Résumé partiel des épisodes précédents : En espionnant la conversation de Pichon, Gatimel et Églantine, Félix Berthier apprend que sa machine, le videur, fonctionne réellement… C’est à ce moment que l’on sonne chez lui. Sur le palier, il découvre un paquet emballé dans du papier journal. À l’intérieur, un livre, à la couverture tachée de sang, dont les pages sont entièrement vierges. Une voix se fait soudain entendre dans son appartement. Il s’agit de « la conscience » de son double, expulsé de son propre univers lors d’une expérience malheureuse. L’esprit éthéré entreprend alors de conter à Berthier la très étrange épopée qu’il a vécue. En pleine narration, le récit s’interrompt et le double du gnome lui demande d’ôter ses lunettes. Il profite alors de la crédulité de Berthier pour pénétrer dans son cerveau, en s’infiltrant violemment par sa pupille…
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Félix Berthier entrouvrit un œil avec circonspection. Par bonheur, l’intense douleur dans son globe oculaire n’était plus qu’un horrible souvenir.
Il reprenait pied dans le réel comme on aborderait un rivage connu soudain auréolé de mystère. Durant ces quelques minutes (heures ?) d’inconscience, son esprit s’était imprégné de réminiscences extravagantes, d’évocations funambulesques...
Réduit à l’échelle d’une molécule, il avait été piégé dans un sac aspirateur géant, peuplé de créatures monstrueuses. Puis, sans transition, il avait goûté aux plaisirs déraisonnés de l’ultra violence, en prenant les commandes d’un skinhead enragé. Malheureusement, il n’avait pas pu éviter la collision de sa monture musculeuse avec un bus lancé à vive allure.
Une expérience horrifiante, que cette claustration dans un corps infirme, embroché vivant sur un lit d’hôpital. Durant ces dix journées interminables, il était resté figé comme une araignée sur sa toile, tendu dans un seul but : la réussite d’un guet-apens improbable, qui pourtant avait implacablement fonctionné.
Le lieutenant du skinhead n’y avait vu que du feu. Félix avait pris d’assaut son esprit et s’était emparé de son corps aussi facilement qu’on chipe une sucette à un gosse. Ensuite, il avait cherché ce livre étrange qui allait lui servir de clé entre les mondes. Il l’avait retrouvé dans le taudis de son nouvel esclave. Il s’était remis en route après avoir camouflé son trésor dans le plus banal – et donc le plus sûr – des emballages. Il se souvenait d’avoir téléguidé le doigt de ce type vers la sonnette de Berthier, puis de lui avoir fait déposer son paquet-journal sur le paillasson.
- Berthier ? Mais c’est MOI, Berthier ! fit une voix dans le néant.
Il ne fit pas attention à cette protestation aigrelette et effrayée, presque onirique, concentré qu’il était sur le plaisir gourmand qu’il avait éprouvé en donnant ce dernier ordre au skinhead, juste avant de s’extirper de son corps :
- Vole un bidon d’essence. Renverse-le sur toi, dans un coin tranquille, en arrosant bien tes fringues. Ensuite, allume une cigarette…
Le type était parti comme une fusée. Sur le fond blanc de son esprit vide, il n’y avait plus qu’une seule pensée, une impulsion irrévocable gravée par un acide mortel : l’urgence vitale de s’immoler par le feu. À l’heure actuelle, il devait être réduit en cendres ; un petit tas de braises éparpillées par le vent, dans un quelconque terrain vague.
Le gnome fut secoué par l’horreur de cette révélation ; il hébergeait un monstre homicide sous son crâne ! Les pensées intimes de cet autre lui-même se mélangeaient aux siennes, lui donnant l’impression d’être plongé dans un nid de serpents.
- Que tu le veuilles ou non, je suis TOI, siffla un crotale dans son esprit. - Non ! Je… Je n’ai jamais tué personne ! bégaya le gnome. - Mais nous, on l’a fait, espèce de larve, ha ha ha ! Dis donc, Papi ! C’est vraiment une lavette, ton double ! - SORTEZ DE MA TÊTE ! hurla Berthier, en serrant sa caboche excessive entre ses mains déformées par l’arthrite.
