Francis Pichon était dans sa baignoire, ne pensant à rien, bercé par l’écoulement de l’eau chaude qui atteignait à présent le niveau de ses épaules. Quand on se plonge dans un liquide à la température adéquate, le corps ne fait plus la distinction entre le soi et « l’extérieur ». Pichon avait décidé de s’immerger totalement pour ne plus « être », ne plus « ressentir », tentative futile et désespérée pour se fuir lui-même en niant son ancienne personnalité.
Dans les lentes volutes de vapeur qui montaient depuis la surface paisible de l’eau, il se posait la question ultime : « En seras-tu capable ? ». Capable d’aller jusqu’au bout, de se laisser volontairement suffoquer par le fluide tiède dans lequel il baignait - comme un fœtus dans le ventre maternel - une fois que celui-ci aurait atteint, puis dépassé, le niveau de sa bouche, de son nez ?
Il toucha son crâne nu, regrettant le contact des bouclettes blondes qu’il avait appris à apprécier ces derniers mois. Avant tout cela, Pichon était un autre homme, heureux somme toute de son sort moyen, de ses petits bonheurs, de sa vie tranquille et sans histoires. Et puis c’était arrivé, comme une malédiction… en tout cas, au début, c’est ainsi qu’il l’avait vécu. Il lui avait fallu longtemps pour accepter ce changement en lui, pour l’apprivoiser, l’intégrer. Et aujourd’hui… voilà que tout lui était arraché, sans prévenir.
Il ferma les yeux, laissant monter les souvenirs, tandis qu’autour de lui l’eau tiède et inexorable partait à l’assaut de son cou…
Tout avait débuté l’an dernier, le premier samedi de mars.
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Samedi trois mars 2007, dix heures cinquante-huit.
Francis Pichon se réveilla voluptueusement, en ce matin de week-end. Qu’y a-t-il de plus agréable que d’émerger d’une bonne nuit de sommeil, sans que le buzzer d’un réveil sans pitié ne vous tire par la manche pour vous jeter hors de votre lit, grelottant et sans défense face à une nouvelle journée truffée de son lot d’emmerdes déjà toutes prêtes à vous tomber dessus ?
Cette vision pessimiste de la vie qu’entretenait Pichon, il l’avait héritée de son existence, sans réelles raisons d’être. Pichon était un « sans grade », comptable anonyme travaillant au siège social parisien d’une grande société de distribution alimentaire. Tout aussi alimentaire était ce job.
Où était passée l’existence dont il avait rêvé, étant gosse ? À l’époque, il se voyait chasseur de trésors en Amazonie. Dans ses songes éveillés, c’était à coups de machettes rageurs que Francis l’aventurier défrichait sa route, sans craindre les inévitables mauvaises rencontres : jaguars affamés, mygales grosses comme des frisbees, réducteurs de têtes cannibales… Et puis les rêves s’étaient dissipés, la réalité nauséeuse et bétonnée avait remplacé le charivari des toucans multicolores dans les frondaisons équatoriales de son imaginaire intrépide.
Quand devient-on adulte ? Quand on arrête de croire que tout est possible, ouvert et sans limites. Il avait fallu arrêter de musarder pour se mettre aux choses sérieuses : gagner sa croûte. De fil en aiguille, et d’aiguilles en bottes de foin, il en était arrivé à « ça » : traquer les erreurs de centimes, afin que les comptes tombent « justes ». Il était devenu « accordeur de factures », activité bien moins poétique que celle d’accordeur de piano...
Or donc, Francis Pichon se réveilla, anticipant avec volupté les joies de ce week-end encore plein de promesses.
Il l’avait dignement attaqué, ce congé de fin de semaine, passant sa soirée et une partie de sa nuit à taper le carton. Le déroulement de ses vendredis soirs procédait d’un véritable rituel, organisé autour d’un événement aussi central qu’immuable : le tournoi de poker avec ses collègues du service. Mais attention, que des gens de bonne compagnie, hein, des comptables… Pas de risque de se gourer en enregistrant les points !
La seule fois où ils avaient invité les gars du marketing, ils s’étaient fait plumer (c’est quand même un peu leur métier, le bluff). Il n’y aurait pas de seconde fois.
Hier soir, leur tournoi habituel s’était tenu chez lui et avait été des plus animés ; Paulo, débarqué depuis peu dans leur bande de joyeux drilles (enfin, joyeux…), avait tenu à fêter dignement son anniversaire. Ils avaient donc bu sans compter – un comble ! – au point que Pichon ne se rappelait plus clairement la façon dont s’étaient terminées leurs bacchanales.
Aussi ne fut-il qu’à moitié surpris quand, en plein milieu d’un bâillement à s’en désarticuler les mâchoires, ses doigts rencontrèrent une épaisse tignasse bouclée au lieu de sa coupe en brosse millimétrique.
