Résumé des épisodes 1 à 5 :
La vie tranquille de Francis Pichon, comptable anonyme dans une grande société de distribution alimentaire, vient de prendre un tournant très étrange : il s’est réveillé un matin avec une autre tête et une autre voix que la sienne ! Cette brutale et inexplicable hallucination lui donne l’impression d’être devenu le sosie de l’acteur Pierre Richard. Affolé par ce qui lui arrive, Pichon se rue aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne. Le psychiatre de garde ne croit pas à son hallucination... Il le confronte à la photo d’identité sur son permis de conduire, sur laquelle Pichon apparaît encore et toujours avec les traits de Pierre Richard. L’aliéniste n’est pas troublé par cette singulière ressemblance, pour la bonne raison qu’il ne connaît pas le moins du monde l’acteur comique. Il conclut à un cas de schizophrénie… Pichon se rend alors compte qu’il ne trouvera aucune aide à Sainte-Anne, et se sauve en profitant d’un moment d’inattention. Aucun des passants qu’il interroge dans la rue ne semble connaître Pierre Richard. Après une recherche sur Internet, Pichon se rend compte que l’acteur dont il est le sosie n’a jamais existé ! Serait-il passé dans une sorte d’univers parallèle ? Il passe sa soirée à parcourir ses albums photographiques. Le phénomène dont il est victime ne faiblit pas : sur tous les clichés où il apparaît, c’est avec cette nouvelle et étrange apparence. Quant à sa vie, elle semble avoir été subtilement remaniée. Pichon frise alors le désespoir. Trop douillet pour envisager la chirurgie plastique, pas assez désespéré pour recourir au suicide, il se résout à attendre un hypothétique retour à la normale. Comme il ne supporte plus de se voir sous les traits de l’acteur de comédie, il fait le sacrifice de sa tignasse par trop caractéristique… Églantine, sa belle voisine, se rend chez lui à l’improviste. Bouleversée par la mort d’une de ses petites patientes, elle se confie à Pichon, qui l’écoute avec une attention fervente. Églantine s’interroge : quelque chose chez le comptable a profondément changé. Et il ne s’agit pas que de son look capillaire… Le lundi matin, en repartant à son travail, Pichon tombe sur un bien étrange vagabond. Le clochard semble en effet connaître Pierre Richard ! Quand Pichon lui parle de la filmographie de l’acteur comique, le clodo est à son tour paralysé par la surprise. Il a subi un phénomène identique, lui aussi, il y a plus de cinq ans. Avant sa brutale irruption dans cet univers parallèle, il avait une situation tout à fait enviable. Pichon le questionne jusqu’à ce qu’il lui parle un peu plus de lui-même, et de son parcours chaotique. Le clochard lui donne son nom : Lucien Gatimel, mais disparaît dès que Pichon évoque la possibilité d’une alliance pour sortir de cette épouvantable situation… Francis Pichon tire les leçons de l’épouvantable vécu de Gatimel. Pour ne pas devenir fou, il ne lui reste qu’une seule solution : accorder son être intérieur à son nouveau physique ! Mais comment faire pour accomplir cet exploit ? Le hasard lui apporte la réponse, sous la forme d’un flyer publicitaire à la gloire d’un hypnotiseur, Hilarion Savignac. Pichon se rend chez Savignac pour que celui-ci l’aide à accepter ce nouveau visage comme le sien…
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Quoi de plus commun qu’un clochard allongé sur une paillasse de cartons défoncés dans un recoin sombre de la courette d’un immeuble ? Les rares passants à prêter attention à Gatimel le considéraient avec une pitié de façade, sur fond de dédain bien pensant.
Quand on devient une épave, un débris d’humanité indigne d’un sourire ou d’une marque d’attention, il est ardu de conserver si peu que ce soit son amour propre… Le clodo avait fini par s’habituer à l’intolérable ; le fait que sa vie relationnelle soit aussi vide que celle d’un parcmètre ne l’affectait plus, c’était ancré dans son quotidien, inscrit dans l’ordre naturel des choses. L’espérance n’avait tout simplement plus sa place dans l’existence de Gatimel.
