Résumé des parties 1 et 2 :
Il y a quelque temps, la famille Durieux a acquis un pavillon dans une banlieue résidentielle du Val-de-Marne, équipé d’un abri antiatomique colossal. Construit dans les années soixante-dix par le docteur Yann Keller, chercheur suisse en physique des particules, convaincu de l’inéluctabilité d’un conflit nucléaire, l’abri est conçu pour permettre la survie d’une famille de cinq personnes durant plus de vingt ans.
Le 3 septembre 2016, alors qu’Alain Durieux est occupé à remettre le blockhaus en état, l’Iran met le feu aux poudres en anéantissant Tel-Aviv avec un missile balistique. Une série exponentielle de répliques et contre-répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse…
Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte. Alain se retrouve coincé douze mètres sous terre (l’abri s’est verrouillé automatiquement, dès le début de l’alerte radioactive), tandis que sa femme et sa fille, en balade au centre commercial, trouvent la mort avec la quasi-totalité de la population.
Alain, qui espère toujours qu’elles aient survécu, entame alors une période de désespoir et de solitude de plusieurs mois, organisant sa survie dans l’abri grâce à un fascicule très détaillé laissé par le docteur Keller à l’attention des siens…
Je descendis de mon vélo d’entraînement, attrapai une serviette propre et essuyai mon front dégoulinant. Ma séance était terminée pour aujourd’hui. Trois heures à suer dans la puanteur confinée de l’abri, à inspirer un air infect, chargé de relents de moisissures, avant de m’évader dans mon monde onirique. J’avais beau démonter les extracteurs d’air, briquer les filtres, l’atmosphère du bunker demeurait nauséabonde. Il y avait quelque chose de pourri dans la tuyauterie du recycleur.
- Yann, mon pote, t’as dû foirer quelque chose dans tes plans ! fis-je, en ôtant mon T-shirt détrempé. Enfin, je suppose que tu n’as jamais essayé de vivre ici sans ventiler…
Je me dirigeai vers la douche tout en finissant de me dévêtir. Le miroir de la salle d’eau me renvoya une image flatteuse : au cours des mois mon corps s’était raffermi, mes muscles s’étaient développés. Envolées les poignées d’amour, disparue la bedaine disgracieuse. Les traits de mon visage avaient perdu leur mollesse, une expression de dureté nouvelle remplaçant la moue insouciante de ma vie d’avant. Je me forçai à sourire. Mon reflet esquissa une grimace douloureuse.
J’enjambai la grande bassine en fer-blanc encombrant le bac à douche, et actionnai le mitigeur dont j’avais réduit la course. Après quelques raclements sonores, de la tuyauterie branlante laissa perler un filet d’eau, sous lequel je me frictionnai avec vigueur. Après avoir coupé l’eau, je substituai à la bassine un second récipient métallique et entrepris de me savonner. J’utilisai à nouveau le jet pour me rincer rapidement, économisant chaque litre. Une fois séché, je me rhabillai. L’eau savonneuse, dûment recueillie, servirait plus tard pour ma lessive hebdomadaire.
À l’aide d’un entonnoir bricolé, je versai le contenu de la première bassine dans un jerrycan en alu. Puis, empoignant le réservoir presque plein, je descendis au dernier niveau de l’abri. Au fond de la pièce de stockage se trouvait une porte discrète, à peine visible. La porte de mon petit paradis personnel, tout à la fois solarium et lieu de recueillement. La serre hydroponique, où mes protégées sauraient mettre à profit le contenu du jerrycan.
La serre était très différente du reste de l’abri. Les murs vert pastel tapissés de plaques luminescentes s’incurvaient pour former une haute voûte. Celle-ci supportait une quinzaine de grosses lampes solaires. Baignées par la lumière nourricière, les cultures aériennes s’étageaient sur plusieurs niveaux. Grâce à la supervision zélée d’un ordinateur, un réseau compact de capillaires irriguait chaque plant individuellement, lui apportant la dose exacte de nutriments nécessaires. Le système, entièrement automatisé, permettait d’obtenir des fruits et légumes d’une taille exceptionnelle. Et un rendement de plusieurs récoltes par an…
Quand j’avais découvert cette installation, les lampes éteintes surplombaient des bacs à l’abandon, couverts d’une pourriture grisâtre et pestilentielle. Les flexibles arrachés croupissaient dans un liquide sombre, aussi dense que du purin. Un parfum de mort, une odeur de caveau imprégnait la serre saccagée. Les héritiers de ce joyau n’avaient visiblement aucun goût pour les plantes. Ce spectacle de désolation, qui évoquait avec acuité ce qu’était devenu la planète – un champ de ruines déserté – m’avait presque arraché des larmes. Résolu à remettre en état le potager oublié, j’avais passé le plus clair de mon temps dans la serre, travaillant comme un forçat, mangeant et dormant sur place à l’occasion. Grâce aux pièces de rechange et aux semences trouvées dans la réserve, j’avais finalement pu faire revivre le grand œuvre du docteur Keller.
