Torse nu et écarlate, je pédalais sur une route de montagne s’étirant vers un col lointain, perdu dans l’ouate grise d’une nuée orageuse. D’une main tremblante, je chassai la sueur qui ruisselait sur son front, puis, m’agrippant au guidon avec force, je redoublai d’efforts. Le bitume défilait plus rapidement sous la chaleur écrasante. Chaque inspiration gonflait mes poumons d’une touffeur moite et nauséabonde. Puis le décor se modifia. La côte abrupte se fondit en un chemin ombragé traversant une futaie de chênes. Des chants d’oiseaux mêlés au murmure d’une source remplacèrent le bruissement du vent dans la rocaille.
Le pédalier de la bicyclette stationnaire se fit plus souple, indiquant une phase de récupération. Je ne ralentis pas l’allure pour autant. Un message s’afficha alors face à moi, sur la dalle de plasma, me signalant que je pédalais trop vite. Au bout d’une minute, le texte clignotant finit par disparaître. Mon regard ne dévia pas d’un pouce de la simulation hyperréaliste qui dansait à moins d’un mètre devant mes yeux. Je pédalais ainsi plusieurs heures par jour, dans une sorte de transe.
Au cours des mois, j'avais découvert que le défilement hypnotique des images sur l’écran mural, associé à un effort physique prolongé, suscitait en moi des phénomènes étranges. De puissantes hallucinations, me donnant l’impression de « traverser » littéralement cette fenêtre de pixels colorés. Les premiers signes de la folie ? Pas impossible. En tout cas, le phénomène possédait un énorme pouvoir de suggestion. Un peu comme les stéréogrammes, ces illusions d’optique où un regard attentif suffit à transformer d’improbables nuages de points multicolores en objets tridimensionnels. Dans mon cas, l’hallucination était absolue, elle impactait tous ses sens.
Cela débutait en général par des troubles de la vision périphérique, quand j'étais à la limite de l’épuisement. Le cadre entourant l’écran du simulateur se mettait à onduler, puis se dissolvait dans l’air ambiant. À cet instant, une sorte d’effet tunnel faisait disparaître les murs de l’abri et me projetait dans un monde hyperréaliste, un « avant » à jamais révolu. Quand j'entrais dans cet état hypnotique, mon sarcophage de béton et d’acier cessait tout simplement d’exister : je n’étais plus dans l’abri mais à l’extérieur, pédalant dans la quiétude d’un printemps éternel. La pulsation sourde du groupe électrogène faisait place au chuintement de la chaîne de vélo, au crissement des pneus sur la route.
Sur mon visage, je sentais le vent de la course, la caresse du soleil, tandis que le ciel, d’un bleu intense, s’étendait au-dessus de moi à l’infini. Je pouvais même humer l’odeur des fleurs, de l’herbe fraîchement coupée. Je longeais des champs où le vert tendre des blés alternait avec l’ocre des tournesols et le fauve des colzas. Aux alentours de fermes endormies, je croisais parfois des agriculteurs ou des animaux. Dans les villages que je traversais, on me saluait d’un signe de la main, d’une parole bienveillante. Mon voyage onirique se terminait immanquablement par l’ascension d’un chemin de terre menant à une habitation isolée, au sommet d’un coteau. Une maison en pierre blanche, la maison dans laquelle j'avais grandi, là où je me rendais chaque été en famille, avec Élodie et Manon. Quand j'entrais dans la cour pavée, la lourde porte de bois s’ouvrait et les deux amours de ma vie me regardaient descendre de vélo en souriant.
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Douze mois plus tôt, Élodie et moi nous garions dans la rue Anatole France, non loin du numéro quatorze. Face à notre point de ralliement du jour nous attendait une fille assez jeune, plutôt mignonne. L’agente immobilière chargée de nous faire visiter ce modeste pavillon de la zone résidentielle de Sucy-en-Brie, Val de Marne. Après un traditionnel échange de poignées de mains, la commerciale engagea aussitôt la conversation avec Élodie, m'ignorant plus ou moins ouvertement (dans un couple, toujours choyer la personne le plus à même d’emporter la décision, surtout si elle semble difficile à convaincre). La fille était déterminée et compétente. Et surtout, elle connaissait les points forts de son produit.
