fraya un chemin à travers les couches superficielles de tissus adipeux, dans le bas de son dos, atteignit le muscle et s’arrêta. Juste avant que la douleur ne devienne insupportable. L’obèse, affolé, sentit le sang poisser la flanelle de sa chemise à carreaux. Il lâcha aussitôt son arme, en couinant comme un goret.
- Pas de bol, p’tit. T’as pas choisi le bon client, fit Klaus.
Il n’y avait aucune animosité dans sa voix. Pas plus qu’il n’y avait de colère en lui quand il assomma le gars d’un grand coup sur la tête.
Ce fut la douleur qui réveilla l’obèse. L’impression que son dos et ses bras étaient écorchés vifs. Ses yeux roulaient en tous sens, comme fous : des épines le lacéraient de toute part. Malgré l’atrocité de ce supplice, il lui était impossible de hurler. Avant de le ligoter à ce cactus géant, Klaus l’avait fermement bâillonné. Il aimait bien entendre crier ses victimes d’habitude, mais là, il n’avait vraiment pas le temps.
- Très bien ! Content de voir que t’es réveillé. - mmh… mmh… - Va falloir que j’y aille, l’informa froidement Klaus. J’ai encore pas mal de route à faire. - mmh… - Mais avant, j’me suis dit qu’il fallait que j’te laisse un petit souvenir.
Sans le lâcher du regard, Klaus glissa un objet froid et rond dans le caleçon du type. À la texture et au poids, le gars avait compris qu’il ne s’agissait pas d’une boule de Noël. C’était pas encore la saison.
Ses yeux s’emplirent immédiatement de larmes. Il secouait la tête à toute vitesse, le suppliait en gémissant.
- Huiiii… - Tout le plaisir a été pour moi !, lui lança Klaus, en s’éloignant d’un pas rapide.
Il était déjà loin, quand la grenade explosa.
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Klaus passa la nuit à Kingsport, petite bourgade verdoyante sur l’Interstate-81, à la limite du Tennessee et du Kentucky. La chambre qu’il avait prise se trouvait dans une gargote discrète, repérée lors d’un contrat précédent. Histoire de se détendre un peu du voyage, il se paya une pute. La même que la dernière fois. Il avait beau essayer de ne pas être trop prévisible, d’avoir le moins d’habitudes possible, il lui arrivait parfois de laisser parler son cœur.
La chambre était accueillante. La pute aussi.
Une fois bien relaxé, Klaus renvoya la demoiselle avec un bon pourboire. Demain, il avait un long parcours à faire, avant d’arriver à Harrisburg en Pennsylvanie. Et cette fois-ci, il ne prendrait personne en stop. Il fallait être raisonnable, le travail avant le plaisir.
Le dimanche matin, il se leva tôt, refit encore une fois le plein de sa voiture, ce tank qui n’avait jamais entendu parler des accords de Kyoto, et mit les bouts. Les kilomètres se succédèrent sans surprise, les paysages changèrent imperceptiblement et Klaus ne tua personne. C’était le jour du Seigneur, tout de même.
À son arrivée à Harrisburg, Klaus connut la première vraie contrariété de ce road-trip sauvage. Tous les motels dans lesquels il descendait d’habitude étaient complets. On lui expliqua gentiment qu’il y avait une convention nationale exceptionnelle sur le réchauffement climatique.
Klaus n’en avait rien à foutre. Le vrai scandale, c’était l’augmentation du prix de l’essence à la pompe. Si ça continuait comme ça, il n’aurait bientôt plus les moyens de tuer en dehors du Tennessee.
- Ça a servi à quoi, bordel, qu’on aille foutre sur la tronche aux Iraquiens ?! s’exclama-t-il rageusement.
C’est sûr, il allait voter O’bamma…
Il tourna un bon moment dans les rues désertes de ce patelin abandonné de Dieu. Sans succès. Les « No Vacancy » au rouge criard s’alignaient à perte de vue. Il décida de pousser un peu plus sur sa route… Ça ne lui ferait pas de mal d’arriver plus tôt à Salem, le lendemain.
La nuit était noire. Il faisait frais. Klaus avait faim. Il regretta de ne pas s’être arrêté manger un bout dans un Dinners quelconque. Ses phares n’éclairaient rien d’autre que des bandes blanches, aussitôt happées par un océan d’obscurité.
Alors qu’il envisageait de se garer sur une route secondaire pour roupiller dans la Cadillac, il aperçut une vieille enseigne au néon, grésillant un message qui lui alla droit au cœur. Et à l’estomac :
« Nancy’s - Les meilleurs travers de porc de la région ».
Et en dessous, un mirage vert pâle : « Vacancy ».
Klaus prit la bifurcation en saluant sa veine d’un pet sonore. Fallait vraiment qu’il s’occupe de l’échappement vétuste de sa Deville…
Dans une embardée de poussière, il gara son tacot sur le petit parking de terre battue, quelque cent mètres plus loin. C’était pas la ruée : il n’y avait qu’une seule autre voiture et elle était aussi défraîchie que la devanture minable du « Motel de Nancy ». Klaus était prêt à parier que ce n’était pas celle d’un client.