Sans que j’en aie conscience, ces dures semaines de labeur m’avaient transformé. Peu à peu, j’avais accepté l’irréversibilité de ma situation, mon incapacité à secourir ma femme et ma fille. Mais je n’avais réellement retrouvé foi en l’avenir qu’en cueillant ma première tomate, une sphère rouge vif, à la fois charnue et sensuelle. Et tout à fait succulente, après des mois de nourriture lyophilisée. Depuis, je surveillais avec une attention indéfectible mes laitues, complimentais mes radis et mes melons, dorlotais mes courgettes. Une fois accomplie ma transe cycliste, c’est dans ce temple du légume que je terminais ma période de veille. L’air y était plus frais, plus vivifiant. Ici, je me shootais à la chlorophylle, je m’enivrais d’oxygène – le plus fort taux de tout l’abri –, je planais sous des soleils artificiels…
ooOOoo
De chaudes odeurs de fournil embaumaient la cuisine. Je venais d’extraire de la machine à pain un bloc compact et doré que je tronçonnai en tranches régulières. Bien que mon stock de farine soit en baisse, je n’arrivais toujours pas à me résoudre à me rationner. En fait, j’avais même ouvert une terrine de lièvre pour célébrer ma nouvelle fournée. Je m’apprêtais à me servir une rasade d’un excellent bordeaux (l’abri possédait une cave à vin richement dotée) quand un grésillement étrange se fit soudain entendre. Le bruit prit de l’ampleur, passant du simple sifflement à un ronflement de chat en colère.
Intrigué, je posai la bouteille, repoussai ma chaise et me levai. Le flot sonore, chargé de parasites, semblait provenir du salon. Plus exactement du capharnaüm qui recouvrait la grande table en chêne, que j’avais reconvertie en établi. Je déplaçai le fer à souder, la boîte à outils, soulevai un monceau de papiers et de schémas électriques et trouvai finalement la source de cette cacophonie crépitante. La cibi dégottée la veille dans la réserve, qui était restée allumée toute la nuit.
- crrr … m’entend ? … crrrrrr … cap …
Je me figeai, le bras à moitié tendu, paralysé par la surprise. Ensevelie sous les grondements rageurs du bruit blanc, une voix venait de me parler. Il ne s’agissait pas d’un mirage. Une peur insidieuse me tétanisa. Et si, en dérangeant le fragile équilibre du poste de cibi, je perdais le signal ?
- crrr … est-ce que … crrrrrr … m’ent … crrrouic …
Impossible de douter. Quelqu’un essayait d’établir un contact ! Je me saisis du micro et enclenchai le bouton d’émission. Pour la première fois depuis presque sept mois, j’allais enfin m’adresser à un autre être humain.
- Oui ! Oui, je vous entends ! dis-je, d’une voix étranglée. La réception est très mauvaise, mais je vous entends ! - … crrrrrr … - Répondez-moi, s’il vous plaît ! Est-ce que vous me recevez ? - …
Plus rien. Je branchai mon casque, tournai le bouton d’amplification, essayai d’améliorer le gain. Peine perdue. La cibi était redevenue silencieuse, hormis un craquement parasite de loin en loin.
Je passai une main tremblante dans mes cheveux peignés à la diable. À peine esquissé, mon espoir de communiquer avec d’autres survivants vacillait déjà. C’était une véritable torture ! Aussi ténu soit-il, je ne pouvais pas laisser ce contact se déliter sans réagir. Tournant rageusement les pages du fascicule de Keller, je cherchai des infos complémentaires sur la cibi, un truc que j’aurais pu louper dans le raccordement du câble coaxial.
