Résumé des épisodes 4 à 6 :
Le lundi matin, en repartant à son travail, Pichon tombe sur un bien étrange vagabond. Le clochard semble le reconnaître, sous les traits de Pierre Richard ! Quand Pichon lui parle à son tour de l’acteur comique, le clodo est paralysé par la surprise. Il a lui aussi subi un phénomène identique, il y a plus de cinq ans. Pichon le questionne jusqu’à ce qu’il lui parle un peu plus de lui-même, et de son parcours chaotique. Le clochard lui donne son nom : Lucien Gatimel, mais disparaît dès que Pichon évoque la possibilité d’une alliance pour sortir de cette épouvantable situation… Francis Pichon tire les leçons de l’épouvantable vécu de Gatimel. Pour ne pas devenir fou, il ne lui reste qu’une seule solution : accorder son être intérieur à son nouveau physique ! Mais comment faire pour accomplir cet exploit ? Le hasard lui apporte la réponse, sous la forme d’un flyer publicitaire à la gloire d’un hypnotiseur, Hilarion Savignac. Pichon se rend chez Savignac pour que celui-ci l’aide à accepter ce nouveau visage comme le sien… Le soir venu, Lucien Gatimel, quant à lui, repense à l’existence confortable qu’il menait avant d’être catapulté dans cette dimension inhospitalière. Bien des années auparavant, il était avocat d’affaire dans une grande société informatique. Mais, mal dans sa peau, il avait radicalement tourné le dos à son existence matérialiste et toute tracée en devenant écrivain. Après une longue période de vache maigre, il avait enfin réussi à percer, obtenant le prix Médicis pour son sixième roman, quand son quotidien avait mystérieusement implosé… Il s’était réveillé un matin dans le lit d’une inconnue qui, pourtant, semblait partager sa vie. Son épouse, jointe au téléphone, avait enfoncé le clou en lui apprenant qu’ils ne vivaient plus ensemble depuis quatre ans. Pour finir, il s’était évanoui en apercevant dans le miroir un reflet qui n’était pas le sien !
Quand Lucien Gatimel revint à lui, il était étendu sur un lit au dossier légèrement relevé. Il se sentait aussi apathique que si l’on avait troqué son encéphale contre une vieille éponge moisie. Des relents nauséeux l’assaillaient, tandis qu’une raideur inquiétante engourdissait ses membres. Son inconscience avait dû perdurer un certain temps, car il ne se trouvait plus du tout dans l’appartement de la belle brune.
Les évènements récents lui paraissaient presque irréels. C’était à se demander s’il s’était réellement réveillé chez cette fille, ce matin. Il fut pris d’un doute : avait-il vraiment vécu cette situation extravagante, où n’était-ce qu’un délire engendré par une surdose de cocaïne ?
La pièce dans laquelle il se trouvait était petite et assez sobre ; peinte en blanc cassé, elle était quasiment dépourvue de meubles. Sur le mur antagoniste, un œil de cachalot greffé sur un support mural articulé le lorgnait sans complexe, en se donnant des airs de tube cathodique. Cet environnement discrètement hostile ne laissait aucune place au doute : il se trouvait bien dans un établissement dit « hospitalier »…
Gatimel tenta de se redresser, en vain. Des sangles de nylon le maintenaient fermement arrimé à son paddock ! Il allait appeler à l’aide quand il remarqua la présence d’une femme, assise un peu en retrait, mains jointes sur la longue jupe couvrant sagement ses jambes croisées.
- Flora ??? Mais qu’est-ce que… entama Gatimel. - Doucement, reste calme, Lucien. Tu es hors de danger, lui répondit son épouse. - Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! Pourquoi est-ce qu’on m’a attaché ? gémit-il.
Son psychisme tournait au ralenti et rendait ses émotions presque inconsistantes. À peine arrivait-il à se mettre en colère.
- Pour que tu ne te blesses pas. Les médecins ont d’abord cru que tu avais fait un accident vasculaire cérébral… commença-t-elle, avant de s’interrompre, gênée.