La maison elle-même n’était ni très grande, ni très bien entretenue. Nous eûmes tôt fait le tour des trois chambres et du petit salon – salle à manger – cuisine américaine. Apparemment, le principal atout de la villa résidait dans son prix, plutôt abordable. Et dans un jardin aux dimensions plus qu’étonnantes.
- Le terrain est piscinable, je suppose ? lança Élodie, en désignant un potager qui s’étendait sur la superficie de deux terrains de tennis. - Votre mari ne vous a pas parlé des particularités de ce produit ? s’étonna la commerciale. - Pas tout à fait, admis-je, en jetant un œil inquiet à mon épouse. Je voulais qu’elle juge par elle-même. - De quelles « particularités » voulez-vous parler ? - Eh bien, des aménagements du sous-sol, dit la fille. C’est quand même le clou de la visite. - Le sous-sol ? s’étonna Élodie. - C’est assez… spécial, disons-le, mais ça donne un gros potentiel à l’ensemble. Suivez-moi, je vais vous montrer.
La fille nous conduisit vers la grande terrasse prolongeant le salon. Dans un coin de la surface carrelée, coincée entre le compteur d’eau et une haie de cyprès, nous attendait une trappe métallique assez discrète. Éludant le questionnement muet de mon épouse d’un haussement d’épaules, j'aidai la commerciale à actionner les vannes de déverrouillage. La trappe s’effaça dans un chuintement hydraulique, dévoilant les premiers degrés d’un escalier en colimaçon plongeant sous terre.
- Attention aux marches, elles sont assez étroites, prévint la fille. On a vite fait de trébucher, avec des talons hauts.
Elle actionna un interrupteur, illuminant une fosse bétonnée de la taille d’un petit silo à grain. L’un après l’autre, nous descendîmes la trentaine de marches menant à la base de cette structure, bien plus vaste et profonde que ne le laissait présager la taille de la trappe. Une imposante porte d’acier nous faisait face, évoquant le sas d’un submersible ou d’une salle des coffres. Loin au-dessus de nos têtes, le ciel se réduisait à un minuscule carré brillant. La commerciale enclencha un bouton-poussoir et le carré de lumière disparut, avec un claquement de cercueil qu’on referme. Puis elle pianota un code sur le panneau blindé. La lourde porte s’entrouvrit, dévoilant une petite pièce équipée de douches et de casiers de rangement.
- Cet endroit me flanque la trouille, fit Élodie en me lançant un regard de reproche. - Rassurez-vous, madame, intervint la fille. Il n’y a pas plus sûr en Île-de-France !
Devant l’incompréhension manifeste de sa cliente, elle entreprit de clarifier son propos, lui parlant de l’ancien propriétaire, le docteur Yann Keller, chercheur en physique des particules et Helvète de son état.
Quarante ans plus tôt, Keller avait acquis ce terrain, la plus grande parcelle du quartier, pour y bâtir un pavillon. Conformément aux habitudes prises dans son pays, l’habitation principale était flanquée d’un abri antiatomique. En effet, depuis les années soixante – et jusqu’en 2006 – une loi suisse avait imposé aux particuliers l’aménagement d’abris de ce genre. Au détail près que le blockhaus des Keller évoquait plutôt le délire mégalomaniaque d’un Hitler ou d’un Staline. Une véritable résidence souterraine, d’une superficie de cent cinquante mètres carrés, équipée pour assurer la survie en autarcie complète de cinq personnes, durant deux décennies. Cette installation cyclopéenne occasionna cependant de tels dépassements de budget que le docteur Keller fut par la suite contraint à une réduction drastique du standing de son habitation principale.