Il tituba à travers la pièce, se secouant en tout sens comme s’il luttait contre un ennemi invisible. Il heurta un meuble et faillit tomber, se raccrochant in extremis au coin d’un grand bahut en chêne.
À travers le stroboscope de ses paupières papillonnantes, il assistait à un spectacle hallucinant. Un visage méconnaissable se reflétait dans la glace murale surplombant le buffet : le masque hideux de la folie personnifiée. Tous ses muscles faciaux se convulsaient en même temps, comme si un combat de rue se déroulait juste sous la surface de sa peau, un affrontement souterrain pour la prise de contrôle de son être physique.
Un voile rouge imbiba sa vision, ce qui fit fulgurer une onde de terreur dans son esprit ravagé par cette guerre civile inédite. Soudain, des images insoutenables se bousculaient en lui : un nuage de sang presque noir envahissant son encéphale après une rupture d’anévrisme, sa boîte crânienne explosant dans une farandole sanguinolente de chair et d’os, un Alien visqueux jaillissant de la béance immonde de son occiput atrocement trépané…
S’il ne faisait rien, cette tension extrême allait le tuer !
Berthier capitula. Il laissa son double sanguinaire accéder aux commandes de ses centres nerveux. Aussitôt, les projections mentales cessèrent, l’angoisse reflua. Il comprit - trop tard - qu’il venait de se faire berner ! Dans un dernier sursaut de colère, il réussit à pousser un cri de rage. Puis ce fut le black-out.
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Francis Pichon n’avait jamais imaginé vivre un tel rêve. Après avoir fait l’amour avec Églantine, il venait de passer une nuit merveilleuse à veiller sur son sommeil. À presque cinquante ans, la passion éprouvée par Pichon pour une jolie femme était enfin magnifiée par un élan symétrique au sien.
Il venait de traverser un instant magique, une volupté inédite, qui surpassait de très loin le moment le plus intense de sa vie sexuelle antérieure, quand, pour la première fois de son existence, il avait embrassé une fille (Eugénie Chombier, une binoclarde boutonneuse côtoyée en classe de seconde, qui, comble de l’excitation, lui avait laissé peloter ses petits seins en poire).
Églantine prenait sa douche, tandis que Pichon rêvassait à ses dunes pleines et à ses plaines tendres, un sourire béat fendant son visage d’une oreille à l’autre. Il était allongé dans le lit de la jeune femme, les doigts de pieds en éventail, entièrement nu – il n’avait pas osé revêtir son fidèle pyjama de flanelle. Un silence bienheureux régnait dans la chambre, à peine troublé par les clapotis provenant de la petite pièce d’eau contiguë…
Soudain, un bourdonnement se fit entendre, tout proche. Francis jeta un coup d’œil intrigué sur sa droite. Une petite mouche grise tourbillonnait agressivement au-dessus de l’oreiller esseulé. L’insecte finit par se poser sur le tissu encore imbibé du musc de leurs étreintes nocturnes. Et se mit à fixer le comptable d’un air tout à fait effronté.
Pichon gratifia la mouche d’une grimace joyeuse. « Ah ! Si tu savais quelle nuit je viens de passer ! », lui déclara-t-il, goguenard.
À ces mots, l’insecte, pris d’une frénésie aussi incompréhensible que soudaine, fonça sur lui avec la vivacité d’un missile. Avant même que Pichon n’ait le temps d’esquisser un geste, la mouche le percutait en plein dans l’œil. Une douleur affreuse explosa tout à coup dans son globe oculaire.
Le comptable poussa un glapissement étouffé, se leva d’un bond et courut inspecter sa pupille meurtrie dans le miroir au-dessus du lavabo.
- Saloperie d’insecte ! geignait-il, en écarquillant démesurément ses paupières baignées de larmes.
Le jet de la douche s’interrompit et une tête blonde recouverte d’une charlotte de plastique se glissa par l’entrebâillement du rideau à fleurs.
- Tout va bien, Francis ? - Je … Je sais pas ! Une mouche complètement folle a tenté de me crever l’œil ! Ça fait atrocement mal…
L’infirmière reprit le pas sur l’amante. Églantine se sécha en vitesse. Puis, armée d’une loupe à fort grossissement, elle inspecta avec minutie la cornée de l’infortuné. Au bout de quelques instants, elle finit par repérer l’origine de la douleur.
