Résumé des épisodes 1 & 2 :
La vie tranquille de Francis Pichon, comptable anonyme dans une grande société de distribution alimentaire, vient de prendre un tournant très étrange : il s’est réveillé un matin avec une autre tête et une autre voix que la sienne ! Cette brutale et inexplicable hallucination lui donne l’impression d’être devenu le sosie de l’acteur Pierre Richard. Affolé par ce qui lui arrive, Pichon se rue aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne. Le psychiatre de garde ne croit pas à son hallucination... Il le confronte à la photo d’identité sur son permis de conduire, sur laquelle Pichon apparaît encore et toujours avec les traits de Pierre Richard. L’aliéniste n’est pas troublé par cette singulière ressemblance, pour la bonne raison qu’il ne connaît pas le moins du monde l’acteur comique. Il conclut à un cas de schizophrénie… Pichon se rend alors compte qu’il ne trouvera aucune aide à Sainte-Anne, et se sauve en profitant d’un moment d’inattention. Aucun des passants qu’il interroge dans la rue ne semble connaître Pierre Richard. Après une recherche sur Internet, Pichon se rend compte que l’acteur dont il est le sosie n’a jamais existé ! Serait-il passé dans une sorte d’univers parallèle ?
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Quand Pichon se réveilla le lendemain matin, le premier influx conscient à se frayer un passage dans l’entrelacs de ses neurones ensommeillés fut un concept du genre : « Quel stupide cauchemar… » Puis une deuxième pensée fusa dans son cortex, avec l’agressivité d’un uppercut à la Mohammed Ali : « Bon Dieu, c’est PAS un cauchemar ! »
La coiffure moutonneuse qui persistait à encadrer son visage vint confirmer l’horrible réalité. Pichon s’assit dans son lit, au bord des larmes. La rage et la peur se disputaient la domination de son esprit en déroute. Que pouvait-il bien faire, face à cette déprimante métamorphose ?
Il avait consacré sa soirée à parcourir des albums photos, passant en revue une grande partie des clichés accumulés au cours de son existence. Cette bouille étrange, qui s’obstinait à remplacer son faciès habituel depuis l’âge tendre du berceau jusqu’aux soirées poker du mois dernier, lui donnait l’impression d’assister au déroulé de la vie d’un autre… Cet étranger lui avait volé jusqu’au plus insignifiant de ses instants de bonheur passés !
De plus, il s’était aperçu que sa vie dans ce monde parallèle avait été subtilement remaniée, un peu comme dans un de ces stupides jeux « des douze erreurs » : plusieurs personnes de son entourage avaient été remplacées par des gens qu’il ne connaissait pas ; une bonne partie des clichés lui était totalement inconnue, tandis que d’autres manquaient à l’appel, et, enfin, il y avait toute une série de photographies inquiétantes où Pichon se vit avec des bandages, des plâtres, des béquilles, alors qu’il n’avait aucun souvenir d’accidents de cette nature…
Les fondamentaux de son existence restaient cependant identiques : ses géniteurs avaient conservé une physionomie inchangée et son histoire de vie semblait en tout point semblable. A priori, il travaillait dans la même boîte, avec les mêmes collègues. Il était toujours célibataire (il évitait de se définir comme un « vieux garçon », expression par trop déprimante ! ) et n’était ni plus riche, ni plus pauvre. Son intérieur demeurait quasi inchangé, en dehors de quelques variations imperceptibles.
Cependant, par une bizarrerie tout aussi extraordinaire qu’inexplicable, il était devenu le sosie d’un acteur dont personne, dans cet univers, ne semblait avoir entendu parler. Son entourage lui avait toujours connu cette tête-là, et ne serait donc d’aucun secours pour affronter cette épreuve. Et s’il se risquait à faire allusion à sa stupéfiante transformation physique, il finirait peut-être même ses jours à l’asile !
Pichon avait beau réfléchir, il ne voyait que trois issues à son calvaire :
Primo : prier le ciel pour que le phénomène soit réversible, en espérant se réveiller un beau matin dans son monde habituel, avec des traits normaux.
Deuzio : se faire opérer par un chirurgien plasticien de génie, afin de reprendre son apparence antérieure sans attendre. Il y aurait encore le problème de sa voix, à laquelle il lui faudrait bien s’habituer.