L’image d’une assiette fumante traversa son esprit fatigué. Ce fut suffisant pour le motiver à ouvrir sa portière et à prendre une piaule dans ce bouge. Un peu d’imprévu, après tout, c’était pas la mort…
Nancy était une femme de poids, une véritable cathédrale, qui semblait avoir la bouffe pour religion. Peinturlurée comme une radasse de Brooklyn, la taulière attendait le client accoudée à son comptoir vermoulu, l’œil fatigué et la clope au bec.
- ‘lut ! C’est pour manger ? lui demanda-t-elle, dès qu’elle fut sûre que ce grand costaud n’allait pas tourner les talons aussi sec. - Manger et dormir, les deux, répondit-il. Il vous reste des chambres ? - Sûr qu’il m’en reste, s’esclaffa Nancy avec un rire gras, qui rappelait à Klaus celui d’un certain autostoppeur…
Non, rien à voir, estima-t-il. Simple coïncidence.
Il s’attabla dans un coin de la petite salle enfumée (Nancy fumait pas mal). L’endroit sentait le graillon, et des mouches gambadaient sur les carreaux sales. Il décida qu’il était trop affamé pour y prêter attention. Klaus commanda la spécialité du coin, accompagnée d’une bonne bière fraîche, en comptant sur la robustesse de son estomac pour éviter de s’intoxiquer. C’est qu’il n’avait pas vraiment le temps de choper la turista…
Le temps que son repas arrive, le tueur se rendit aux toilettes dans l’arrière-boutique, jetant au passage un regard soupçonneux au vieux croulant qui officiait derrière les fourneaux. Le « Jules » de Nancy, sans doute. Ou peut-être bien son ancien maquereau… Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, la cuisine était relativement propre. L’appétit de Klaus remonta en flèche. Bon dieu, qu’est-ce qu’il avait faim !
Quand il tira à nouveau sa chaise sous la table branlante, il était servi, et pas qu’un peu. C’était pas une assiette qui l’attendait, mais carrément un saladier, débordant de viande fondante, au fumet succulent. La taille du broc de bière était plutôt sérieuse, elle aussi. Klaus attaqua son repas sans plus de cérémonie – toute façon, c’était pas son genre, marmonner des bénédicités.
Au bout de cinq minutes, Nancy se radina avec un nouveau broc de bière. Le sien était encore aux trois quarts plein.
- Celui-là, c’est la maison qui vous l’offre, fit-elle, avec un sourire doucereux.
Puis elle repartit sans demander son reste.
Un détail n’avait pas échappé au tueur : la nervosité de la taulière, au moment de lui apporter cette offrande inattendue. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle avait les foies, ou quoi ? se demandait-il.
Un autre truc le faisait gamberger. Partout dans le monde, il y a une règle tacite qui lie l’aubergiste et son client. Le premier essaye d’arnaquer le plus honnêtement possible le second, lequel, en retour, à la politesse de ne pas trop la ramener. Ce principe universel semblait bizarrement ne pas avoir cours, au Nancy’s. C’était même l’inverse !
Quand il fut plus que rassasié, il se leva sans rien dire. Il alla récupérer quelques affaires dans la voiture et rejoignit sa chambre. La piaule était pas trop mal, avec un lit King Size qui semblait inviter à de bonnes nuits de sommeil – ou de longues siestes crapuleuses, au choix.
Il n’était pas vraiment tard, mais Klaus bâillait déjà à s’en arracher les maxillaires, se frottant les yeux comme un marmot à sa première messe de minuit. Il mit ça sur le compte de la route et d’un repas trop copieux. C’est vrai qu’il avait bâfré comme un sagouin, ce soir.
Il arrangea la tanière à sa façon. C’était une règle à laquelle il ne dérogeait pas, quand il roupillait loin de chez lui.
Avant de glisser dans le sommeil, le tueur revit le regard en coin que Nancy lui avait balancé… Il programma son cerveau pour ne laisser dormir qu’un œil à la fois. En alternance, chacun son tour.
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Ce fut un bruit de clé tournant dans une serrure trop bien huilée pour être honnête qui l’alerta. Du moins, l’hémisphère de son encéphale en train de monter la garde. Il lui fallut bien dix secondes pour émerger, ce qui faisait au moins neuf de trop. En plus, il se payait un putain de mal au crâne ! Quelque chose n’allait pas…
Il se déplia en grimaçant. Décidément, le confort des baignoires n’était plus ce qu’il était.
Klaus se raidit. Il y avait du monde, dans la piaule ! Du genre qu’on n’a pas invité. Il dégaina silencieusement les deux Katanas japonais, et bloqua sa respiration. Puis, il passa la tête dans l’embrasure de la salle de bain… juste à temps pour voir le cuisinier abattre une lourde masse sur le lit, encouragé par la taulière éléphantesque.
- Bordel de merde ! entendit-il jurer.
Ces abrutis étaient tombés dans le panneau. L’assommoir à cochon venait d’éventrer le plumard, à l’endroit exact où aurait dû se trouver le crâne de Klaus… Du moins, s’il ne s’était pas arrangé pour simuler un corps endormi, à l’aide de quelques couvertures et d’un brave traversin.