- Incroyable ! s’exclama-t-elle. - Que… Qu’est-ce qu’il y a ? C’est grave ? - Ne bouge pas, je reviens.
Deux minutes plus tard, elle retirait l’objet du délit à l’aide de sa micro-pince à épiler. Entre les mâchoires de la pince démesurément agrandies par la loupe, on voyait dépasser une minuscule antenne de platine.
Comment diable ce dard métallique avait-il pu se ficher en plein dans l’iris du comptable ?
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Vers onze heures, Églantine était partie prendre son service. Elle ne devait revenir qu’en fin de soirée. À regret, Pichon quitta l’appartement douillet et chaleureux de la jolie infirmière, les sens encore saturés des plaisirs de la nuit précédente.
Il descendit joyeusement les quelques marches qui le séparaient de son palier. Au moment de presser le bouton de sa propre sonnette, une sensation étrange le traversa. C’était la première fois de sa vie qu’il « découchait », et, bon dieu, c’était diablement agréable.
Personne ne répondit.
Il carillonna une deuxième fois, de façon prolongée. Le bourdonnement lui semblait inhabituel. Évidemment, il n’était pas courant qu’il l’entendît depuis l’extérieur.
Toujours personne.
Il allait cueillir sa clé de secours sous le paillasson quand il s’avisa que la porte était légèrement entrouverte… Lucien avait dû s’absenter, sans penser à verrouiller l’appartement, bien sûr. Furieux contre l’éthylique et son inconséquence, Pichon se précipita chez lui en poussant un cri de guerre.
- NOM DE D…
Le cri mourut dans sa gorge quand il vit le carnage.
Un cyclone avait dévasté son logis. À moins que ce ne fût un troupeau de bisons. Les meubles avaient été déplacés ou renversés, des débris alimentaires jonchaient le sol, de la vaisselle sale gisait un peu partout.
Puis il vit les cadavres.
Des bouteilles d’alcools. Vides. Jetées en vrac, dans la plus totale confusion. Ce spectacle de désolation était ponctué de loin en loin par des cendriers publicitaires débordants de mégots jaunis.
Comme vomi par le cataclysme, un éléphant de mer échoué sur son canapé ronflait à s’en faire péter la luette. Le bougre n’était pas seul ! Il enlaçait avec tendresse une baleine, dont le lard dénudé roulait en vagues grivoises sur le lin délicat de ses draps.
- GATIMEL !!! - … hmm… grrr… émit le poivrot, sans même desceller ses paupières violacées.
Ces deux-là étaient ivres morts. Bourrés comme des coings.
Les rideaux crissèrent, écartelés, et la lumière blafarde éclata dans le réduit enfumé. Le comptable ouvrit ensuite les fenêtres en grand, laissant entrer l’air glacé de décembre pour qu’il purifie l’atmosphère nauséabonde du salon.
Les tourtereaux avinés protestèrent en chœur.
- La fenêtre, bon dieu ! - Merde, on se caille…
Pichon observait avec satisfaction les effets du froid hivernal sur ces deux montagnes de chairs flasques et nues, qui brutalement retrouvaient vie.
- Lucien, tu peux m’expliquer ce qui se passe ? demanda-t-il d’un ton aussi mordant que la bise de décembre. - Putain, mais quelle heure il est ? grogna le poivrot, hébété. - Bien assez tard ! Réponds-moi !
Gatimel se racla la gorge, puis, d’une paluche approximative, protégea contre la lueur du jour ses yeux collés de sommeil.
- Heu… Ben, hier soir j’m’emmerdais ferme. Alors j’ai invité quelques copains. Histoire de s’taper une petite belote… - Et, du coup, vous vous êtes aussi tapé ma réserve d’alcools forts. Sans parler de cette… cette… prostituée ! - Ah ça ? C’est Simone, une copine. Elle savait pas où crécher… - Alors, tu lui as gentiment proposé un brin de sieste sur mon canapé, renifla Pichon avec dédain. - Comme t’étais pas là, j’me suis dit que ça pouvait pas te déranger, fit l’affreux.
Puis il rajouta une parole laconique, en guise d’excuse.