Troizio : En finir avec la vie. Le suicide pouvait lui épargner cet état insupportable.
Il y réfléchit un moment. Le problème avec la chirurgie, c’était la dose de courage nécessaire pour se lancer. Pichon se sentit incapable d’endurer de telles souffrances. Sans compter qu’il lui faudrait trouver une explication pour justifier cette mesure drastique auprès de ses proches. Et comment affronter ensuite le regard de sa vieille mère ? Quant à la dernière alternative, outre qu’elle présentait à peu près les mêmes inconvénients, elle lui semblait un peu trop… définitive ! Il lui restait, néanmoins, la première issue.
Le choc psychologique qu’il avait subi la veille l’avait complètement anéanti ; il fit donc ce que l’on fait, quand on est trop harassé pour combattre une réalité dérangeante : il se résigna… Ainsi, il lui fallait accepter - au moins pour un temps - cette situation invraisemblable ? Et bien soit !
Pour mieux faire passer l’amère potion, Pichon eut recours à la bonne vieille méthode consistant à se laisser aller à un optimisme aussi soudain qu’excessif : Après tout, c’est moins grave qu’un cancer, non ? Moi qui ai toujours regretté mon existence plate, sans relief, voilà qu’il m’arrive enfin quelque chose d’extraordinaire ! , se disait-il, tout en savourant l’apaisement artificiel qui découlait de son attitude bravache.
Enchanté par sa capacité à reprendre pied, face à une adversité aussi sournoise, Pichon s’octroya un petit-déjeuner dominical revigorant à base de café chaud et de croissants congelés. Alors qu’il mâchonnait avec l’indolence d’une vache normande sa viennoiserie industrielle un peu pâteuse, une idée brillante lui vint. C’était évident : il lui fallait ré - a - gir ! Prendre les devants, contre-attaquer, ne pas rester sans rien faire !
Okay, faire quelque chose… mais quoi ? Dans un accès de courage confinant à l’héroïsme, Francis Pichon décida alors d’accomplir le geste de rébellion le plus hardi qui soit, vu son faible degré de résistance à la douleur : il se mit en quête de sa tondeuse électrique professionnelle bi-vitesse à réglage ergonomique de hauteur de coupe, afin de raser cette stupide tignasse blonde, seule particularité de son nouveau personnage pouvant être amputée sans souffrances inutiles… C’était bien sûr symbolique, mais, au moins, était-ce un premier geste de résistance face au joug de l’oppresseur !
Pichon, qui était parti bille en tête à la recherche de son instrument de tonte préféré, dut se rendre à l’évidence au bout d’une demi-heure d’investigations aussi vaines que fastidieuses ; la mécanique de précision avec laquelle il avait entretenu cette coupe en brosse parfaitement chirurgicale durant toutes ces années restait introuvable. Aucune trace de celle-ci, même dans les endroits saugrenus où elle finissait souvent par atterrir. Lui aurait-on volé ? À moins que… Mais oui, c’était évident ! Vu sa coupe de cheveux actuelle, Pichon n’avait jamais dû acheter ce genre d’appareil dans cet univers-ci !
Il n’allait pas baisser les bras pour autant. Profitant de sa lancée, Pichon revêtit sa parka beige, dévala les escaliers et se rua dans le premier BPODM venu (bazar de proximité ouvert un dimanche matin). Celui dans lequel il entra était tenu par un sympathique Berbère, qui se fit un plaisir de lui vendre un modèle taïwanais de seconde main. Le Numide, qui se retenait d’éclater de rire, lui assura que l’engin était assez coriace pour effectuer la tonte saisonnière d’un mouton néo-zélandais, et, a fortiori, venir à bout de la tignasse d’un comptable ! Pichon n’en doutait pas, prenant même au sérieux les facéties du vendeur au vu des poils laineux encore accrochés à la grille de coupe…
Tout au long du trajet retour, Pichon croisa le regard amusé des badauds. Il hâta le pas, tentant de se persuader qu’il ne s’agissait là que d’un excès de paranoïa de sa part, bien naturel au vu des événements récents. Ce n’est qu’au moment d’accrocher sa gabardine sur son porte-manteau très tendance (un horrible suspensoir de plastique mauve, acquis lors des dernières soldes du BHV) que Pichon remarqua enfin ce qui avait tant fait sourire les passants. Il venait de déambuler dans les rues alentour en pyjama à rayures et pantoufles fourrées…
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Après avoir longtemps bataillé avec l’instrument poussif qu’on lui avait vendu - au mieux, un lointain cousin asthmatique de la fameuse « débroussailleuse à ovin » - Pichon se trouva à peu près correctement débarrassé de sa chevelure au look soixante-huitard. En fait, tout ce qu’il pouvait faire pour changer de tête était bon à prendre. Il était même prêt à orner d’un bouc ce menton effacé, pour travestir un peu plus son nouveau visage.