- Ah, les cons ! Le coup de la perruque sur la tronche…
Il commença par se marrer, jusqu’à ce qu’il se rende compte que ladite moumoute n’était pas simplement posée, mais carrément « fixée » sur son crâne. Là, c’était moins drôle ! Il tira d’un coup sec, mais ne réussit qu’à s’infliger une vive douleur, arrachant au passage une poignée de cheveux blonds.
- Bon dieu, ça fait un mal de chien ! pensa-t-il, en accompagnant cette constatation alarmante d’une bordée de jurons.
Sautant de son lit, il se précipita vers la salle de bain (son seul luxe dans ce deux-pièces spartiate), afin de mieux évaluer la situation.
Pichon vécut comme une sorte de dédoublement, au moment de se regarder dans la petite glace au-dessus du lavabo. Il y voyait une sorte d’étranger à la place de son reflet habituel ! Mal réveillé, il pensa tout d’abord que c’était la perruque qui lui donnait cet air si étrange…
Il porta la main à son visage et l’inconnu dans le miroir copia à la perfection son mouvement. Le picotement désagréable qui parcourait sa nuque se transforma soudain en un véritable frisson d’horreur ; à la place de la banalité rassurante de sa trogne de tous les jours, ses doigts rencontraient des reliefs inconnus ! Pichon sentit la folie le gagner, tandis que, dans son esprit survolté, se répétait en boucle une phrase de dénégation : « C’est un cauchemar, c’est un cauchemar, c’est un cauch… ». Puis ce fut le noir.
Quand il reprit connaissance, la première chose que Pichon éprouva fut un brutal élancement au-dessus de l’arcade sourcilière gauche. Grimaçant de douleur, il porta une main à sa tête endolorie, tâtant avec précaution l’œuf de pigeon qui venait d’y éclore. Il se releva tant bien que mal et jeta un coup d’œil inquiet à son front, dans le miroir. Le drôle de type qui se substituait à son reflet habituel se pencha dans une symétrie parfaite, lui faisant admirer un magnifique cocard…
Brutalement, une pensée tarabiscotée frappa son intellect en déroute : se pouvait-il qu’il soit victime d’une amnésie fulgurante concernant son passé récent, durant lequel il aurait décidé de se faire refaire le portrait ? Pichon rejeta très vite cette hypothèse ; cela ne tenait pas. Non pas tant à l’improbabilité d’une telle situation, mais surtout au fait qu’il n’aurait sûrement pas choisi d’avoir cette tronche s’il s’était fait opérer.
C’était presque une blague, ce que reflétait son miroir irréfléchi : sous ce front d’intellectuel, encadré par une masse de cheveux blonds frisottés, prenait naissance un nez assez marqué, qui faisait contrepoids à un menton fuyant ; des yeux plissés, aux pattes d’oies rieuses achevaient le tableau… Francis Pichon avait à présent la même tête que cet acteur comique un peu décalé – comment s’appelait-il déjà ? - Pierre Richard ! Pierre Richard, dans la version années 80.
Imaginez que vous entriez à l’hôpital pour une opération de chirurgie esthétique et qu’au moment précis de défaire les bandages, votre miroir vous renvoie l’image d’un visage parfaitement improbable ! Le choc que Francis Pichon vivait était bien plus grand encore ; il n’avait jamais mis les pieds de sa vie dans une clinique, et encore moins pour une opération de ce genre…
Pendant presqu’une minute, Pichon ne put rien faire d’autre que de regarder blanchir la jointure de ses doigts, soudés aussi fortement au rebord faïencé du lavabo que s’il se cramponnait à une arrête rocheuse surplombant un gouffre sans fond. Du cœur de l’abîme s’élevait une voix tentatrice l’incitant insidieusement à lâcher prise sur le réel, la voix de la folie elle-même. Est-ce qu’il devenait tout simplement dingue ?
Relevant la tête vers le miroir de l’armoire à pharmacie, il vit à nouveau Pierre Richard qui le regardait dans le blanc des yeux. L’hallucination – c’en était forcément une – persistait à envahir son espace mental, ne donnant aucun signe d’affaiblissement. Il se rappelait avoir lu quelque part que ce genre de phénomènes pouvaient être le symptôme d’une tumeur au cerveau. Cette pensée le terrifia. Il lui fallait une explication au plus vite, n’importe laquelle ferait l’affaire ; quelqu’un devait lui dire ce qui lui arrivait, sinon il allait péter les plombs pour de bon !
Pichon se rua sur le téléphone, composant d’un doigt tremblant le premier numéro pour les renseignements téléphoniques qui lui vint à l’esprit. Au bout d’une longue attente, la voix douceâtre d’une opératrice lui demanda ce qu’il voulait.