L’hésitation de Flora inquiétait Gatimel. Son état était-il critique au point qu’elle n’osait pas lui en dire plus ? Il y avait autre chose, de tout aussi étrange : le look de Flora. Outre le style atypique de ses vêtements, qu’il lui voyait porter pour la première fois, ses cheveux étaient coupés très courts…
- Lucien, est-ce que tout va bien, en ce moment ? lui demanda-t-elle, interrompant sa rêverie éveillée. - Eh bien, ça allait plutôt pas mal, jusqu’à hier. Mais là… depuis ce matin, je nage en pleine hallu ! répondit Gatimel, avec l’air affolé d’un gamin ayant perdu sa route. - … - Je crois bien que j’ai dû « y » retoucher, hier soir, finit-il par confier à Flora. T’imagines pas le délire ! J’étais au pieu avec une nana que j’avais jamais vue. Toi, tu avais un amant. Et on n’était plus ensemble ! - Lucien… - Mais le plus beau, c’est que j’avais la tronche de Gérard Depardieu ! Depardieu ! Non mais, t’imagines… lâcha-t-il, avec un rire trop sonore pour être naturel.
Son épouse le fixait sans rien dire. Le regard de Flora exprimait un reproche muet, comme s’il venait de lui sortir la pire des horreurs. « Merde, j’aurais peut-être pas dû lui parler de la blanche ! » se reprocha-t-il. Il se demandait comment elle allait prendre la chose, quand Flora se décida enfin à prononcer quelques mots.
- Depardieu ? C’est ton nouveau collègue du service des études ?
Gatimel la regardait, un sourire d’incompréhension flottant sur les lèvres. Flora avait toujours eu un humour assez développé, certes, mais là, quelque chose lui disait qu’elle ne plaisantait pas.
- Mais non ! Depardieu, l’acteur ! Je lui ressemblais vraiment comme deux gouttes d’eau ; la même coiffure, le même pif colossal, la fossette au menton, tout, quoi ! Même… - Lucien, je crois que tu travailles trop ces temps-ci, le coupa Flora. - … voix ! J’ai la même voix que Depardieu ! répliqua Gatimel, affolé. - Le docteur a raison, il faudrait que… que tu fasses un petit séjour dans un endroit où l’on pourrait s’occuper de toi, continua calmement son épouse, sans plus l’écouter.
Gatimel ouvrit des yeux horrifiés. Sur la dalle du téléviseur éteint se reflétait le visage de Gérard Depardieu, sanglé sur un lit d’hôpital. Il se mit soudain à hurler, se débattant de toutes ses forces. Un infirmier musclé entra aussitôt dans la pièce, une seringue à la main. Pour être aussi vite sur les lieux, le type avait dû attendre à la porte… À quoi tout cela rimait-il ?
Il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant, le colosse le plaqua sur le sommier et entreprit de lui injecter ce qui devait être un neuroleptique. Un médecin ouvrit à son tour la porte de la chambre, dévoilant à Gatimel une portion de couloir exigu. Un peu en biais par rapport à lui, assise sur un petit banc vert clair, il aperçut la brune de tout à l’heure qui le regardait, les yeux rouges et la bouche entrouverte sur une exclamation silencieuse.
Il ressentit soudain une sensation de brûlure, tandis qu’une aiguille gloutonne perforait le creux de son bras. Le supplice du métal mordant dans la veine s’atténua rapidement, remplacé par un engourdissement polaire qui anesthésia d’abord son biceps, puis se communiqua à tout son corps. Chaleur et froid. Agitation et calme.
Sa vue s’obscurcissait, mais son audition restait intacte. Il entendit le praticien encourager sa femme à signer un formulaire.
- Vous m’assurez qu’il sera bien traité ? lui demandait-elle. - Une autre signature. Là… et là, aussi, poursuivait imperturbablement le médecin.
Gatimel sentit le lit tourbillonner sous son corps. Puis, plus rien. Quel trip, mes aïeux !
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Quand il rouvrit les yeux, Gatimel s’aperçut qu’il se trouvait dans une nouvelle pièce. Il avait mal au crâne et éprouvait des difficultés à fixer son attention. Mû par une volonté propre, son regard sautillait d’un point à un autre de la salle, sans qu’il ne parvienne à accommoder correctement. Les images lui parvenaient sous forme de taches brouillées aux couleurs pastel, comme si sa cornée était devenue opaque.
- Tiens! V’la qu’y s’réveille… fit une petite voix fluette, quelque part sur sa gauche.
Gatimel se frotta les yeux, écarquillant les paupières jusqu’à ce que des larmes perlent aux coins de ses conjonctives. Il finit par apercevoir un petit tas osseux jeté dans un coin de la pièce. La voix semblait provenir de cette vague silhouette humanoïde, mal fagotée dans une robe de chambre deux fois trop grande pour elle.