Ils ne surent jamais comment ils étaient morts. À peine se rendirent-ils compte qu’on les tuait. Les terminaisons nerveuses de leurs moelles épinières, tranchées net par l’acier redoutablement effilé des sabres, n’avaient pas eu le temps de véhiculer l’information jusqu’à leurs cervelles…
Les têtes décapitées roulèrent au sol à la même seconde, et finirent leur course sous le lit.
Klaus, encore vaseux, contemplait le désastre dans la pièce. Des jets de sang pissaient de tous les côtés, jaillissant en grandes saccades inutiles de ces corps qu’on avait omis de prévenir du décès prématuré de leurs propriétaires.
C’est sûr, il allait falloir refaire la déco.
En attendant, un brin de ménage dans la piaule s’imposait. Il n’eut pas besoin de chercher bien loin le moyen d’évacuer les cadavres. Avant de perdre la tête, Nancy et son acolyte avaient eu l’obligeance d’emmener un chariot à bagages jusque devant la chambre. Un chariot avec des roues en caoutchouc.
Bon dieu, ils avaient bien prévu leur affaire, ces deux-là, pensa-t-il, en se massant les tempes. La fraîcheur de la nuit faisait le plus grand bien à son mal au crâne. Pourtant, il n’avait pas bu tant de bière que ça…
La bière !
Il repensa au deuxième broc, généreusement offert par Nancy, qu’il avait balancé en douce dans un pot de fleurs. La combine était bien trouvée : des plats un peu trop épicés et de la bière avec faux col en veux-tu en voilà.
Klaus commença par charger les corps. Celui de la taulière lui donna du fil à retordre. Cette grosse vache pesait bien une tonne ! Puis il souleva le matelas en sifflotant, pour récupérer les têtes.
Nancy regardait le vide d’un œil globuleux. Ce n’était pas très éloigné de son expression habituelle, sauf que cette fois elle avait arrêté de mâcher son chewing-gum pour de bon. Quant au cuisinier, il tirait une langue impolie. Aucun des deux n’avait l’air surpris de se retrouver sous son pieu, à compter les moutons.
Où allait-il mettre toute cette barbaque ? Il devait bien y avoir une réserve quelque part. Le tueur poussa le chariot jusqu’à la réception, puis il alla fureter du côté des cuisines. Il repéra rapidement la chambre froide.
- Très bien, ça fera deux cons gelés de plus, s’esclaffa-t-il.
Il traîna le chariot à l’intérieur du restau, puis ouvrit la lourde porte métallique de la pièce réfrigérée. L’endroit était d’une taille surprenante… Et pour cause ! C’était la réserve dédiée à une spécialité bien particulière du Nancy’s : le meurtre et le détroussage des clients occasionnels.
Suspendus à des crochets, plusieurs corps d’hommes et de femmes gisaient là, entièrement nus. Le cuistot avait commencé à en dépecer certains.
Klaus comprit soudain l’origine des travers de porc bon marché.
- Ah, les salauds, pensa le tueur, j’ai bien failli finir au menu du jour !
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Il ne faisait pas encore tout à fait clair quand le fossoyeur reprit la route dans sa Cadillac poussiéreuse. La nuit avait été plutôt courte, et il n’avait aucune envie de traîner dans le coin. Ce matin, avant de quitter le motel, il s’était fait un petit déjeuner de champion. Il avait simplement évité de rajouter du lard dans ses œufs brouillés…
L’asphalte grisâtre de ce coin de route perdue défilait tranquillement sous ses pneus depuis près d’une demi-heure, quand il entendit une sirène de police mugir derrière lui. Il braqua en direction du bas-côté, stoppa la caisse et prépara ses papiers en maugréant.
Un insigne étoilé vint s’encadrer dans la fenêtre à moitié ouverte, côté conducteur.
- Alors mon gars, pressé de quitter la région ? lui demanda le flic. - Y a un problème, monsieur l’agent ? fit Klaus, faussement débonnaire. - À part ton excès de vitesse ? Oh, trois fois rien… Allez ! Sors de ce véhicule, et fais pas l’imbécile.
Pour l’instant, il n’avait pu apercevoir du flic que sa panse gargantuesque, qui tendait sa chemise beige et retombait en bourrelets flasques sur le ceinturon de son colt. Klaus ouvrit la portière et sortit de la Cadillac en soupirant.
Quand il vit la tête du gars, un sentiment de déjà vu le submergea. Il ressemblait comme un frère à la taulière du motel. En plus con, si c’était possible.
- Tu vas ouvrir le coffre de ta bagnole, à présent ! aboya le flic, en s’essuyant le front avec un large mouchoir à carreaux. - Vous vouliez pas me mettre une contredanse, il y a deux minutes ? s’étonna Klaus, en le regardant droit dans ses Ray Bans réfléchissantes. - Ah ! T’es un p’tit malin, toi ! fit le flic, avec un rire gras.
Bon dieu, encore ce rire !, pensa le croque-mort, en se raidissant.
- Cette semaine, j’ai une élection à remporter. Et pour ça, je compte sur ton aide. - Désolé, mais je vois pas ce qu…, commença Klaus, avant de s’interrompre.