- On avait prévu de tout ranger avant ton retour… - C’est réussi, dis donc ! - J’pouvais pas non plus prévoir que Môssieur allait se lever aux aurores !
Pichon serra les mâchoires à s’en faire péter les maxillaires, pointa la porte d’un doigt rageur puis hurla aussi fort qu’il put :
- DEHORS ! - Mais… Mais on est à poil ! Et ça caille, dehors ! Tu voudrais pas avoir deux morts sur la conscience quand même, protesta l’imbibé. - Je te donne cinq minutes pour dégager le plancher, répondit froidement Pichon. Pas une de plus !
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Dès qu’il eut mis à la porte ces deux rebuts, Pichon se concentra sur ce qu’il avait prévu de faire de son samedi. Afin de ne pas se laisser gagner par un vil sentiment de culpabilité, il s’employa à occuper au mieux son temps. Il fit donc ses emplettes dans les meilleurs commerces - les épiceries fines du quartier comme les boutiques de vins millésimés - pour fêter le retour de sa princesse.
Dès le lendemain du « premier essayage », Francis avait décidé qu’Églantine serait la plus parfaite des « Madame Pichon ». La première étape de ce projet déraisonnable étant l’offrande d’une bague de fiançailles, associée à une déclaration en bonne et due forme, ceci l’avait conduit chez un joaillier. Il avait arrêté son choix sur une bille iridescente récoltée dans l’archipel des Touamoutous, à la délicate nuance vert-brun, que l’on avait enchâssée dans un anneau d’or finement ciselé. Il avait l’intention de lui offrir le bijou à l’issue d’un fabuleux dîner aux chandelles. C’était peut-être trop et trop tôt, mais Francis était ainsi.
Il débutait la préparation du festin en question quand on sonna à la porte. Ce ne pouvait être que Gatimel, venu se repentir de ses exploits de la veille. Le comptable l’avait viré sur le coup de la colère, et à présent il regrettait son geste. Il n’était que trop content que le poivrot invétéré revienne de lui-même quémander un toit et son pardon. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il se trouva nez à nez avec son étrange voisin du second !
Berthier avait un air plutôt bizarre, aujourd’hui. Le nabot le regardait par en dessous, comme d’habitude, mais son regard présentait une fixité malfaisante. De minces filets de bave s’étiraient aux coins de ses lèvres, retroussées dans un rictus effrayant.
- In-fâme sa-lo-pard ! éructa le gnome, d’une voix hachée par la colère, tout en plongeant une serre d’oiseau dans son veston.
Ce cri de rage fit exploser la rassurante normalité de la vie de Pichon. D’un seul coup, l’action sembla se figer dans la glu du temps, ralentissant de façon cauchemardesque. L’attitude du nain avait déclenché une sorte de signal ; le comptable visualisa avec précision ce qui allait arriver, comme s’il l’avait déjà vécu : dans quelques secondes, Berthier allait tirer une sarbacane de sa redingote, la porter à ses lèvres et lui décocher une fléchette empoisonnée en pleine gorge. Il ignorait d’où il tirait cette évidence horrifiante. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne lui restait que très peu de temps pour agir…
Le cours du temps s’accéléra à nouveau, comme une platine de disc-jockey en pleine transe synthétique. Il vit sa main repousser la lourde porte blindée, juste avant que la fléchette létale ne jaillisse du mufle arrondi de l’arme, telle une guêpe haineuse. Dans une sorte de ballet réglé à la milliseconde, la seringue ricocha sur le battant mélaminé, tandis que le nain bloquait la course désespérée de la porte en glissant sa chaussure dans l’interstice.
Hurlant de rage, la créature maléfique glissa un bras par l’ouverture, griffant l’air en tout sens. Incapable de surmonter la répulsion que lui inspirait le contact abject avec ces doigts difformes, le comptable fit un pas en arrière. Un visage ricanant s’inscrivit aussitôt dans l’ouverture. Des traits bestiaux, incarnant la folie pure.
Horrifié, Pichon battit en retraite. Il fuyait aussi vite qu’il le pouvait, mais il courait cependant moins vite qu’un projectile soufflé par une sarbacane. Le dard se ficha dans sa nuque juste au moment où il atteignait sa chambre. Il bascula en avant, fauché en pleine course. Sa tête heurta le mur et ce fut le noir.