D’un air circonspect, Élodie inspecta les douches du sas de décontamination. Les faïences et la plomberie évoquaient le design industriel de l’âge d’or soviétique. Inutile de s’en inquiéter, lui assurai-je. Avec l’aide d’un bon décorateur, on pourrait sans doute transformer ce sombre réduit en coquette salle d’eau. Ne voyait-on pas ça tous les jours, dans les émissions de « home-staging » sur M6 ?
La commerciale nous fit franchir la seconde porte blindée menant au bunker des Suisses. Bien qu'ayant déjà visité les trois niveaux de l’abri avec la fille, je fus une nouvelle fois frappé par la démesure des lieux. Le premier niveau, dédié aux activités communautaires, comprenait une cuisine dernier cri, époque Richard Nixon, une salle à manger au mobilier alpin d’un goût parfait – j'adorais le coucou au-dessus de la cheminée en polystyrène – ainsi qu’un salon pourvu d’une bibliothèque très complète, pour qui s’intéressait aux thèses de doctorat dans le domaine de l’atome. Au niveau inférieur se trouvaient trois chambres accueillantes, une salle de bain et un WC équipé de toilettes sèches.
Enfin, le dernier sous-sol regroupait les ressources cruciales pour la survie quotidienne. Une première salle hébergeait la grosse génératrice et la machinerie complexe assurant le recyclage des eaux usées et des déchets, ainsi que les filtres antiradiations traitant les flux en provenance des prises d’air extérieures, situées dans le jardin des Keller. La commerciale nous expliqua que l’aération de l’abri basculerait en circuit fermé en cas de dépassement du seuil d’alerte des rayonnements gamma.
- Mais tout ça reste parfaitement théorique ! À moins bien sûr qu’une bombe H ne raye Paris de la carte, ajouta-t-elle en riant.
Une seconde salle nous attendait, immense, couverte de rayonnages sur plus de trois mètres de haut. Disposées dans un ordre impeccable sur les étagères métalliques, une profusion extraordinaire de boîtes de conserves, de denrées lyophilisées, de rations militaires, de pièces mécaniques complexes. Ces dernières devaient certainement constituer un stock de maintenance pour les installations techniques de l’abri.
- Comme vous pouvez le voir, la famille Keller possède son propre supermarché ! Sans rire, rien qu’en produits alimentaires, il y en a pour une petite fortune…
La fille de l’agence poursuivit la visite tout en nous assénant les mensurations opulentes de l’abri : des parois en béton armé de soixante centimètres d’épaisseur, recouvertes d’une couche de gravier d’un bon mètre, capable d’amoindrir les effets mécaniques d’une explosion thermonucléaire. Sous l’abri, un ensemble de cuves : cent mille litres de gasoil pour alimenter le groupe électrogène, un réservoir d’eau potable trois fois plus imposant et enfin une fosse septique de la taille d’une piscine.
- Pourquoi vendent-ils ? questionna finalement Élodie, étonnée que les Keller puissent se séparer de cet abri cinq étoiles, après tout le mal qu’ils s’étaient donné pour le construire et le maintenir en parfait état. - Suite au décès de son mari, madame Keller est repartie vivre en Suisse. Quant à ses enfants, ils ne voulaient apparemment plus entendre parler d’abri antiatomique.
Une intuition me traversa l’esprit. Je me représentais Keller sous les traits d’un scientifique un peu fêlé, prédisant à qui voulait l’entendre la fin de la civilisation, suite à un embrasement nucléaire global. De la petite enfance à l’âge adulte, ses trois gosses avaient dû baigner dans cette vision inéluctable d’un monde voué au grand cataclysme final. J'imaginais le bon docteur, vêtu de sa stricte blouse blanche, imposant des séjours souterrains de plus en plus longs aux membres de sa famille, afin de les préparer au deuil de leurs habitudes terrestres. De quoi traumatiser à vie n’importe quel gamin normalement constitué.
Rien ne permettait d’affirmer que le Suisse avait sombré dans ce genre de parano, mais rien ne prouvait non plus le contraire… En tout cas, pas le parfait état de fonctionnement dans lequel se trouvait l’abri. Une multitude de détails démontraient un entretien tatillon, jusqu’à une période récente.