Il venait de remarquer les minuscules sachets de poudre blanche que cette montagne de graisse faisait tressauter dans sa paluche bouffie.
- J’ai une mauvaise nouvelle pour toi, mon gars, gloussa l’autre. Dans deux minutes, j’vais trouver cette merde dans tes affaires.
Tout en mâchouillant son chewing-gum, le flic véreux sortit son Colt et le pointa sur lui.
- Tu l’ouvres, ton putain de coffre, connard ? beugla-t-il.
Klaus n’avait pas d’autre choix que de faire ce qu’on lui demandait. Dès que ce distingué représentant des forces de l’ordre verrait le genre de camelote qu’il transportait, il n’aurait même plus à chercher des prétextes foireux pour le coller en cabane.
« À moins que j’lui sculpte un second nombril, à cet empaffé », songeait-il, tout en calculant ses chances. La route filait à perte de vue, et il n’y avait pas la moindre bagnole à l’horizon. D’autre part, ce crâneur était un peu trop sûr de lui et de son plan minable. Il se laisserait peut-être surprendre…
Klaus se dirigea avec une lenteur étudiée vers l’arrière de la vieille Américaine.
Juste derrière lui et le tenant mollement en joue, John Billings, shérif du comté de Schubert en Pennsylvanie orientale, broutait sa gomme à mâcher, des rêves de gloire plein la tête.
Quelle que soit l’élection et l’enjeu politique, la peur du voyou a toujours fait pencher la balance du côté de celui qui prône la répression… et surtout, qui obtient des résultats. Billings avait beau être un sinistre crétin, il n’ignorait pas ce simple fait. Une fois le faux trafiquant en taule, ses braves concitoyens, rassurés, sauraient quel bulletin mettre dans l’urne.
Ensuite, il n’aurait plus qu’à faire disparaître ce paumé.
John passa une main grassouillette sur son ventre formidable. Cette agréable perspective lui avait ouvert l’appétit. Une fois le type coffré, il allait fêter ça à avec une triple portion de cochonnailles, chez Nancy.
Sans préavis, Klaus ouvrit le coffre de la voiture, exposant un véritable arsenal de guerre au flic médusé. Billings ouvrit une bouche de la taille d’un four à pizza, mais il n’eut pas le temps de crier. Le fusil à canon scié aboya deux fois à sa place, le propulsant dans le fossé, plusieurs mètres en arrière.
Klaus acheva le flic blessé d’une troisième cartouche. Tirée à bout portant, entre les deux yeux. Celui-là ne souffrirait plus jamais d’aigreur d’estomac.
C’est pas parce qu’on est un tueur qu’on doit pas faire preuve de compassion…
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Le reste du voyage se déroula sans incident majeur. Comme il l’avait prévu, Klaus arriva relativement tôt dans cette bonne ville de Salem.
Il avait loué une chambre dans une petite pension de famille. Juste en face s’étalait un sombre bâtiment de brique, un manoir d’inspiration néogothique datant du dix-huitième siècle. C’était là que vivait sa cible, au sein de son étrange communauté.
La bâtisse était entourée par un grand parc verdoyant, lui-même clos par un mur d’enceinte et un large portail en fer forgé.
Klaus passa la journée du mardi à étudier le bâtiment, repérant les accès possibles. À part les jardiniers et les livreurs, il ne vit personne entrer ou sortir du domaine.
Il se débrouilla pour s’attacher les bonnes grâces de la vieille grincheuse tenant la pension. Cette octogénaire n’avait pas la langue dans sa poche, et elle lui en apprit de belles, sur les illuminés d’en face.
Cette bande de dingues prétendait être les descendants des mythiques vampires. Ils avaient baptisé leur communauté macabre d’un nom plutôt mystérieux, « l’ordre de Médicis ».
Pour la vieille Greenberg, il s’agissait d’une sorte de secte. Des fanatiques, qui se comportaient comme s’ils étaient réellement des créatures de la nuit : ils ne sortaient qu’une fois le soleil couché, sans jamais dépasser les limites du parc. La journée, ils fuyaient la lumière de l’astre solaire, passant leur temps à dormir dans des plumards en forme de cercueils.
Elle ne sut pas lui dire si ces siphonnés se nourrissaient comme tout le monde, ou s’ils monnayaient à prix d’or les stocks de plaquettes sanguines périmées de l’hôpital le plus proche. Elle préférait ne pas le savoir.
Pas question de visiter les lieux ou de prendre la moindre photo, lui assura-t-elle. Les pseudo-vampires ne donnaient pas d’interviews. Pour assurer leur tranquillité, ils avaient même embauché leurs propres gardes, qui patrouillaient jour et nuit dans l’enceinte du parc.
En entendant la vieille, Klaus ne put s’empêcher de sourire. Il comprenait mieux à présent les souhaits de son client, concernant le mode opératoire.
Ce type devait être aussi toqué que son ex, pour avoir exigé qu’elle y passe ainsi. Engager un croque-mort pour buter un vampire femelle d’un coup de pieu dans le cœur, ça fleurait bon le gars mortellement allumé…
Pour Klaus, c’était pas un problème, du moment que ce tordu le payait comme convenu.