J’en avais oublié mon repas, je n’avais plus faim de toute façon. Un autre besoin m’animait, impérieux, lancinant. L’exaltation de renouer enfin le lien avec mes semblables, de rompre cet isolement démentiel. Tantôt je jubilais en repensant à ces quelques mots arrachés au vide, tantôt je désespérais de mon ignorance en matière de radiocommunications. Et puis, à force de compulser en tous sens l’almanach du timbré qui avait conçu ce blockhaus, je tombai enfin sur les paragraphes salvateurs, la solution à l’énigme qui rend fou.
Déploiement manuel de l’antenne de réception (procédure à suivre uniquement en cas de guerre atomique) :
Cher lecteur, vous voici donc coincé sous terre depuis quelques mois. Avec la baisse continue du niveau de radiation, les tempêtes d’interférences se sont peu à peu calmées. Bonne nouvelle ! Vous allez à nouveau pouvoir communiquer avec d’autres individus ! En tout cas, avec les personnes assez sages pour disposer d’un abri – la plupart des autres sont mortes, paix à leur âme – et de moyens de communication par ondes courtes.
L’impulsion électromagnétique émise par la charge nucléaire la plus proche a détruit toute l’électronique de surface. Si elle n’a pas été simplement liquéfiée par les effets thermiques de l’explosion, l’antenne principale est à présent aussi efficace qu’un portemanteau rouillé. Il va donc falloir procéder au déploiement manuel de l’antenne secondaire. Rien de plus simple, rassurez-vous !
Rendez-vous dans la cuisine. Débranchez le réfrigérateur et retirez-le de son logement. Dans la cloison ainsi dégagée, il y a une prise de force actionnable par manivelle – un peu comme un store mécanique. Ladite manivelle devrait se trouver dans le tiroir central du buffet de tante Mathilde (excusez ces manipulations ridicules, un changement de dernière minute dans les plans du cuisiniste). Si la sortie de la sonde n’est pas entravée par les gravats du pavillon, vous devriez être paré en un rien de temps !
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Après avoir mis à sac tous les tiroirs et placards de l’abri j’avais finalement trouvé une sorte de manchon articulé sur le haut d’une armoire à pharmacie. Suivant scrupuleusement les instructions du vieux Keller, je l’avais inséré dans son logement, derrière le frigo. Il s’agissait bien de la précieuse manivelle, mais celle-ci refusait de tourner, ne serait-ce que d’un seul cran. Certain que l’antenne était coincée, je paniquai et m’obstinai à forcer, au risque de fausser le mécanisme. Puis, je m’aperçus que je l’actionnais dans le mauvais sens. En inversant le mouvement, le dispositif se déploya avec une étonnante fluidité.
Les écouteurs sur les oreilles, survolté, je scannai toutes les fréquences disponibles dans la bande des 27 MHz. Ma cibi n’opérant que sur ondes courtes, je savais que la source d’émission se trouvait à quelques kilomètres à peine. À l’idée de la proximité des secours, des larmes de joie roulaient sur mes joues. Soudain, un signal clairement audible me parvint, sur le canal trente-huit.
- …ppelle Eva Clarinsky et j’émets depuis l’abri antiatomique situé sous l’hôpital Albert Chenevier, à Créteil. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Si vous êtes en mesure de capter ce message, je vous en supplie, contactez-moi ! Je serai à l’écoute tous les jours, à partir de six heures…
Une voix synthétique prit le relais, déclamant la suite :
- Cet appel de détresse a été enregistré le vingt-deux février 2017. Il sera diffusé automatiquement durant quatre-vingt-dix jours, sur toutes les fréquences disponibles.
Un clic audible, puis de nouveau la même voix affolée. La séquence se répéta encore cinq fois, avant de changer de canal. J’arrachai mon casque en jurant. Ce que j’avais pris pour un contact avec les secours tant espérés n’était en fait qu’une messagerie automatique, qui tournait en boucle depuis… combien de temps ? Incertain, je scrutai l’horloge du salon. Depuis plus d’un mois !
- Ah ! Ah ! Ah ! Tu croyais quoi, pauvre con ? Qu’on allait t’envoyer les pompiers ? L’armée ?
Le monde que j’avais connu était mort et enterré. Il fallait que je me mette ça dans le crâne une bonne fois pour toutes ! J’inspirai longuement, plusieurs fois. Soufflée aussi brusquement qu’une flamme, ma frustration s’éteignit d’elle-même.