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Il lui fallut plusieurs minutes pour émerger de l’inconscience. Pichon se rendit compte qu’il était juché sur une sorte de siège inconfortable. On l’avait ligoté contre une paroi métallique et son crâne était enserré dans un masque de cuir. Malgré la panique, le comptable ne pouvait ni se débattre, ni pousser le moindre cri. Son corps ne lui obéissait plus. Ce monstre avait du lui décocher une fléchette paralysante…
Il ne reconnaissait absolument pas l’endroit où il se trouvait. Tout ce qu’il pouvait distinguer, à travers la buée qui dégoulinait sur les hublots épais du masque, c’était la silhouette de Berthier, en train de s’affairer devant un imposant panneau de commande électrique. Un souffle rauque déchirait ses oreilles. Il finit par comprendre que ce bruissement asthmatique était celui de sa propre respiration, amplifié par cet accoutrement.
Comment diable s’était-il retrouvé chez ce gnome ? Ce qui lui arrivait n’avait aucun sens !
Les relents fauves que dégageait le cuir du masque ne lui étaient pas inconnus. Des souvenirs fragmentés remontèrent à la surface de sa conscience, comme invoqués par cette aigre puanteur. Il n’aurait su comment l’expliquer, mais il eut la certitude d’avoir déjà vécu cette situation rocambolesque. Cette fois-ci encore, il n’avait aucun moyen de fuir, ce qui rendait d’autant plus insoutenable l’angoisse déferlant dans ses veines.
Le nabot, occupé à parfaire des réglages minutieux sur sa console démoniaque, ne se souciait guère de lui. Il soliloquait avec le naturel d’un parfait dément, s’adressant à un interlocuteur invisible.
- J’espère que je peux compter sur toi pour faire ce que je t’ai expliqué, gronda le nain d’un ton belliqueux. - … - Je te l’ai déjà dit, Moustique ! Nos chemins se séparent ici… - … - Je te laisse le corps de mon double. Moi, je récupère celui de Pichon, assena le monstre.
À ces mots, Francis sentit une poigne glacée comprimer son muscle cardiaque. Cet enfoiré avait perdu l’esprit, ce n’était pas possible autrement !
- C’est une chance unique qui s’offre à moi, poursuivit le nabot. Églantine est amoureuse de ce type. En substituant mon esprit au sien, je n’aurais même pas à faire l’effort de séduire cette femelle… La place est déjà toute chaude !
Une rage impuissante faisait pulser les tempes de Pichon. « Espèce de… salopard ! Comment oses-tu croire qu’à travers moi tu pourras poser tes sales pattes sur elle ??? ».
Bien que les propos du gnome fussent délirants, le comptable avait pourtant l’intime conviction que ce monstre détenait un moyen quasi surnaturel d’arriver à ses fins. À nouveau, il tenta de bouger. Des fourmillements couraient à la surface de sa peau, mais impossible de reprendre le contrôle du moindre muscle ! Il crut défaillir sous les assauts de sa propre colère, incapable qu’il était d’hurler sa fureur à la face du monde.
« Il faut que je fasse quelque chose, sous peine d’en crever ! », se disait-il, en inventoriant ses options. Mais, dans son état, comment pouvait-il espérer s’opposer aux projets de ce sadique ?
« La solution, c’est justement de crever ! Je peux encore le contrer, si je meurs avant qu’il ne prenne possession de mon corps… ».
Pichon banda sa volonté. Insensiblement, son rythme respiratoire ralentit. Encore un peu, et il allait plonger dans une apnée définitive. Bientôt, ce nain sordide ne pourrait plus utiliser son enveloppe charnelle pour posséder Églantine à sa place...
C’est alors que Berthier se retourna et lui fit face. Les yeux du gnome lançaient des éclairs sanglants. Le comptable crut tout d’abord à une hallucination, provoquée par le voile noir qui assombrissait sa vision et annonçait sa mort prochaine. Il dut cependant se rendre à l’évidence : derrière les épais binocles du nain, c’était réellement les flammes de l’enfer qui dansaient.
Soudain, une sphère iridescente jaillit de l’orbite gauche du monstre et fusa droit vers Pichon. Complètement estomaqué par ce phénomène, celui-ci en oublia de bloquer sa respiration. L’air siffla aussitôt dans sa trachée. Son corps refusait de périr.