Le plan du tueur était simple. En premier lieu, franchir les barrières de sécurité, s’infiltrer dans le manoir de Dracula et trouver sa cible. Ensuite, il accomplirait scrupuleusement la sale besogne pour laquelle il était là. Puis il repartirait à Memphis, toucher le reste du pactole. Après ça, terminé pour lui, les trucs de cinglés. Il se concentrerait à nouveau sur son lot de loosers habituel : les « dettes de jeux », les maris infidèles, les concurrents trop gourmands...
Discrètement planqué derrière les rideaux de la pension, Klaus observait le manoir à la jumelle, espérant repérer la piaule de la p’tite chérie à abattre... Peine perdue. Toutes les fenêtres avaient été recouvertes d’une bonne couche de peinture noire. Ce refuge pour suceurs de sang hystériques devait être en permanence aussi sombre qu’un tunnel de métro. Il serait plus prudent d’y aller avec toute l’artillerie ; pas question de se laisser vider de son hémoglobine par les adeptes de Nosferatu.
S’il n’avait pas le choix, eh bien… il opterait pour une bonne boucherie, façon Klaus-combat.
La matinée du mercredi se passa en achats divers, dans la banlieue de Boston. Klaus s’équipa d’une visée laser infrarouge, qu’il compléta d’une tenue complète de Ninja, couleur goudron. À son passage en caisse, il ajouta un bon grappin en acier et vingt mètres de corde nylon. Il avait trouvé le tout pour pas cher dans un bazar fourguant des surplus militaires, non loin du centre-ville.
L’après-midi, il se pointa dans un aéro-club de banlieue et engagea un pilote d’hélicoptère pour une petite balade d’une heure au-dessus de Salem. Le type essaya de lui fourguer son forfait deux heures « Boston trip », mais il n’insista pas quand il vit l’expression tendue de Klaus. Ils firent trois passages au-dessus du manoir, ce qui permit au tueur de glaner quelques bons clichés de la propriété et de la distribution des postes de garde.
Enfin, une visite à la bibliothèque de Boston et dans les archives de la mairie lui donna accès aux plans de cette vieille bâtisse, qui avait été la propriété d’une lignée de grands bourgeois depuis l’époque victorienne. En 2005, de lointains héritiers avaient revendu le domaine pour une bouchée de pain à un fonds de pension hyper spéculatif. Mi 2006, alors que le scandale des « Subprimes » éclatait au grand jour, ces mercenaires de la finance avaient réussi à trouver plus dingues qu’eux pour reprendre cet actif maudit : l’ordre de Médicis.
Puis il rentra chez Mamie Greenberg, son plan d’action soigneusement établi. Tout était parfait, de A à Z.
Il mit le réveil Mickey Mouse à sonner pour quatre heures trente - Félicia Greenberg lui sous-louait en douce la chambre de son petit-fils - et s’endormit comme une brute.
À quatre heures vingt-neuf exactement, il bloqua la sonnerie du réveil, avant même qu’elle ne se déclenche. Puis il se prépara en silence, sans même faire craquer une seule latte du vieux plancher en chêne. Une fois habillé et pratiquement indétectable, il descendit l’escalier, toutes ses armes en bandoulière.
Il s’apprêtait à sortir en douce quand une main légère vint frapper son épaule. C’était la vieille Greenberg, qui lui proposait de prendre une tasse de thé au jasmin et un muffin, avant d’aller braquer le coffre des demeurés. Il refusa le thé, prit le gâteau et demanda à Félicia de rester discrète. La vieille dame lui assura qu’elle serait muette comme une tombe. Klaus comptait bien y veiller.
Franchir le mur d’enceinte fut un jeu d’enfant. La veille, il avait étudié le parcours des gardes. Leurs rondes étaient impeccablement minutées. Ces gros lards ne se doutaient absolument pas de sa présence, alors que lui les distinguait tout à fait clairement dans son viseur infrarouge.
Klaus se faufila de buisson en buisson, se dissimula habilement derrière quelques troncs d’arbres, fit trois ou quatre roulades pour la forme (ce n’était pas pratique, vu son attirail). Après avoir évité de justesse une large fosse creusée dans la cour d’honneur, il arriva enfin devant le soupirail de la cave.
Il était six heures dix-huit, et il n’avait eu besoin de buter personne. Dommage.
D’ici une petite demi-heure, ces allumés aux canines saillantes allaient se retirer dans leurs appartements, après avoir bu leur dernière coupe de sang frais. C’était le moment d’investir le poste de garde du sous-sol.
La petite pièce était bourrée d’écrans vidéo, diffusant sans complexe les images des caméras braquées sur tous les recoins du manoir, y compris les plus intimes. À cette heure encore matinale, le vigile ventripotent censé surveiller tout ça ronflait haut et fort, les pieds croisés sur le bureau.
Klaus, silencieux comme l’ombre de l’homme invisible, s’approcha du type – on aurait dit le jumeau du shérif Billings. Il défit le lacet de la Rangers gauche de ce gros lard et s’en servit pour l’étrangler, sans aucune pitié. Puis, d’un bon coup de botte, il éjecta le cadavre encore chaud du fauteuil et prit sa place.