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Quinze jours plus tard, nous retrouvions la fille de l’agence chez le notaire. J'avais finalement convaincu mon épouse. Certes, le pavillon des Keller avait besoin d’un bon ravalement mais, pour un prix ridicule, nous acquérions en prime un abri antiatomique à l’espace de vie exceptionnel. Bien que souterraine, l’installation présentait des possibilités d’aménagement quasi infinies. Je paraphai chaque page du compromis de vente à la suite d’Élodie. J'étais impatient de commencer les travaux, tant dans la villa que dans l’abri. Peut-être plus impatient encore en ce qui concernait l’aménagement de ce dernier.
Ma femme et moi en avions parlé toute la semaine. Nous avions même rencontré un architecte d’intérieur, avec les plans fournis par l’agence. Chaque membre de la famille avait apporté sa pierre au projet, selon ses envies. Au premier niveau, une salle de gym serait aménagée dans une partie du salon, avec plancher en hêtre blond et miroirs muraux. Élodie avait prévu les appareils de musculation les plus avancés, dont une bicyclette stationnaire dotée d’un programme d’entraînement par immersion visuelle. Au niveau inférieur, j'avais envisagé d’abattre une ou deux cloisons pour installer ma salle Home Cinéma, avec six véritables fauteuils de cinoche, ampli-son en 7. 1 et format d’image 2. 35 extra large. Quitte à être sous terre, autant en profiter ! Enfin, pour Manon, l’une des chambres serait reconvertie en salle de jeu idéale, version Disney.
Au bout de trois mois, nous avons déménagé dans le pavillon des Suisses. La salle de gym futuriste était passée du stade de l’épure à celui de réalité tangible. Par contre, le projet Home Cinéma allait être encore à la traîne un bout de temps, vu l’état actuel de nos finances. Je me consolais en voyant ce délai supplémentaire comme l’occasion de m’équiper d’une chaîne de traitement audio/vidéo compatible avec les tout derniers standards HD.
Les semaines passant, nous avions pris de nouvelles habitudes. L’abri était devenu le point focal de nos moments de loisir, et ce n’était pas simplement en raison du nombre d’heures consacrées à son aménagement. Bien que nous ne nous l’avouions pas consciemment, c’était bien plus que cela. Dans cet espace clos et inviolable, nous avions enfin l’occasion de construire notre version d’un univers idéal, un cocon dans lequel nous pouvions oublier le reste du monde pour quelques heures, une nuit, le temps d’un week-end.
Avec le recul, je me rends compte que notre réseau relationnel s'était désagrégé à toute vitesse. Passées les premières semaines d’enthousiasme, les amis et la famille avaient compris la nature profonde de la transformation à l’œuvre chez nous. Ils recevaient de moins en moins souvent de nos nouvelles, nous n’étions plus jamais disponibles pour les activités typiques de l’homo sapiens épanoui : après-midi shopping, sorties resto et ciné, virées du week-end. Même les sacro-saintes vacances en famille étaient passées à la trappe. Un peu comme si nous avions disparu de la surface de la Terre.
Ma mère, qui était âgée et vivait seule dans le centre de Paris, avait téléphoné à l’occasion de mon trente-septième anniversaire. L’entretien, au départ empreint d’amour maternel, avait rapidement viré en une litanie de reproches autour d’un sujet central : "l’absence remarquée du fils unique et de sa famille, ne venant plus jamais la voir".