Sa rencontre avec Francis Pichon, en ce froid et morne lundi de mars, avait donc secoué Gatimel bien plus qu’il n’aurait jamais voulu l’admettre. Le comptable était bien le premier bipède en mesure de croire à son histoire… Et pour cause ! Malgré lui, Lucien Gatimel s’était surpris à entrevoir une lueur d’espoir. Mais cette flammèche avait aussitôt réveillé la douleur morale inspirée par sa propre déchéance. Habituellement, c’était à coup de « gros rouge » qu’il l’anesthésiait, cette souffrance retorse d’amputé du corps social. Mais cette fois, il avait choisi la fuite pour se protéger contre une nouvelle désillusion…
La simple évocation de « sa vie d’avant » avait ramené à la surface de sa conscience plus de lambeaux de souvenirs qu’il ne pouvait en assumer. Incapable de pioncer à son aise, Gatimel se tournait et se retournait en grommelant sur son tas de vieux cartons. Malgré lui, ses pensées remontaient le fleuve de sa mémoire à la façon de ces saumons d’Écosse, obsédés par le besoin atavique de retourner sur les lieux mêmes de leur conception…
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À la fin des années 90, Gatimel menait une vie parisienne de « bobo » nanti, avec femme, enfants et maîtresse. Il était alors employé dans une société de services en ingénierie informatique, comme juriste-conseil ; une place éminemment bien payée. Cette existence plaisante et confortable lui convenait assez bien, même s’il sentait, de façon encore confuse, qu’il lui manquait quelque chose.
Ce ne fut qu’après une série de difficultés conjugales et professionnelles qu’il prit pleinement conscience de ne s’être jamais vraiment « réalisé ». Il décida alors d’entreprendre une psychothérapie, qu’il arrêta peu de temps après, frustré par la stagnation apparente de son inexplicable vague à l’âme.
S’ensuivit une période frénétique où Gatimel chercha à s’étourdir par la consommation d’alcool, de drogues et de sexe en quantités toujours croissantes. Il devint coutumier de ces soirées mondaines « no-limit » où l’on trouve à foison ces divers ingrédients. Pourtant, rien de tout cela ne lui apportait le moindre début de réponse pour combler ce vide intérieur lancinant. Lucien Gatimel ne trouvait toujours pas le chemin menant à la sérénité, à la paix avec lui-même.
C’est à l’occasion d’une virée en famille dans sa maison d’enfance qu’il trouva enfin « sa voie ». Planqué sous une pile de linge défraîchi, dans le fond d’une armoire, l’attendait un vieux cahier d’écolier. Sur ses pages, près de vingt-cinq ans en arrière, le jeune Lucien avait couché d’une écriture encore hésitante et malhabile quelques poésies et autres fariboles…
En exhumant ce fossile d’adolescence, Gatimel eut une sorte de révélation : il devait s’employer à transmuter son expérience de vie et ses sombres désespérances en vibrantes allégories littéraires. Reprendre ce travail d’écriture allait enfin débarrasser son esprit des pensées toxiques qui le rongeaient !
Lucien Gatimel se lança alors avec passion dans l’écriture de nouvelles pour la jeunesse, puis dans le roman policier. Durant plusieurs années, ses manuscrits ne suscitèrent que des lettres de refus polies - du moins, quand il osait les envoyer aux éditeurs de la place - et, au mieux, l’indifférence de ses proches ; indifférence qui se mua assez vite en agacement plus ou moins contenu. Gatimel ne se découragea pas. Avec raison, d’ailleurs, car en fin de compte, il parvint à se faire publier… même si la maison d’édition en question n’était guère plus que le prête-nom d’un imprimeur argenté de province !
Sans tenir compte des mises en garde de son entourage, il prit alors le risque d’abandonner son job de juriste pour se consacrer à plein temps à sa nouvelle vie d’auteur « en émergence ». Flora, son épouse, supportait stoïquement ce chambardement de cap, malgré la réduction drastique de leur train de vie. On était loin des fastes d’antan ! Sa maîtresse, quant à elle, le plaqua illico pour un jeune trader, étoile montante des salles de marché d’une grande banque internationale.
Le quotidien de Gatimel s’illuminait : il était en phase avec ses aspirations les plus essentielles. Suivre cette vocation d’écrivain, longtemps occultée par d’autres préoccupations plus matérialistes, redonnait enfin un sens à son existence. Grâce à un travail quotidien acharné et une vie plus saine, Lucien Gatimel se sentait devenir un homme meilleur ; il goûtait enfin à la bienheureuse plénitude de relations conjugales apaisées.