- Te bile pas. On y voit que dalle pendant une heure ou deux, et puis ça passe… De toute façon, ici, tout passe … reprit la voix, sur un ton résigné. - Bordel, où est-ce que je suis ? interrogea Gatimel. - En enfer, mon vieux ! En enfer… fit une autre voix, suivie d’une toux caverneuse de vieillard bronchitique.
Gatimel laissa aller sa tête en arrière, contre la paroi molletonnée qui soutenait son dos. Dans un sursaut d’orgueil, il essaya de se soulever. Peine perdue, il n’avait plus l’usage de ses bras, comme cousus l’un à l’autre derrière lui. Il se mit à hurler, appelant à l’aide, se secouant futilement dans la camisole qui le retenait prisonnier.
Les deux autres finirent par joindre leurs cris aux siens, braillant à l’unisson. Il avait sa réponse, à présent. On l’avait tout simplement collé à l’asile…
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La simple d’esprit qui s’était présentée à lui le premier jour sous le prénom innocent de Maëlle avait raison. Dans cet hôpital psychiatrique, le temps ne comptait guère. La notion même d’impatience avait disparu. L’impatience, c’est bon pour les gens « du dehors », ceux qui ont encore des projets à mener, des choses à accomplir.
Au début, Gatimel crut qu’il pourrait convaincre la chef psychiatre de l’intégrité de sa santé mentale. Il déchanta très vite. Cette femme revêche, qui lui faisait furieusement penser à un bouledogue monté en grade, se ferma immédiatement, adoptant de façon tout à fait prévisible une attitude obstinément butée. Comme tous les autres, elle n’avait bien sûr jamais entendu parler de Gérard Depardieu.
Pour forcer cette harpie à l’écouter, il avait alors entrepris d’établir le siège de son bureau. On n’avait pas tardé à le raccompagner manu militari vers cette espèce d’unité carcérale que les infirmiers du cru s’obstinaient à désigner sous le plaisant euphémisme de « chambre ».
Il s’était ensuite tourné vers la rébellion passive, refusant de prendre les petites pilules multicolores qu’on distribuait matin et soir aux internés. On lui avait repassé la camisole et on les lui avait intubées de force, ses pastilles. Dans le même temps, les séances d’électrochocs avaient vu leur fréquence s’accroître.
Enfin, à bout de nerf, il avait requis l’assistance d’un avocat. On lui avait ri au nez : Lucien Gatimel n’existait plus en tant que sujet de droit. Du fait de son aliénation mentale, et même s’ils étaient séparés depuis quatre ans, il se retrouvait à présent sous la tutelle de son épouse, qui avait transféré à l’hôpital tous ses pouvoirs de décision en signant les formulaires adéquats.
Gatimel se réfugia dans l’espoir que son épouse n’aurait pas le cœur de le laisser moisir dans cet endroit déprimant. En bref, il attendait un miracle, un peu comme un chien, abandonné en plein mois d’août dans un chenil surpeuplé, attendrait son maître : piteux et désespérément plein d’amour ! Il finit par se résoudre à l’idée qu’elle ne viendrait pas. Bien qu’il en fût terriblement affecté, il comprenait son attitude : dans cette autre réalité, n’était-il pas censé l’avoir plaquée comme un malpropre ? Son calvaire à lui devait apparaître à Flora comme un juste retour de bâton…
Quant à Mélanie, la jolie brune qui partageait son lit au moment de l’effondrement de l’univers de Gatimel, elle tenta une visite. Il refusa obstinément de la voir. Tour à tour, elle essaya la persuasion, la menace, la colère, les pleurs… peine perdue ! Cette fille ne représentait rien pour l’écrivain ; dans sa mémoire, il n’y avait pas plus de traces d’une quelconque histoire d’amour avec cette Mélanie que dans la caboche vide d’un amnésique.
Elle repartit donc, meurtrie et un brin déboussolée. Le bienveillant psychiatre de Gatimel, un bellâtre célibataire à la quarantaine entreprenante, se chargea en personne de la réconforter. Mélanie ne revint pas à la charge. Quelques semaines plus tard, Gatimel apprit que son psy et son ex-petite amie allaient annoncer leurs fiançailles.
Lucien Gatimel donna enfin raison à ses médecins. Ne pouvant exprimer le traumatisme qui le rongeait, sous peine d’une répression médicamenteuse aussi sévère qu’immédiate, il finit par sombrer dans une profonde neurasthénie, rejoignant enfin le rang amorphe des patients habituels. À la grande satisfaction des soignants, qui voyaient survenir l’extinction de sa combativité d’un bon œil.