- Je ne te comprends pas, Alain ! Passer tout ton temps libre sous terre, comme une taupe ! - Mais Maman, voyons, ce n’est pas du t… - Vous me faites vraiment penser à cette secte américaine dont on a parlé aux infos. - Quelle secte ? Qu’est-ce que tu racontes ? - Des pauvres gens dans les montagnes Rocheuses, qu’une espèce de gourou mène par le bout du nez en leur prédisant l’apocalypse. Ils se terrent dans leurs abris antiatomiques depuis des mois. - Ça n’a rien à voir, et tu le sais ! - Tout ce que je sais, Alain, c’est que je ne te vois plus du tout. Je me fais vieille. Un de ces jours, je ne serai plus là, et il sera trop tard pour regretter ton attitude…
J'avais raccroché, ulcéré par le ton employé par ma mère. Du chantage affectif, à présent ! Que croyait-elle ? Je n’avais plus dix ans et décidais seul de la manière de mener ma vie ! Faisant les cent pas dans mon salon, je tentai d’oublier ma mauvaise conscience. Une fois l’abri modernisé, Élodie et moi serions à nouveau plus disponibles. Je me promis de passer un peu de temps avec ma vieille maman dès que la salle de jeu de Manon serait prête.
Je ne le savais pas encore, mais je venais de lui parler pour la dernière fois. Il n’y aurait pas d’autres occasions d’amender l’aigreur et la frustration de ces ultimes échanges téléphoniques.
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Le surlendemain, premier samedi de septembre, alors qu’un temps idéalement doux régnait sur la capitale, je décollais de larges bandes de papier fleuri dans l’ancienne chambre à coucher des Keller, une spatule à la main. J'avais passé tout l’après-midi dans le bunker, à racler la tapisserie défraîchie. Malgré la chaleur de la décolleuse à papier peint, il faisait frais à douze mètres sous terre, heureusement pour moi. Absorbé par ma tâche, j'écoutais d’une oreille distraite Prince miauler "You don’t have to be beautiful to turn me on…", quand le téléphone se mit à sonner. Baissant le son de la microchaîne portable, je me dirigeai vers l’antiquité à cadran qui décorait le mur du couloir. Dans un abri antiatomique, bloquant toutes les ondes y compris celles des réseaux de portables, cette relique des années soixante nous était fort utile pour être joints.
Quand je décrochai le combiné en bakélite noire, une voix gémit dans l’écouteur :
- Alain ! Tous ces pauvres gens ! C’est horrible… - C’est toi Élodie ? Qu’est-ce qui se passe ?
Durant un long moment, je n’entendis que la respiration saccadée de mon épouse, visiblement en proie à une émotion violente. En fond sonore s’élevaient des cris, des jurons, des pleurs d’enfant. Manon ! Était-ce Manon que j'entendais pleurer ? En tout début d’après-midi, ma femme et ma fille étaient parties faire des courses à Créteil-Soleil. Y avait-il eu un accident dans le centre commercial ? Pire encore, un attentat ?
La voix d’Élodie se fit à nouveau entendre au bout du fil.
- Je… j’arrive pas encore à y croire… Tel-Aviv a été pulvérisée par une attaque nucléaire ! Il y a des flashs à la radio et à la télé depuis presque deux heures. Ils ont confirmé que ça vient d’Iran ! C’est l’Iran ! - Putain ! C’est pas vrai !
Il y eut une longue pause, le temps que j'arrive à m’imprégner de la réalité de la situation.
- Élodie, dis-moi où tu te trouves ! fis-je d’une voix blanche. Je viens immédiatement te chercher ! - C’est le foutoir total, ici ! En voiture, tu passeras jamais. On va rentrer en métro et… crrrr… Allo ? Est-ce que tu m’en… crrrrrrr
Une salve de crachotements suraigus remplaça la voix de mon épouse. J'éloignai le combiné de mon tympan meurtri. Que se passait-il donc avec cette saleté de téléphone ? La communication finit par se rétablir, au moment où j'allais tenter de la rappeler.
- Oh, non ! Non ! Mon Dieu ! Non ! - Quoi ? Quoi, qu’est-ce qu’il y a, bon sang ? - Les États-Unis viennent de répliquer, au nom de l’entente avec Israël ! Un type à la télé dit que cinquante ogives sont en train de frapper Téhéran, en ce moment même, ainsi que tous les sites nucléaires du pays !