Il ne lui fallut pas très longtemps pour repérer sa cible. Sur l’écran de l’ordinateur, il y avait les infos pour identifier la chambre de sa victime ainsi que le code de la caméra censée garantir sa sécurité. Il appuya sur un bouton et l’intérieur de l’alcôve 108 vint s’afficher sur l’écran central du QG sécurité.
Klaus vit la porte s’ouvrir, une jeune femme brune entrer, aller se brosser les dents et se démaquiller.
C’était elle.
Les yeux du tueur furent soudain comme prisonniers de l’écran ; la brune retirait sa légère tunique de soie noire. Cette fille avait une plastique absolument somptueuse…
Avec des gestes lents, presque caressants, la brune finit de se dévêtir, sous le regard appréciateur de Klaus. Elle possédait les courbes émouvantes et les seins lourds et fermes d’une Monica Bellucci. Dans le clair-obscur artistique des lampes tamisées, la sensualité de ce corps vu en contre-jour provoquait en lui une tension érotique inédite.
À un moment donné, il eut presque l’impression qu’elle le scrutait, plantant directement ses yeux verts dans les siens, par l’intermédiaire de la caméra.
Savait-elle que quelqu’un l’observait, en ce moment même ?
Probablement pas. Pas plus qu’elle ne devait se douter de la traque inflexible dont elle était la cible. Ou de sa fin prochaine.
Sans même un soupçon de pudeur, « Monica » vint paisiblement s’allonger dans son cercueil, disposant avec grâce ses formes émouvantes sur les coussins de satin rouge. Elle reposait sur le dos, dans le plus simple appareil, offrant une vue imprenable sur son corps dénudé. Comme une pièce d’orfèvrerie à la valeur inestimable, exposée sous cloche. Pour le seul plaisir des voyeurs.
Une larme de cristal, unique, roula sur le velouté pâle de sa joue. Pleurait-elle ?
La gorge de Klaus se serra. C’était vraiment un crime, buter une nana d’une telle splendeur. Il regrettait presque d’avoir à commettre ce forfait.
Puis il pensa aux dollars qui l’attendaient, à sa réputation de fossoyeur impassible.
Il ne pouvait plus reculer, c’était trop tard. Il avait signé un contrat avec le diable. Et à présent, il devait l’exécuter. À coup de burin. Un pieu dans le cœur…
oooOOOooo
Klaus, guidé par sa visée infrarouge, avait traversé sans encombre ce grand paquebot plongé dans l’obscurité. Tous les résidents avaient regagné leurs cabines privées pour la traversée crépusculaire de cette journée d’octobre.
Le tueur gravit l’immense escalier de marbre, donnant sur le perron du premier étage. Juste avant d’arriver devant la chambre 108, il crut deviner un mouvement furtif devant lui. Pourtant, aucune source de chaleur n’était passée dans le champ. Il haussa les épaules et poursuivit sa route solitaire.
Il poussa la porte, insensiblement. Celle-ci s’ouvrit sans opposer la moindre résistance. La chambre n’était même pas verrouillée.
Le loup est dans la bergerie, songea-t-il. Contrairement à d’habitude, cette pensée ne déclencha nulle joie en lui.
Klaus s’approcha du cercueil, à pas lents et feutrés. Sur le viseur, il n’y avait aucune signature thermique du corps de la fille.
Dans un premier temps, il crut qu’elle s’était barrée.
Étouffant un hoquet de surprise, il souleva le dispositif électronique fixé à son front, ce qui lui donna l’impression de devenir soudain aveugle. Une fois que ses yeux se furent progressivement habitués à la pénombre, il put enfin distinguer la silhouette de la jeune femme, toujours alanguie dans la même position indécente.
« Putain d’équipement chinetoque de merde ! », pensa-t-il, si fort qu’il se demanda un instant s’il n’avait pas réellement prononcé ces mots.
En tout cas, la brune n’avait pas bronché.
Le tueur s’empara d’un pieu métallique, avant de laisser imperceptiblement glisser son attention vers le corps de cette déesse. Il ne fit rien pour se reprendre, ce qui n’était pas dans sa façon de faire. En général, il frappait vite et bien, puis il disparaissait.
Les seins de la dormeuse, lourds et pleins, se soulevaient et s’abaissaient souplement. Comme s’ils vivaient une vie autonome, au rythme des longues respirations de cette femme sublime. Être près d’elle, au point de pouvoir la toucher en étendant simplement les doigts, décuplait son trouble. Il sentit ses paumes le démanger.
Klaus essaya de regarder ailleurs.
Près de la couche mortuaire aménagée en plumard pour dingos, il y avait un petit chevalet d’acajou, sur lequel étaient disposées deux photographies, éclairées par la lueur discrète d’une bougie à moitié fondue.
La première photo, entourée d’un sinistre cadre en crêpe noir, avait été prise de nuit. Elle mettait en scène une mère et son fils, sur fond de vallée enneigée.
La brune au visage grave et blême qui reposait dans le cercueil près de lui n’avait presque rien à voir avec la jeune femme sur le cliché. À cette époque, elle paraissait pleinement heureuse, affichant un sourire fabuleux qui l’éclairait comme un phare. Dans ses bras, elle tenait un blondinet de sept ou huit ans. Lui aussi respirait la joie de vivre.