Ils se congratulèrent chaudement : la thérapeutique prescrite avait pleinement opéré. Bonheur suprême, on pouvait même espérer une possible réinsertion de ce forcené à présent assagi, sans trop craindre de récidives. Alléluia !
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Quand Gatimel retrouva enfin sa liberté de mouvement, près de quatre mois s’étaient écoulés. Ce retour à la vraie vie n’avait rien à voir avec l’explosion libératrice qu’aurait pu ressentir un fringant prisonnier politique. Non, son élargissement à lui s’apparentait plus à la sortie de prison presque réticente d’un détenu grabataire blanchi sous le harnais… Pour commencer, il avait pas mal changé physiquement. Gatimel n’était plus que l’ombre du Depardieu bon vivant et bien en chair qui se reflétait dans le miroir de Mélanie quelques mois en arrière. Sa « rééducation » forcée avait développé chez lui une solide aversion pour toutes les surfaces réfléchissantes. Ne supportant plus la vision de sa nouvelle trogne, Gatimel avait laissé prospérer une imposante barbe qui lui mangeait tout le bas du visage, lui donnant - déjà - des airs de vagabond…
Durant ces longs mois, il avait patiemment reconstitué le fil des évènements censés lui être arrivés avant que ce phénomène inexplicable ne fasse imploser son quotidien. Dans cet étrange univers, Gatimel n’avait jamais démissionné de son job aliénant de juriste d’affaire. D’ailleurs, son couple n’avait pas résisté à la succession d’abus en tout genre qui avaient fini par constituer le plus clair de son existence. Ancré dans ses mauvaises habitudes, il avait tranquillement continué sur la même pente, passant allègrement de bonnes copines en coup d’un soir… Bien évidemment, il n’avait jamais eu l’envie ni le temps d’écrire ne serait-ce qu’une simple nouvelle, et encore moins un des romans dont il était si fier.
Flora avait profité de l’internement de son mari pour demander le divorce. Le juge lui avait octroyé cette reconnaissance définitive de leur séparation de fait sans l’once d’une hésitation. La justice n’ayant pas pour habitude de prendre en compte l’avis des malades mentaux, Gatimel ne fut même pas convoqué à l’audience… Quant à Mélanie, elle coulait des jours heureux avec son psychiatre, ne se préoccupant apparemment plus du sort de l’écrivain.
Sa boîte, qu’en définitive il n’avait jamais eu le courage de quitter, lui proposa royalement une reprise d’activité « aménagée et progressive ». En gros, on lui offrait d’occuper, à temps plein, les fonctions d’un factotum devant s’acquitter de menues tâches de livraison et de classement. Bref, un job à peine digne d’une des nombreuses secrétaires travaillant précédemment sous sa direction… Engoncé dans une fierté écarlate que, pourtant, il n’avait plus les moyens de brandir, Gatimel repoussa rageusement sa dernière chance de subsistance dans cette dimension inhospitalière.
Il se réfugia tout à la fois dans la boisson et dans sa maison d’enfance, laissant se délabrer à grande vitesse le peu de vernis social qui le rattachait encore à la communauté humaine. Les rares proches à se préoccuper encore de Gatimel considéraient son attitude avec un mélange d’incompréhension et d’apitoiement.
Il se réveilla un beau matin avec un taux d’alcoolémie inhabituellement faible, si bien que, pour la première fois de la semaine, il se surprit à être à peu près capable de penser. Quelle horreur ! Gatimel se mit aussitôt en quête d’un antidote à cette lucidité trop douloureuse. Il erra longuement dans sa tanière mais ne découvrit que des cadavres de bouteilles dont il suçota les goulots arides sans pouvoir en tirer la moindre lichette de réconfort.
Au bout de quelques poussifs allers et venues, il se sentit faible et fut forcé de s’adosser à une lourde armoire normande, le souffle court. Un bruit de tissu déchiré battait en rythme à ses tempes, tandis que des moucherons pugnaces ne cessaient d’envahir son champ visuel. Au bout de quelques instants, il comprit qu’il s’agissait là des pulsations pusillanimes de son organe cardiaque, affolé par le manque… Le malaise passa enfin, laissant une empreinte moite et aigre sur son front et au creux de ses paumes.
