Résumé des épisodes 1 à 3 :
La vie tranquille de Francis Pichon, comptable anonyme dans une grande société de distribution alimentaire, vient de prendre un tournant très étrange : il s’est réveillé un matin avec une autre tête et une autre voix que la sienne ! Cette brutale et inexplicable hallucination lui donne l’impression d’être devenu le sosie de l’acteur Pierre Richard. Affolé par ce qui lui arrive, Pichon se rue aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne. Le psychiatre de garde ne croit pas à son hallucination... Il le confronte à la photo d’identité sur son permis de conduire, sur laquelle Pichon apparaît encore et toujours avec les traits de Pierre Richard. L’aliéniste n’est pas troublé par cette singulière ressemblance, pour la bonne raison qu’il ne connaît pas le moins du monde l’acteur comique. Il conclut à un cas de schizophrénie… Pichon se rend alors compte qu’il ne trouvera aucune aide à Sainte-Anne, et se sauve en profitant d’un moment d’inattention. Aucun des passants qu’il interroge dans la rue ne semble connaître Pierre Richard. Après une recherche sur Internet, Pichon se rend compte que l’acteur dont il est le sosie n’a jamais existé ! Serait-il passé dans une sorte d’univers parallèle ? Il passe sa soirée à parcourir ses albums photographiques. Le phénomène dont il est victime ne faiblit pas : sur tous les clichés où il apparaît, c’est avec cette nouvelle et étrange apparence. Quant à sa vie, elle semble avoir été subtilement remaniée. Pichon frise alors le désespoir. Trop douillet pour envisager la chirurgie plastique, pas encore assez désespéré pour recourir au suicide, il se résout néanmoins à espérer un hypothétique retour à la normale. Ne supportant plus de se voir sous les traits de l’acteur de comédie, il fait le sacrifice de sa tignasse trop caractéristique… Églantine, sa belle voisine, se rend chez lui à l’improviste. Elle est bouleversée par la mort d’une de ses petites patientes, et se confie à Pichon, qui l’écoute avec une fervente attention. Églantine s’interroge : quelque chose chez le comptable a profondément changé. Et il ne s’agit pas que de son look capillaire…
Le lundi matin, Pichon reprit le chemin de son travail avec l’appréhension d’un démineur à l’orée d’un sentier vietminh « non pacifié ». Il ne s’habituait pas à cette bouille loufoque ; au contraire, plus les heures passaient et moins il supportait sa métamorphose. Il était devenu une sorte d’étranger pour lui-même… Jusqu’à son Gillette double-lame-triple-action qui avait balisé de cuisantes coupures la géographie encore méconnue de cet intolérable visage. Cela dit, s’être rasé en évitant de se regarder dans le miroir n’avait aidé en rien !
Pour corser le tout, Pichon appréhendait la réaction de ses collègues, au moment de paraître devant eux. L’éradication soudaine de feu son imposante tignasse risquait de faire jaser. Il pressentait, pour le moins, un ébahissement général. Tandis que le métro l’emportait dans un long chuintement pneumatique vers son job terne et insignifiant, Pichon essayait de trouver une échappatoire. Que pouvait-il bien inventer ? Un guet-apens de Skinheads au coin d’une ruelle ? Un incendie dans sa cuisine ? Un attentat chez le coiffeur ?
La rame dans laquelle il avait pris place était bondée, comme tous les matins, les lundis matin en particulier. Juste à côté de lui, avachi sur la banquette crasseuse, se trouvait un clochard. Rien ne distinguait celui-ci des êtres en déshérence qui hantent le métro à toute heure. Rien, hormis un petit détail : l’épais bouquin à la couverture chiffonnée qu’il lisait avec le plus grand sérieux.
Pichon jeta un œil machinal sur le livre de son malodorant mais, par bonheur, fugace voisin de trajet. L’ouvrage que ce déshérité anonyme parcourait avec une attention digne des lectures les plus passionnantes était des plus étranges ! Les pages de ce recueil ne comportaient, en effet, ni textes, ni illustrations. En dehors de quelques aréoles douteuses, elles semblaient totalement vierges…
Le clodo marmonna quelques paroles confuses, ne s’adressant à personne en particulier, puis partit soudain d’un grand éclat de rire. Visiblement, il y a encore plus atteint que moi, tenta de se rassurer Pichon. Mais, s’il l’analysait objectivement, en quoi sa situation était-elle plus brillante que celle du pauvre bougre à côté de lui ? Qu’il s’ouvre à quiconque de son incroyable métamorphose physique, et on ne tarderait pas à lui jeter les mêmes regards dédaigneux ! Comment empêcher cette situation délirante de le mener peu à peu vers la démence ?
Arrivé à destination, Pichon se leva et tendit à cet étonnant lecteur le peu de monnaie qu’il avait réussi à racler au fond de sa poche. Le vagabond posa un regard aviné et quelque peu surpris sur ce bienfaiteur inattendu, dont il venait seulement de remarquer la présence.