Sa moitié, quelque peu réticente au départ, avait fini par trouver un travail ; il n’y avait guère d’autres choix pour leur éviter de crever de faim… Malgré un succès d’estime, les revenus qu’il tirait de « son œuvre » restaient dérisoires. Le labeur ingrat de Flora leur permettait au moins de faire bouillir la marmite !
L’étoile de Gatimel se mit soudain à briller haut et fort : « Les exilés », son sixième roman, venait de décrocher le prix Médicis 2003. Gatimel, qui n’avait connu jusqu’à présent qu’un anonymat abyssal, allait enfin goûter aux joies de la reconnaissance du public et, surtout, empocher les retombées sonnantes et trébuchantes de la présence massive de son dernier livre en librairie !
Tout allait pour le mieux, quand, par un froid matin de décembre, il se réveilla dans un lit inconnu. La veille, il avait dignement fêté l’obtention de son prix littéraire, entouré des rares amis qui l’avaient soutenu dans son aventure. Son cercle relationnel avait été véritablement décimé : rien de tel pour faire fuir les pique-assiettes qu’une bonne tranche de « vache enragée » !
La jeune femme qui se tourna vers lui ce matin-là, l’enlaçant avec sensualité, était très belle… tout à fait dans le style de ses anciennes conquêtes, du temps de sa vie de bâton de chaise. Pourtant, quelque chose clochait abominablement : il n’avait jamais vu cette fille de sa vie ! Comment avait-il pu atterrir dans son appartement ? Ce sentiment de décalage, déjà violent, s’amplifia encore quand la jolie brune s’adressa à lui…
- T’exagères, Lulu. T’as encore passé ta soirée à picoler, c’est ça ? - On… on s’connaît ? lui demanda-t-il d’une voix un peu trop aiguë, pas tout à fait paniqué, mais pas loin. - Très marrant, chéri. Dis, t’as vu l’heure ? Qu’est-ce qu’il va dire, ton boss ? lui répondit la brune, en haussant les sourcils.
Gatimel jaillit du lit… pour se retrouver à poil au milieu de la chambre, exhibant une érection aussi matinale qu’incongrue devant cette étrangère qui le regardait gesticuler les yeux ronds. Il empoigna la couverture, dans laquelle il drapa son embarrassante nudité.
- Ben ça m’étonnerait que quelqu’un m’attende, à part ma femme, répliqua-t-il, d’une voix criarde qu’il trouva un brin étrange.
Aucun souvenir de son arrivée nocturne chez cette pin-up ! Une sensation familière surnageait dans son crâne, quelque part derrière ses globes oculaires… comme du temps où il se « chargeait » à mort. Est-ce qu’il subissait les effets d’un bad trip à la coke ? Peut-être. En tout cas, ça pouvait expliquer sa mémoire défaillante…
Comment diable avait-il pu replonger aussi vite ?
- Lucien, ça suffit… Tu me fais peur ! glapit la brune, se levant à son tour.
Gatimel, contrarié dans ses habitudes, ignora totalement la plastique sculpturale de cette inconnue qui se dressait devant lui sans aucune pudeur. Mais qu’est-ce qu’il fichait là ? Et qui était-elle donc ? Il ne tarda pas à l’apprendre.
- Bon dieu, Lucien ! Arrête de me regarder comme si tu m’avais jamais vue ! C’est moi, Mélanie ! l’implora-t-elle, au bord des larmes.
Gatimel resta sans voix durant dix secondes. Puis il émit une sorte de hennissement caverneux. Sa façon à lui d’éclater de rire.
- Oh bon dieu, excellent ! Ce coup-là, on me l’avait jamais fait ! - … - Vraiment incroyable, j’ai bien failli y croire… insista-t-il, avant de s’interrompre, bras ballants.
La brune pleurait doucement, presque sans bruit. Aucun de ses potes pour se pointer à l’horizon. Pas de caméraman de « surprise - sur prise » embusqué dans un coin, en train de faire un zoom ironique sur sa bouille consternée de dindon de la farce.
- Bon, allez, stop ! Expliquez-moi ce qui se passe, là ! s’énerva Gatimel.