Son soulagement ne dura qu’un instant. À nouveau tiraillé par les affres de la dépendance, Gatimel entrouvrit l’imposant tabernacle pour farfouiller entre les piles de linge, avec l’espoir d’y dénicher quelque fiole mystérieusement oubliée là. Ses doigts avides rencontrèrent brusquement la surface lisse et rigide d’un objet, dont il se saisit. Ce qu’il ramena à la lumière du jour s’avéra être un livre. Il allait balancer le bouquin, quand son aspect étrangement familier attira enfin toute son attention.
- Nom de Dieu…
Ce furent les seules paroles qu’il parvint à articuler. Sur la couverture blanche de l’ouvrage, barrée d’un bandeau rouge claironnant l’obtention du prix Médicis, il y avait ce titre, inscrit en lettres sombres : « Les exilés ». Et, couronnant le tout comme un mirage improbable, il lut son propre nom, « Lucien Gatimel ».
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- Lucien ? Mais qu’est-ce que tu fiches là ?
Flora, qui venait d’entrouvrir sa porte afin de faire cesser le tintamarre du carillon d’entrée, venait de découvrir que l’importun pendu à la sonnette n’était autre que son ex-mari ! Elle le dévisageait, circonspecte, attendant qu’il veuille bien s’expliquer sur les raisons de sa présence tardive et tout à fait déconcertante.
Gatimel pour une fois semblait à peu près sobre, mais son attitude n’en était pas moins très agitée. Une expression inquiétante sur le visage, il claironnait des propos décousus, s’exprimant avec un débit haché tout en brandissant devant lui un bouquin.
- Je l’savais ! C’est un complot pour… pour m’faire passer pour dingue ! - Lucien… - Mais voilà, j’l’ai trouvée, ma preuve ! Vous m’aurez plus ! T’entends, ‘spèce de sa-a-alope ? - Bon dieu, Lucien, calme toi ! tenta-t-elle de le raisonner. - Regarde donc ! éructa-t-il.
Voyant qu’elle n’arriverait pas à le ramener à la raison, Flora se saisit finalement du livre qu’il agitait sous son nez et l’ouvrit. Elle tourna les pages, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, sous le regard flamboyant de Gatimel.
- Je… je ne comprends pas… je suis vraiment désolée, lui dit-elle en lui rendant l’ouvrage. - Ah, ah ! Tu reconnais enfin tes machinations démoniaques ! clama Gatimel. - Mais qu’est-ce que tu racontes ! C’est juste des pages blanches, reliées ensemble…
Les mensonges éhontés de son ex-épouse firent totalement disjoncter Lucien Gatimel. Perdant le peu de self-control qu’il lui restait encore, il lui sauta à la gorge, enserrant le cou délicat de Flora avec une force décuplée par la rage. Ils roulèrent au sol dans un grand fracas de bibelots brisés. À cet instant, les mains de Gatimel ne tremblaient plus. Tout en la secouant brutalement, il étranglait son ex-femme en scandant une incantation démente. Le crâne de la pauvre Flora rebondissait sur le carrelage avec un bruit de calebasse fêlée n’augurant rien de bon, tandis qu’il hurlait :
- Rends-moi mon visage ! T’entends ?! Rends-moi mon vi…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il y eut un bruit écœurant de maillet cognant sur une surface osseuse, puis Gatimel s’affala lentement sur Flora, les yeux exorbités. Derrière lui se tenait un grand type en complet veston, tenant entre ses mains la lourde statuette de bronze qu’il venait d’abattre sur la tête du dément.
- Espèce d’enfoiré ! sanglota-t-il, en repoussant Gatimel sur le côté.
Alain Brocat s’agenouilla près de sa compagne, la prit dans ses bras et la berça doucement contre sa poitrine. Gatimel geignait doucement, contrairement à la jeune femme inconsciente, dont la gorge avait pris une méchante couleur violacée. Elle respirait avec difficulté, mais elle respirait encore.
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Lucien Gatimel fut jugé irresponsable de ses actes et échappa donc à la prison. L’agression sur la personne de son ex-épouse était une rechute gravissime, qui le fit à nouveau interner plusieurs années dans un centre psychiatrique pour patients dangereux.
L’aliéniste qui avait la responsabilité de Gatimel lui permit toutefois de conserver avec lui son étrange « livre ». Ce malade était fascinant ; il prétendait avoir écrit un roman dont lui seul était capable de lire la trace sur ce manuel aux pages totalement vierges. Le plus troublant, c’est qu’il était réellement capable de réciter à haute voix et de façon tout à fait convaincante un récit cohérent, comme s’il lisait vraiment un texte que personne d’autre ne pouvait apercevoir…
À suivre…
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