- Merci bien, l’ami ! le remercia-t-il, avec un sourire carié.
Puis, il murmura quelques mots, comme pour lui-même :
- Marrant la tronche ; on jurerait Pierre Richard…
Le comptable se statufia à l’instant, aussi pâle et glacé qu’un bloc de marbre. Il ne s’aperçut même pas que les portes coulissantes de la rame venaient de se refermer derrière lui, et encore moins qu’il loupait sa station.
- Que… qu’est-ce que vous avez dit ? lui demanda-t-il, dans une sorte de râle pathétique. - Ben quoi, j’viens de t’dire merci. S’pas une insulte, que je sache ! - Vous… vous avez bien dit Pierre Richard ? reprit Pichon, sans relever. - Mouais. Laisse tomber, tu peux pas savoir de qui j’cause, lui répondit le vagabond, soudain mélancolique. - Le « Grand Blond avec une chaussure noire », ça vous parle ?
À ces mots, ce fut au tour du clochard de se figer. Sa trogne bouffie affichait le plus complet des ébahissements. C’en était presque comique…
Les autres passagers firent mine de ne leur prêter aucune attention, détournant ostensiblement le regard pour ne pas être pris à partie par le mendiant, ou bien, pire encore, devoir s’interposer pour défendre le comptable. On n’est jamais à l’abri d’un mauvais coup, de nos jours.
oooOOOooo
Dans le temps, ce sans-abri anonyme avait eu une vie tout à fait normale. Il s’était même bâti une situation sociale honorable. Mais, pour Lucien Gatimel, tout ça, c’était avant. Avant qu’une impitoyable déchéance ne le ronge comme un acide vorace.
Pichon le bombardait de questions, mais Gatimel restait sur ses gardes. Ami ou ennemi ? Quand on vit dans la rue, on reste méfiant, tant qu’on sait pas à qui on a affaire. Parfois, on reste méfiant tout court.
Gatimel attendit d’être attablé à la terrasse d’un café, un verre à la main - sa condition pour se livrer - avant de commencer à donner quelques détails sur lui-même et son curieux destin. Dès que le serveur fut hors de vue, il confia à voix basse :
- Alors, toi aussi, tu viens de « là-bas » ?
Pichon n’avait pas besoin qu’on lui explique ce que voulait dire ce « là-bas ». Là-bas, son visage était normal et sa petite vie continuait de se dérouler bien tranquillement. La seule chose qui lui importait, c’était de savoir comment y retourner, là-bas ! Il craignait que ce vagabond aux yeux fous ne lui dise que c’était impossible.
- Oui. On est dans le même cas, on dirait… Et pour vous, comment c’est arrivé, exactement ? lui demanda Pichon.
Gatimel s’absorba dans le fond de son verre, qu’il avait vidé d’un trait, puis tendit la main vers la bouteille commandée par Pichon et, d’une rasade généreuse, se resservit. Après avoir lampé son deuxième ballon de rouge, il fit claquer sa langue. Puis il commença son récit…
Un quart d’heure plus tard, Gatimel avait ébauché les grandes lignes de ce qu’avait été sa vie depuis son « arrivée » dans cet univers parallèle, il y a plus de cinq ans. Jamais personne n’avait cru ce qu’il racontait. L’incommunicabilité du traumatisme qu’il avait vécu l’avait conduit très loin dans la dépression, tout près de la folie… Isolé, rejeté par tous, Gatimel avait peu à peu sombré dans la misère, touchant le fond aussi inexorablement qu’un paquebot frappé à mort par une torpille d’U-Boat.
Le récit déprimant de Gatimel avait ému Francis Pichon aux larmes. Il compatissait aux malheurs du clochard, bien sûr, mais, dans le même temps, il s’apitoyait sur lui-même et le futur qui l’attendait. Pichon voyait à présent le vagabond d’un autre œil ; allait-il, lui aussi, subir la même déchéance ? Peut-être pas, s’il arrivait à tirer quelques enseignements de la descente aux enfers de Gatimel…
- Lucien, ce qui t’es arrivé est tout à fait terrifiant ! larmoya le comptable, sans rien trouver de plus éloquent à déclamer. - Mouais, c’est vrai, j’en ai chié, répondit sobrement Gatimel.
Après un moment de silence gêné, Pichon reprit, plein d’espoir :
- Mais à deux, on peut s’entraider ! On peut même trouver un moyen de… - Stop ! hurla le vagabond. Arrête ça tout de suite, espèce de clown ! - Quoi ? Mais qu’est-ce que j’ai dit ? - T’as vraiment rien pigé… On est coincé là ! La seule façon de quitter cet endroit, c’est les pieds devant !