Toujours pas de réponse, à part les sanglots que lâchait la pauvre créature, vautrée dans son fauteuil.
Il fallait qu’il contacte Flora. « Oui, c’est ça, joindre ma femme », pensa-t-il, en tendant une main vers le téléphone sans fil Thomson posé sur la petite commode en sapin derrière lui. Il composa son propre numéro et pria anxieusement pour qu’elle décroche. Au bout d’une longue attente, pointillée de sonneries angoissantes, la voix de Flora retentit enfin dans le combiné. Gatimel soupira, soulagé de reprendre pied en terrain familier.
Au moment de parler à son épouse, une image culpabilisante l’effleura ; la brune et lui-même, s’endormant, harassés, après avoir baisé une bonne partie de la nuit.
- Allo ? Flora ? - Lucien ? Eh bien… si je m’attendais ! T’es au boulot, là ? l’interrogea sa moitié, d’une voix étonnamment distante. - Au boulot ? Mais quel boulot ? s’énerva Gatimel.
Un blanc, à l’autre bout du fil. Puis une voix d’homme, assez peu audible, qui s’adressait à son épouse…
- C’est qui ? C’est pour moi ? - Non, c’est seulement Lucien, lui répondit-elle. - Qu’est-ce qu’il veut encore ? fit la voix, peu aimable. - Chais-pas ! Garde-moi une place au chaud, je me débarrasse de lui et je te rejoins, chuchota la femme de Gatimel, sans s’inquiéter apparemment qu’il pût l’entendre.
Gatimel n’en croyait pas ses oreilles : sa femme avait un amant ! Et, plus incroyable encore, elle semblait se préoccuper comme d’une guigne qu’il l’apprenne…
- Flora, à qui tu parlais, là ? lui demanda-t-il, d’un ton menaçant. - Ben à Alain… à qui d’autre ? fit-elle, étonnée. - Alain ? Et tu peux m’expliquer ce que tu fous avec ce type à la maison ? - Mais t’es pas un peu malade, non ? - Eh bien, réponds ! C’est lui, le mec qui te baise dans mon dos ? rugit Gatimel, désarçonné par l’aplomb de Flora. - Lucien, tu veux bien arrêter d’être vulgaire ? Et puis c’est quoi, cette crise de jalousie débile ? lui jeta-t-elle, se demandant s’il ne valait pas mieux couper court à cette conversation insensée. - J’ai quand même mon mot à dire sur la vie sexuelle de mon épouse, non ? - Et en quel honneur ? Tu crois pas qu’un type qui a quitté sa femme il y a presque quatre ans devrait s’écraser, non, plutôt que de lui faire la morale ?
Gatimel étouffa un cri. Les dernières paroles de Flora venaient de le mettre KO, tel un uppercut le cueillant par surprise ; il lui fallut bien dix secondes pour trouver quelque chose à dire, face à cette énormité.
- Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ! Vous avez tous décidé de me rendre dingue, aujourd’hui, c’est ça ? hurla Gatimel.
Peine perdue, Flora venait de lui raccrocher au nez.
Complètement désemparé, Gatimel laissa choir le téléphone, et, d’un pas mécanique, se dirigea vers la salle d’eau attenante. Il ouvrit les robinets à fond et s’aspergea longuement le visage, comme si la cascade d’écume bouillonnante pouvait décoller les miasmes nocturnes de ce terrifiant cauchemar. Car ce ne pouvait être qu’un cauchemar… Le genre de cauchemar qui s’infiltre en vous et vous colle à la peau, tant que vous n’êtes pas pleinement réveillé.
Il s’essuyait avec un coûteux drap de bain griffé quand il jeta, pour la première fois, un coup d’œil à la glace au-dessus de la double vasque faïencée. Dans l’énorme miroir parsemé de spots, digne de la loge d’une starlette, se reflétait un visage qui n’était pas le sien. Lucien Gatimel ne poussa pas de cris et ne se mit pas non plus à gesticuler de façon hystérique. Un observateur aurait d’ailleurs presque pu le croire indifférent face à cette vision.
En réalité, son psychisme venait tout simplement de déclarer forfait. Gatimel était pour l’heure aux abonnés absents. Il émit un glapissement de gerboise et son cerveau baissa soudain le rideau. Out !
À suivre…
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