J'eus soudain l’impression que mon cœur s’arrêtait. Tandis que j'étreignais le combiné de toute la force de mes phalanges blanchies, une onde de terreur irrationnelle balaya mon cerveau. Une certitude me taraudait : tant qu’elles ne seraient pas de retour dans le bunker, Élodie et Manon étaient en danger de mort ! Je me mis à hurler dans le téléphone :
- Foutez le camp de là ! Il faut revenir à l’abri ! Immédiatement !
Seule une tonalité répétitive me répondit. Nous venions d’être coupés.
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Des caddies abandonnés, débordants de victuailles pour certains, jonchaient les allées quasiment vides du gigantesque centre Carrefour de Créteil-Soleil. Les clients de l’hypermarché étaient massés en rangs compacts au rayon Hifi-TV-Vidéo, devant les télés à écrans plats. La plupart muets d’horreur, certains frénétiques, hurlant dans leurs portables à la limite de la crise de nerfs, d’autres s’injuriant mutuellement au sujet des analyses trop partiales du journaliste à l’antenne. Mais tous suivant avec avidité les derniers développements de ce séisme géopolitique.
Après l’interruption brutale de leur conversation, quelques minutes plus tôt, Élodie tentait pour la cinquième fois de rappeler son mari. Quand elle entendit l’annonce suivante du journaliste, elle s’arrêta tout net de pianoter sur son téléphone. Cette nouvelle était tellement énorme qu’elle ne se rendait même plus compte que Manon tirait sur son bras avec toute l’énergie de ses cinq ans.
La Russie, le plus puissant allié de l’Iran depuis le pacte militaro-économique renforcé de 2013, venait d’expédier une salve de missiles sur les positions américaines dans le Golfe Persique, à l’origine de la contre-offensive sur Téhéran. Pour faire bonne mesure, ils avaient balancé une seconde salve d’ogives contre les systèmes antimissiles déployés par l’armée US sur des sites polonais et tchèques, malgré l’opposition féroce de Moscou. Le journaliste politique de LCI semblait en perdre son latin, ramant comme un perdu pour comprendre les raisons de cette agression directe contre l’OTAN. Fallait-il en déduire que Moscou envisageait des frappes américaines à l’intérieur même des frontières de la Fédération de Russie ? Préparaient-ils déjà leur réponse à une future riposte d’envergure de Washington ?
Élodie suivait ces prolongements démentiels avec une impression grandissante d’irréalité, comme si elle flottait au-dessus de son propre corps, que cela ne la concernait plus. Loin d’elle, dans un monde dont elle n’avait que vaguement conscience, sa petite fille lui adressait des demandes incessantes.
D’autres annonces fusèrent, concernant l’implication successive du Pakistan, de l’Inde, de la Corée du Nord, de la Chine. Les dirigeants des grandes ou moyennes puissances nucléaires étaient à présent prisonniers d’une logique mondiale de mesures et contre-mesures, se déroulant de façon quasi démoniaque. Chaque minute apportait son lot de violence aveugle et d’actes désespérés, renforçant l’intensité de cet incroyable cataclysme. Devant des milliards d’yeux incrédules se déroulait en direct et en accéléré le ballet autodestructeur des nations et des continents.
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Je tentai de recontacter Élodie durant près d’une demi-heure. L’abonnée restait désespérément « hors zone de couverture », ou bien « n’était pas joignable en ce moment ». Après un nombre incalculable d’essais, j'eus enfin quelqu’un en ligne. Je faillis en pleurer de frustration quand je compris qu’il ne s’agissait pas de mon épouse. Gourds et douloureux à force de cheminer sur le cadran de ce maudit téléphone, mes doigts avaient tracé un mauvais numéro. Le regard vide, je raccrochai le combiné. Mes jambes ne me portaient plus ; je m’adossai au mur et me laissai glisser jusqu’au sol froid. Il fallait se rendre à l’évidence, des milliers d’appels comme le mien saturaient tous les réseaux.