D’une main tremblante, Gatimel se resservit à nouveau. Les dernières gouttes de vin se répandirent tout autour de son verre. Sur la surface granitée de la petite table qui les séparait à peine avaient éclos comme des taches de sang.
Pichon, lui, n’envisageait pas une picoseconde le moindre atermoiement. Baisser les bras, c’était prendre le même chemin que ce pauvre hère de Gatimel face à lui. Il fallait qu’il trouve des similitudes, des recoupements entre leurs deux expériences de cet incroyable phénomène. C’était le seul moyen de comprendre ce qui leur était arrivé ! Il fallait…
- Bon, allez, salut la compagnie ! fit Gatimel, en se redressant gauchement sur sa chaise. - Non, attends ! Lucien ! s’alarma le comptable, craignant de voir s’enfuir, avec l’ivrogne, sa dernière chance de se tirer de là. - J’ai p’us rien à ajouter, votre honneur. Et pis, la bouteille, elle est vide, bafouilla le poivrot, en cherchant à se soulever de son siège. - Mais attends, bon dieu ! Comment je fais pour te retrouver, moi ? - Ben, c’est ça, le truc… hic ! Tu m’oublies ! lui jeta-t-il, le regard vague et les yeux mi- clos.
Pichon, en désespoir de cause, tira une carte de visite de son portefeuille et la tendit à Gatimel :
- Tiens, prends mon numéro… et surtout, tu le gardes avec toi !
Le clodo le regardait sans plus de réactions qu’un poisson-chat face à une enclume. Pichon, impatienté, finit par fourrer lui-même le bristol dans un des rabats de la veste défraîchie du poivrot.
- Est-ce que c’est bien clair ? Tu m’appelles très vite ! le pressa-t-il. - C’est ça… dès qu’j’y pense, j’te passe un coup de portab’, grimaça l’autre. - Nom de dieu, Lucien ! Il faut qu’on reste en contact, c’est très important ! - Je crois pas, non… On vient p’têt’ du même univers, mais on vit pas dans le même monde… jeta Gatimel, avec une lucidité paradoxale. - Attends-moi là, je reviens…
Pichon se leva et courut vers le comptoir. Il lui fallait une carte téléphonique, d’urgence. Il tendit impatiemment un billet de dix euros au tenancier, puis, sans attendre sa monnaie, se rua en direction de la terrasse du café, la télécarte à la main.
Trop tard ! Il n’y avait plus personne à leur table. Pichon scruta les environs, sans résultat. Gatimel s’était tout simplement fait la malle… Le comptable, désappointé, craignit de ne plus jamais le revoir. Ce en quoi il se trompait.
oooOOOooo
Pichon se sentait plus déprimé qu’autre chose. À peine éclos, l’espoir que lui avait inspiré cette improbable rencontre avait été promptement anéanti. Ce compatriote, transfuge comme lui d’une autre réalité, tenait plus du naufragé à la dérive que de la planche de salut.
La leçon que Pichon tirait de sa rencontre avec Gatimel était cependant limpide. Suivre son exemple n’aboutirait qu’à une seule chose : se bousiller inexorablement l’existence. La façon dont ce pauvre bougre avait réagi à son transit inopiné constituait un enseignement saisissant sur ce qu’il devait éviter à tout prix !
Il téléphona à son travail. Ou, plutôt, il lui sembla que Pierre Richard, s’exprimant par sa bouche, prévenait à sa place Maurice Grenouillard, le chef comptable, qu’il était souffrant et ne pourrait refaire surface, au mieux, que mercredi. Par chance, son absence n’était préjudiciable en rien à la bonne marche des affaires de la boîte… Était-il contagieux ? Non, tant mieux ! Qu’il se repose donc, en évitant d’aggraver son état.
Pichon se mit donc en quête d’un médecin, mais dans l’unique but de justifier son absence professionnelle. Pas question de remettre les pieds chez un réducteur de tête. La triste mélopée de Gatimel résonnait encore dans son esprit. Quoiqu’il advienne, le sort funeste du clochard resterait un parfait contre-exemple ! Aucun psychiatre, psychanalyste ou bien psychologue ne pourrait le guérir de son étrange affection. Car il n’avait nul besoin de guérir… son but était simplement de fuir comme la peste toutes dérives psychotiques !
Une fois expédiée cette corvée de l’ordre de la prophylaxie de mauvaise foi, Francis Pichon retourna pensivement à son domicile étriqué. Il lui restait à accomplir une tâche titanesque, durant ces deux malheureuses journées d’absentéisme sur ordonnance. S’il voulait sauver sa santé mentale, il ne lui restait qu’une seule issue : accorder son être intérieur à sa nouvelle apparence extérieure !
Il risquait de ne plus jamais revoir le visage de Francis Pichon dans un miroir… Son seul choix était donc de se fondre dans sa nouvelle identité. Il allait devenir Pierre Richard !
À suivre...
|