Il regardait son crâne lisse dans le miroir, heureux de s’être rapproché, même de façon minime, de son ancienne physionomie, quand la plainte désagréable de la sonnette d’entrée le fit soudain sortir de sa phase contemplative.
Qui pouvait bien venir le déranger chez lui un dimanche matin ? Pichon risqua un regard méfiant par le judas de sa porte blindée à double pêne central, huisserie métallique et paneton anti-dégondage. Dans la lentille déformante de l’œilleton, il vit la toujours gracieuse Églantine Palonnier, sa belle voisine du dessus. Il ne lui fallut que dix secondes pour dégager les trois chaînettes de sécurité et le vantail d’acier anti-intrusion (presque un record), afin d’entrouvrir la lourde poterne protégeant son modeste intérieur.
- Églantine ! Quelle surprise ! - Francis ? Mais qu’est-ce qui est arrivé à vos cheveux ? - Heu… rien de grave. Juste une envie de changer de tête, c’est tout ! lui dit-il d’un air faussement détaché. - Loin de moi l’idée de critiquer, mais je vous trouvais mieux avant, lui déclara-t-elle, en tempérant toutefois ce commentaire par le plus délicat et adorable des sourires.
Pichon, qui en avait toujours pincé secrètement pour Églantine, se morigéna aussitôt d’avoir commis ce sacrifice capillaire inconsidéré. Pour rien au monde il ne voulait risquer d’amenuiser la sympathie que l’accorte blonde du quatrième nourrissait soudain à son endroit, sans qu’il n’en comprenne d’ailleurs vraiment la raison.
- Il ne manquerait plus que vous vous laissiez pousser la barbe et la moustache, plaisanta la belle ingénue, avec une gracieuse audace.
Le comptable fit aussitôt passer à la trappe son vague projet de développement d’un système pileux secondaire... Il y eut un blanc dans la conversation, qui lui donna l’occasion de se demander quel pouvait bien être l’objet de la visite d’Églantine. Il s’enquit avec politesse du motif de sa présence, sans oser lui dire à quel point elle illuminait sa matinée.
- Hier matin, vous n’aviez pas l’air dans votre assiette. Je suis passée pour être sûre que vous allez mieux, glissa la jeune femme, en rougissant sous son regard un brin appuyé. - Heu… merci pour cette attention, Églantine ! - Vous en avez vu d’autres, je le sais bien, mais le choc de votre crâne contre la poubelle… ça semblait si violent que j’en ai eu mal pour vous ! lui confia Églantine, secouée par un frisson rétrospectif.
Que voulait-elle dire par vous en avez vu d’autres ?, se demanda Pichon. Il ne fit aucun commentaire, cependant. Tout ce dont il avait envie, c’était de prolonger ce délicieux tête à tête.
Il lui proposa un café, qu’elle accepta, la fit s’asseoir au salon, puis se dirigea vers la cuisine pour lui préparer son meilleur expresso… pour s’apercevoir, au moment de servir le délicat nectar, que son service à café avait été décimé ; il ne restait en tout et pour tout qu’une soucoupe ébréchée et deux tasses sans anses !
- Dans un verre, ça ira très bien, lui dit-elle depuis l’embrasure de la porte de la cuisine, d’où elle l’observait. - Je… décidément, je dois être bien maladroit, ces temps-ci. Presque tout mon service en porcelaine semble avoir été réduit en miettes !