Tandis que je fixais la paroi du couloir sans la voir, une succession de clichés morbides défilaient dans mon esprit : champignons atomiques étendant leurs volutes létales dans la haute atmosphère, bâtiments désintégrés par l’effet de souffle, champs de ruines radioactifs… Ce fut finalement la pensée d’Élodie et de Manon en train de se frayer un chemin dans la foule hystérique qui me fit sortir de mon hébétude. De toutes mes forces, j'essayai de rationaliser.
D’ici trente minutes, une heure tout au plus, ma femme et ma petite fille auraient rejoint la villa. Ensuite, nous n’aurions plus qu’à attendre la fin de ce chaos, bien en sécurité tous les trois dans l’abri. Même majeure, cette crise géopolitique ne pouvait guère durer plus de quelques jours, une semaine au maximum. Je bénissais les circonstances qui nous avaient fait acquérir le pavillon des Keller !
- Elles seront là dans une heure, assénai-je haut et fort, comme si le son de ma voix pouvait suffire à matérialiser mes espoirs.
La folie atomique en train d’embraser le Moyen-Orient ne pouvait en aucun cas gagner le reste du monde, dans un laps de temps aussi court. Encore moins l’Europe ou la France, tentais-je de me persuader. Que pouvais-je faire d’autre qu’attendre, de toute façon ? Élodie ne m'avait pas précisé l’endroit où elles se trouvaient, et même si je brûlais de partir à leur rencontre, il était illusoire de compter les repérer dans la foule. Tandis que je massais du bout des doigts mes tempes douloureuses, un frisson glacé me parcourut. Des événements gravissimes se déroulaient peut-être en surface, alors que je restais planté là à me lamenter. Je me remis debout, avant de me diriger d’un pas mal assuré vers la cuisine, à l’étage supérieur. J'allumai le petit téléviseur posé sur un coin du comptoir et m’installai au bar.
Dès les premières images, je fus stupéfait et horrifié. Malgré les exhortations de l’ONU et l’intense agitation diplomatique, il ne s’agissait plus d’une crise mais bien d’un conflit nucléaire en pleine expansion. En trois heures à peine, la marche destructrice de cet holocauste avait déjà fait des millions de victimes. Aucun des scénarios établis en temps de paix n’avait prévu la possibilité d’une telle escalade. Pourtant, de nouveaux belligérants entraient sans discontinuer dans l’arène, impatients de détruire leurs frères ennemis avant de disparaître eux-mêmes dans un embrasement généralisé.
Le présentateur annonça soudain une intervention du chef de l’État, en direct d’un QG militaire tenu secret. Loin de l’apparat élyséen, le président apparaissait entouré de généraux à la mine sombre, dans un cadre strict et fonctionnel, très certainement un abri antiatomique. Fidèle à ses habitudes il parla sans ambages, confiant à la caméra qu’il redoutait un avenir troublé :
- Mes chers concitoyens, comme vous le savez, nous vivons en ce moment même une crise sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La place de la France dans le monde l’expose à de très grands risques, au vu de la situation actuelle. Que pouvons-nous faire pour nous défendre ? Eh bien, je vais vous le dire. Notre stratégie reposant sur la force de dissuasion nucléaire, nous devons à présent démontrer notre réelle détermination à en faire usage. Quand il n’y a plus d’autres recours, il est du devoir du président de cette nation – donc, de mon devoir – de recourir au feu atomique. Aussi, je vous informe qu’en tant que chef des armées, je viens d’utiliser les codes d’activation de nos sous-marins, afin de répliquer sans délai à plusieurs actions menaçant directement le territoire national… - Putain, pas ça ! murmurai-je, en enfouissant mon visage dans mes mains. Nom de Dieu, il l’a fait ! Il a balancé les missiles !
Les cheveux dressés sur la tête, une sueur glacée trempant ma nuque, j'essayais de me persuader que je n’avais pas compris ce que Sarkozy avait réellement voulu dire, quand il parlait « d’actions menaçant le territoire national ». Pourtant, le sous-entendu était on ne peut plus clair : à l’instant même, des ogives thermonucléaires fonçaient vers la France, peut-être même vers Paris.
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