- J’aurais besoin du numéro des urgences psychiatriques, Mademoi…
Sa phrase s’interrompit sur un hurlement strident, qui dut certainement percuter de façon fort douloureuse le tympan de la téléopératrice. Sa voix ! Sa voix, elle aussi, avait changé ! C’était une hallucination multi-sensorielle… Il poursuivit néanmoins, avec l’impression que Pierre Richard himself exécutait une sorte de doublage de la bande-son en simultané :
- Vous êtes toujours là, Mademoiselle ? Mes excuses, je … je viens de me faire tomber un dictionnaire sur le pied. Un gros. Ça m’arrive souvent, une sorte de manie ! dit-il, avec un aplomb indiscutable, qui lui était tout à fait étranger.
C’était venu tout seul, comme la réplique comique d’un script appris par cœur.
Il entendit bougonner à l’autre bout du fil, et soudain un automate lui dicta le numéro de téléphone des urgences de l’hôpital Sainte-Anne.
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Après un bref coup de fil à la secrétaire chargée du dispatching des cas désespérés, on lui indiqua que le psychiatre de garde le recevrait, mais seulement s’il pouvait être là dans la demi-heure. Un peu soulagé à la perspective d’être pris en charge par le susdit spécialiste, Francis Pichon enfila son trench-coat et sortit de son deux-pièces du troisième – porte de gauche - en croisant les doigts pour ne croiser personne, justement.
Maldita ! Comme à son habitude, Madame Gonzales, la gardienne de l’immeuble, papotait à la porte de sa loge – avec la discrète voisine du dessus, pour une fois. Il attendit plusieurs minutes sur le palier du second, immobile et silencieux, que la commère épuise sa salive ou bien la patience de la jolie blonde. Peine perdue, les deux denrées semblaient ne pas devoir faire défaut rapidement ! Décidant de tenter un « discret » passage en force, il releva le col de son manteau, baissa la tête et avala les marches par paquets de quatre, levant bien haut les genoux afin de ne pas s’étaler.
Pichon arrivait à leur hauteur, confiant dans la subtilité de sa manœuvre d’évitement, quand Maria Gonzales l’apostropha :
- Bondjoul’ Mossieu Bichon ! Dj’ai deux mots à vous dil’, fit-elle, avec son inimitable accent vietnamien.
La concierge avait eu l’étrange idée d’épouser en secondes noces un plombier portugais, tout en hispanisant, de surcroît, son prénom ; Pichon la suspectait d’avoir cherché ainsi à optimiser son employabilité dans le gardiennage d’immeuble, secteur trusté par les Ibères à moustache de plus de cinquante ans.
Il stoppa net à quelques pas des deux femmes, et, toujours masqué par le col de son manteau, s’enquit à voix basse de ce que la gardienne lui voulait. Une question lui taraudait l’esprit : qu’allait-elle penser de sa nouvelle voix ? Bizarrement, elle ne sembla rien remarquer.
Au contraire, madame Gonzales poursuivit avec rancœur sa péroraison. Cela donnait approximativement ceci, une fois filtrées les amusantes saillies lexicales et phonétiques de son discours :
- Vous êtes un locataire charmant et des plus discrets, en général… mais votre voisin du dessous, monsieur Berthier, a trouvé à se plaindre du bruit cette nuit. À l’avenir, je vous remercierai de faire en sorte que vos invités n’importunent plus le voisinage avec des chansons paillardes à deux heures du matin !
Toujours planqué derrière sa parka, Pichon opina humblement du bonnet, signifiant à madame Gonzales qu’il avait ouï correctement ses consignes, consignes qu’il s’appliquerait dorénavant à respecter de son mieux.
- M’sieur Pichon, vous êtes tout pâle ! J’espère que vous n’êtes pas souffrant ? lui demanda quant à elle la blonde Églantine, surprise par sa ridicule tentative de camouflage. - Je… j’ai un bouton de fièvre - purulent ! - et je ne voudrais surtout pas vous heurter par cette vision horrifique. Je cours aux urgences me faire enlever ça ! - C’est si grave ? Je suis certaine que vous n’êtes pas défiguré à ce point ! lui objecta-t-elle, avec un charmant sourire.
Avant que la jolie ingénue ne s’approche de trop près, Francis Pichon coupa court à la conversation en courant ventre à terre et, conséquemment, tête baissée vers la sortie de l’immeuble. Cette manœuvre héroïque occasionna par malheur une collision frontale entre son crâne et le container des poubelles, qui traînait sans raison valable au milieu de la courette, collision qui l’envoya valdinguer les quatre fers en l’air sur le pavé humide. Églantine vint immédiatement voir s’il n’avait rien, lui prêtant une main secourable.
Pichon, conscient du ridicule de la situation, se releva à toute vitesse en assurant à sa voisine que « tout allait très bien ». Ce n’était pas tout à fait exact… Il fit cependant son possible pour faire bonne figure, malgré une vive douleur au niveau des cervicales. Puis il s’éclipsa vers la station de métro la plus proche, d’une démarche aussi raide que sa nuque.
À suivre...
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