Sur la seconde photo, Klaus reconnut son client.
- Nom de… murmura-t-il.
Seul l’écho lui répondit.
Il se reprit, respira profondément, plusieurs fois. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Est-ce que cette femme aimait encore son mari ? Ce fumier qui l’avait condamnée à mort, est-ce qu’il savait ça ?
Klaus fut sur le point de tout stopper. De s’enfuir sans se retourner de cette crypte puant la souffrance et l’agonie, avant de commettre l’irréparable…
Mais il ne le fit pas. C’était un tueur, un vrai. Lui, il n’avait pas le luxe de la réflexion, et encore moins des doutes et des regrets.
Il assura sa prise sur le pieu, en fit glisser la pointe vers le point d’impact, entre la quatrième et la cinquième côte, pas très loin du sternum. Vers le bord gauche de ce sein merveilleux de rondeur, à la peau légèrement tendue par une discrète chair de poule. Ce sein exquis, qu’il allait bientôt transpercer de part en part.
La main de Klaus entra accidentellement en contact avec la peau de sa future victime. Il ne put retenir un cri sourd. Le corps de cette femme… il était aussi froid que celui d’un macchabée !
Dans ce silence de basilique, cet éclat de voix surpassait la clameur des trompettes de Jéricho. Pour autant, la nymphe brune ne se réveilla pas. Une crispation passagère tourmenta son visage d’albâtre, aux traits si doux. Elle remua un peu, ondulant inconsciemment du bassin.
Le teint blafard de cette fille, la soi-disant panne des détecteurs thermiques, son corps glacial, qui pourtant respirait. Son corps, bon dieu ! Si sensuel que Klaus arrivait à peine à réprimer des envies de viol…
Cette femme… était bel et bien… un vampire !
À cette idée, il faillit laisser échapper son maillet de camping.
« Bordel, je deviens dingue ! », pensa-t-il, en essuyant d’une main fébrile la sueur grasse qui trempait son front.
Il savait que non, pourtant. Il était dans le vrai. Ces malades n’étaient pas… des malades ! C’étaient des monstres suceurs de sang tout ce qu’il y a de plus réels. Des morts-vivants garantis sur facture.
Son client savait exactement ce qu’il faisait, quand il avait exigé qu’elle périsse d’un pieu en plein cœur. Sa bonne femme était réellement une saloperie de… vampire ! Et cet enfoiré l’avait envoyé au casse-pipe, sans même prendre la peine de lui en souffler un mot. Ça l’avait peut-être même fait marrer, de louer les services d’un fossoyeur pour la renvoyer en enfer.
Klaus se promit d’exiger le double du salaire initial dès qu’il reverrait ce sale con.
Puis, d’une main qui ne tremblait plus, il réajusta le pieu de métal. Son bras droit, armé du maillet, s’éleva dans les airs. Elle ne le savait pas encore, mais dans trois secondes elle serait morte. Pour de bon.
Une douleur brutale, féroce, totalement inattendue explosa dans les reins de Klaus et se répandit comme une traînée de poudre dans tout son corps. Il avait si mal qu’il ne pouvait même pas hurler. Le maillet, soudain trop lourd, échappa à ses doigts pétrifiés. Puis, avec une lenteur presque onirique, le sol monta vers son visage et, sans pitié, le frappa de ses poings de pierre.
Eddy le borgne rétracta posément le manche de la matraque électrique qui lui avait servi à foudroyer celui qui croyait être son ami, qui pensait le connaître comme personne. Il était très content de ce modèle télescopique, délivrant plus de cent mille volts. Encore interdit aux États-Unis, il était importé à grands frais d’Azerbaïdjan.
Puis le borgne se pencha au-dessus de Klaus, et écouta. Le fossoyeur respirait encore. Faiblement, mais il respirait. « Très bien », pensa Eddy. Il aurait vraiment regretté que l’autre soit mort. Ce n’était pas ainsi que ça devait finir. Le contrat était clair. Klaus ne devait pas clamser. Pas aussi vite. Pas comme ça.
Une expression amusée éclaira le visage du vieillard, quand il considéra l’ironie de la situation. En vrai professionnel du crime, Eddy admirait la simplicité retorse du plan ourdi par son client. Engager Klaus pour une mission bidon, afin de le faire venir de son plein gré dans ce traquenard… c’était d’une cruauté délicieuse.
Il entendit un gargouillis monter du sol. Klaus essayait de parler. Son vieil instructeur se pencha vers lui, avec un sourire plein de bienveillance. Il n’y avait aucune colère en lui.
- Pour… pourquoi… Eddy ? murmura Klaus d’une voix rauque.
Le borgne prit une des photos sur le chevalet, et l’approcha des yeux de Klaus. Assez près pour que l’image du gamin se reflète dans ses pupilles dilatées.
- C’était leur fils, dit simplement Eddy.
D’une main apaisante, il ferma les paupières de son ancien disciple.