Sans s’émouvoir de la pulsation émeraude qui gravitait à présent autour de Pichon, Félix Berthier s’avança vers le panneau de commande d’une démarche raide et mécanique. Après quelques tâtonnements approximatifs, il enclencha un mécanisme et Pichon commença lentement à pivoter sur lui-même. Un sentiment de danger imminent assaillit aussitôt le comptable. Une nouvelle prémonition éclata dans son esprit, aussi intense que celle éprouvée tout à l’heure face au gnome : le phénomène qu’il avait enduré quelques mois plus tôt était sur le point de se reproduire ! Dans les prochaines minutes, son intégrité physique allait être chamboulée de fond en comble…
« Tout est perdu », songea-t-il, de façon presque détachée. Un calme étrange s’immisçait en lui, une sérénité anormale qui s’approfondissait avec l’accélération de la machine démoniaque. L’univers autour de lui n’était plus qu’un tourbillon de lumière, une sorte de tunnel fluide zébré d’éclairs incandescents.
Il sentit qu’on le vidait peu à peu de sa substance. Tandis qu’il se décorporait, il éprouvait une sensation d’arrachement indolore, l’impression de se séparer de toute matérialité. À présent, il n’était plus qu’une particule d’énergie, dérivant mollement dans un cône sans fond. « Est-ce que c’est ça qu’on éprouve, quand on meurt ? », se demandait-il paisiblement.
Tout à coup, il ressentit une violente poussée en avant. Autour de lui, la lumière s’étirait à présent en traits compacts. Ça lui rappelait cette scène, dans la saga de la Guerre des étoiles, quand le Faucon Millenium passe en hyperpropulsion pour échapper aux croiseurs de l’Empire.
- Alors Francis ! C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? questionna sans transition une voix familière, avec un agacement certain.
Il cligna des yeux. Première nouvelle : il avait à nouveau des paupières ! Loin devant lui, au bout de ces bras – longs comme des pipelines dans un désert saoudien - ses mains tenaient des cartes à jouer. Sans difficulté, il écarta les doigts. Les cartes tombèrent sur le tapis vert.
- Bordel ! Qu’est-ce tu fous ??? s’exclama Paulo, à sa droite.
La tête lui tournait affreusement. Est-ce qu’il était vraiment en train de vivre cette scène, ou faisait-elle aussi partie de son délire psychédélique ? Il se sentit glisser de sa chaise. Des bras se tendirent pour essayer de freiner sa chute. Trop tard ! Il s’écrasa au sol, comme une loque. Son front cogna violemment le carrelage et la douleur qu’il éprouva alors résonna jusque dans ses gencives. La situation n’avait plus rien de virtuel.
La suite des événements fut quelque peu confuse. Sans qu’il ne sache trop comment, il se retrouva dans la salle de bain, la tête sous un jet glacé. À tâtons, il coupa le robinet d’eau froide et se redressa, repoussant les mains secourables de ses partenaires de poker.
Face à lui, le visage de l’homme dans la glace n’était plus celui de Pierre Richard. C’était la trogne pathétique, insignifiante et terriblement banale qu’il arborait autrefois.
- Salaud ! Espèce de fils de pute… grogna-t-il, avant d’éclater en sanglots.
Des exclamations étouffées fusèrent autour de lui. Interloqués, l’air grave et le visage blême, ses collègues se regardaient sans comprendre. Comment auraient-ils pu savoir qu’il s’adressait à celui qui avait volé son corps, qui avait volé sa vie ?
- Quel jour on est ? finit-il par demander, d’une voix lasse. - T’es sûr que ça va ? s’enquit Paulo, comme s’il avait encore le moindre doute sur la réponse. - BON DIEU, QUEL JOUR ON EST ? - Eh bien… le onze avril, bien sûr. - De quelle année ? - Mais enfin, Francis ! On est en 2008 !
Sans un mot, Pichon s’élança dans la rue. Il devait retourner chez lui, mettre la main sur Félix Berthier et le forcer à le renvoyer « là-bas » pour sauver Églantine. Il était prêt à tout pour s’assurer la coopération du gnome. Y compris à le torturer lui-même.
À suivre…
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