Églantine ne releva pas. La maladresse du comptable était proverbiale. Et ça ne datait pas d’hier !
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Églantine Palonnier avait la tête sur les épaules. Infirmière puéricultrice dans un grand hôpital Parisien, elle était régulièrement confrontée à la maladie et à la mort. Perdre un de ses petits patients était une des épreuves les plus difficiles de son métier. Presque aussi difficile que d’annoncer la dramatique disparition à des parents hagards qu’elle voyait souvent s’effondrer, quelquefois sortir de leurs gonds, et même parfois devenir violents…
Ce dimanche-là, elle en avait gros sur le cœur, comme on dit. Un fort besoin de parler à quelqu’un de ce qu’elle avait vécu dans son service pédiatrique en cette fin de semaine. Une semaine qui, pourtant, avait débuté de façon tout à fait banale, avant que Manon, à peine dix ans et de grands yeux gris qui vous hypnotisent quand on y plonge le regard, ne meure, quasiment dans ses bras…
Quelques jours auparavant, la petite, qui revenait pour la quatrième fois dans le service après une longue rémission, lui avait demandé : « Églantine, est-ce que je vais mourir ? » Que lui répondre… comment lui dire qu’elle n’en savait rien ? Manon connaissait les possibles conséquences de sa leucémie. Elle avait peur, bien sûr, mais tenait à ne pas trop le montrer. Églantine, qui voulait avant tout lui donner du courage pour mieux lutter, n’eut pas le cœur de lui avouer son impuissance.
- Je suis certaine que tout va aller mieux, bientôt. Tu es une petite fille très courageuse, très forte, plus forte que ta maladie… - Tu ne m’as pas répondu. Dis, je vais mourir ? lui redemanda l’enfant, en la regardant avec gravité.
Églantine sentit sa gorge se serrer. S’habituer à l’idée de la mort n’est pas possible. Tout au plus peut-on tenter de distraire son esprit en se concentrant sur les soins, les mille gestes techniques à accomplir. Si l’on veut être une professionnelle efficace, il faut tenter de s’abstraire d’une trop grande implication émotionnelle. Traiter ces enfants comme des patients, et non comme une petite tribu apeurée, qui vous considère comme une sorte de guide, la grande dispensatrice d’espoir et de guérison. En tout cas, c’est ce que l’on tente de vous inculquer dans les Instituts de Soins infirmiers…
- Non, tu ne vas pas mourir. On va bientôt te faire une greffe, j’en suis sûre ! lui répondit-elle avec le sourire le plus chaleureux qu’elle put afficher sur ses traits défaits.
Manon se tourna dans son lit, rassurée, attendant avec courage de recevoir son traitement de chimiothérapie. Trois jours plus tard, elle mourait, avant d’avoir pu recevoir la greffe salutaire.
Églantine parla avec émotion de Manon à Francis, qui hochait gravement la tête en l’écoutant. Quand elle l’avait vu avec la tête rasée, ça l’avait soudain ramenée à son univers de petits cancéreux aux crânes glabres. L’inquiétude brutale qu’elle avait éprouvée pour Francis Pichon lui avait fait réaliser l’importance prise dans sa vie de tous les jours par la présence drolatique du comptable et sa maladresse chronique si poignante. Malgré la différence d’âge, elle éprouvait une sorte d’affection étrange pour cet homme à la présence réconfortante.
Sans qu’elle ne sache vraiment dire pourquoi, elle s’imaginait assez facilement Francis Pichon sous les traits d’un acteur comique à qui il arriverait en permanence des mésaventures incroyables. Sa gentillesse constante et ses côtés timides lui faisaient d’ailleurs penser à Bourvil.
Après avoir passé un bon moment à plaisanter et à rire avec lui, elle remonta dans son appartement. Elle se sentait beaucoup mieux. Cependant, une pensée dérangeante titillait son esprit ; elle avait trouvé Francis Pichon changé... Ce n’était pas simplement sa coupe de cheveux martiale. Il y avait quelque chose de singulier dans son attitude. Comme s’il s’agissait d’une personne sensiblement différente du Pichon qu’elle connaissait. N’avait-il pas eu l’air de s’intéresser à elle aujourd’hui, lui d’habitude si distrait ?
À suivre…
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