Klaus plongea dans la nuit.
oooOOOooo
Le fossoyeur était dans un état second, hanté par un songe étrange, une chimère grinçante. Les images qui défilaient dans son cerveau n’appartenaient pas simplement au domaine du rêve. Elles évoquaient un souvenir embrumé, qu’il avait longtemps essayé d’enfouir hors de portée de sa conscience.
Néanmoins, les réminiscences de cette sale affaire n’entendaient pas en rester là. Elles n’en avaient pas fini avec lui.
Tout ça remontait à… cinq ans, tout au plus. Il faisait froid. Ce devait être en novembre. Ou bien fin octobre...
La nuit était tombée depuis longtemps. Klaus se trouvait au volant d’un monstrueux 4x4, un Hummer de couleur noire. Une bonne camelote, qu’il avait volée pour un coup à Boston.
Ce soir-là, il devait descendre un banquier.
Le moteur au ralenti, Klaus attendait qu’il se radine dans sa banlieue chic, avec sa grosse Mercedes. Il avait trouvé ça cool de buter le type en voiture, au moment où l’autre se croirait vraiment en sécurité. Juste avant qu’il n’arrive devant sa villa de rupin, où l’attendaient sa femme et ses gosses.
Il avait prévu de dépasser le banquier avec son Hummer. Une fois à sa hauteur, il lui aurait fait un petit signe de la main par la fenêtre ouverte. Juste avant de lui exploser la tronche avec son fusil à pompe, un Beretta M3P. Une sacrée arme…
Ça avait mal tourné. Une voiture lui avait coupé la route et il avait fini sa course dans une guérite de cantonniers. À moitié assommé, Klaus avait néanmoins réussi à faire une marche arrière et à se barrer, juste avant que les flics ne le coincent.
C’est là qu’un gamin avait traversé la rue, juste devant le Hummer lancé à fond la caisse, tous feux éteints. Il courait derrière un ballon de foot. Klaus avait freiné à mort, mais il n’avait rien pu faire pour l’éviter. Il roulait trop vite. Il avait heurté le môme.
Les poulets l’avaient pris en chasse, sirènes hurlantes. Un sacré cirque ! Klaus avait réussi à les semer après plusieurs kilomètres. Il s’était garé dans un bois, avait coupé le contact puis était descendu de l’énorme 4x4 au capot bousillé.
Et là, il avait trouvé le gamin.
Il était épinglé à l’avant de son putain de Hummer, comme un gros papillon de nuit. Un pieu métallique qui émergeait de la calandre l’avait empalé. En plein cœur.
Bon dieu, mais qu’est-ce qui lui avait pris, à ce gosse, de jouer si tard dans la rue ?
Quand Klaus l’avait décroché, son corps était glacial. Le visage ensanglanté du môme était étrangement pâle - comme exsangue. Le tueur avait fait de son mieux pour l’effacer de sa mémoire. Peut-être était-ce pour ça qu’il ne l’avait pas reconnu, sur la photo, tout à l’heure ?
Mais à présent, il n’y avait plus de doute. C’était bien le même gamin…
Klaus se jura de ne plus jamais refaire d’excès de vitesse. Dès la semaine suivante, il avait acheté ce vieux tas de boue. Sa Cadillac Deville 1976.
Il se revit en train de l’essayer pour la première fois. En train de caresser le siège de satin rouge… Non ! Les sièges étaient en cuir… aussi noirs que la voiture. Klaus se rappelait bien de l’habitacle. Alors, pourquoi diable lui semblait-il si exigu, tout à coup ? Et cette position de conduite, comme s’il était allongé sous le volant… À quoi tout cela rimait-il !?
- Un cercueil sur roues, Klaus, crut-il entendre chuchoter à son oreille.
Il prit soudain conscience de l’obscurité qui l’avait enseveli. De l’espace confiné qui l’entourait. Il n’était plus dans la Cadillac ; le rêve s’était dilué, remplacé par une réalité horrible et définitive.
Klaus comprit enfin où il se trouvait. Il sut qu’il ne reprendrait plus jamais la route de Memphis.
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Dans la cour d’honneur du manoir, il y avait une tombe, fraîchement recouverte. Durant près d’une heure, des cris assourdis s’en élevèrent. Puis, comme à regret, les hurlements se turent.
Ils furent remplacés par un bruit bien plus terrible. Un rire…
Le rire dément d’un fossoyeur, qui, pour la première et dernière fois de sa vie, s’était retrouvé du mauvais côté de la pelle. Un rire de plus en plus éraillé. Bientôt plus qu’un murmure.
- Épilogue -
Eddy n’avait aucun respect pour ses semblables. Pas plus qu’il n’accordait de valeur à une vie humaine. Cet homme de soixante-douze ans ne se cherchait pas de circonstances atténuantes, il n’était pas de ceux qui ont besoin de justifier leurs actes. Il tuait. Sur contrat. Un point c’est tout.
Contrairement à Klaus, Eddy ne voyait aucune objection à « traiter » ses propres relations. Y compris ceux qui le prenaient pour un ami. C’était des cibles comme les autres. Il suffisait de se concentrer un peu plus sur la technique, la « perfection » du geste meurtrier… Le plaisir était moins grand, mais en général ça payait mieux.
Un mal pour un bien.
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