Je repensai à ce que je venais d’entendre. J’allais essayer de contacter cette Eva machin-chose au petit matin, dans approximativement trois heures – en espérant qu’elle soit encore en vie, ce qui restait à prouver. J’esquissai un sourire nostalgique. Les « heures », les « dates »… des habitudes du passé, qui me semblaient à présent presque irréelles. Quand on vit sous terre depuis si longtemps, à quoi bon caler son rythme sur des mouvements d’aiguilles.
Les questions commençaient à se bousculer sous mon crâne. La fille avait parlé de l’hôpital Chenevier, à Créteil. L’endroit était à un jet de pierre du centre commercial où Élodie s’était rendue avec Manon, le jour où… le jour où le monde avait changé. Pourquoi ne s’y seraient-elles pas réfugiées, au lieu de rejoindre le métro ? Et si l’abri de l’hôpital était assez grand, il se pouvait que… Quoi ? Qu’elles y fussent aussi ? Je me sermonnai vertement. J’étais en train d’élucubrer. La « pensée magique » ne suffirait pas à me les ramener. L’espoir devait être manié avec précaution. Sous peine de faire plus de mal que de bien.
De toute façon, le message de la fille semblait impliquer qu’elle était seule. Pourtant, au moment où… où tout cela était arrivé, ils devaient être nombreux dans l’abri. Alors pourquoi ne parlait-elle pas des autres ? Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ?
Puis je songeai à la note de désespoir dans cet appel à l’aide. La fille n’avait pas donné de détails, mais sa situation semblait déjà critique il y a un mois. Y avait-il la moindre chance pour qu’elle réponde, quand je tenterai de la contacter tout à l’heure ? Je n’imaginais que trop bien l’écho lugubre de ma propre voix, se répercutant sur les murs d’un abri-mausolée, jonché de cadavres pourrissants.
J’essayais de me représenter les lieux. Probablement une cave utilisée durant les bombardements allemands, réhabilitée en abri antiatomique au plus fort de la guerre froide, avec les maigres budgets que l’assistance publique avait pu consacrer à ce genre de lubies. Je supposais que l’endroit devait être équipé chichement, à peine chauffé, encombré de paperasses oubliées et d’archives séculaires. Une crypte sinistre, guère plus qu’un dortoir aménagé, où le summum du luxe devait être de pouvoir se laver et aller au petit coin avec un minimum d’intimité. Rien à voir avec les prestations raffinées de mon bunker cinq étoiles.
En général, ce genre d’endroit n’était prévu que pour les crises de courte durée, les conflits en CDD. Là-dedans, il ne devait y avoir que deux semaines de ravitaillement, un mois au mieux. Alors comment cette fille avait-elle pu survivre si longtemps ? Plus j’y réfléchissais, plus je soupçonnais qu’Eva machin-chose devait être là par hasard, quand la charge thermonucléaire avait pété. Une chance pour elle ? Pas si sûr, vu les épreuves par lesquelles elle avait dû passer.
Je mordis sans appétit dans ma tartine, tout en lorgnant l’horloge. Encore deux heures, avant d’avoir un début de réponse. Peut-être…
ooOOoo
Je ranimai la cibi endormie d’un index qui tremblait légèrement. Après quelques réglages, je tombai à nouveau sur l’appel à l’aide, bouclant sans fin sur lui-même. Mon cœur se serra. Ce message serait-il ma seule occasion d’entendre la voix de cette fille ? Poussant un long soupir, j’activai le canal vingt-sept et me lançai. Il était temps de confronter espoirs et réalités.
- Eva ? Eva Clarinsky ? Je m’appelle Alain Durieux, et je… j’ai capté votre SOS. Vous m’entendez ? - …
Pas de réponse pour l’instant. Avec ce casque trop grand qui me chauffait les oreilles et un micro d’un autre âge niché dans ma main, je me sentais légèrement idiot. La fille ne répondrait pas, j’étais prêt à le parier. Les pensées les plus noires traversèrent mon esprit. Je l’imaginais morte, ou bien inconsciente. Peut-être m’entendait-elle mais était trop faible pour se lever et utiliser sa cibi. Cette dernière hypothèse me glaça littéralement.
- Est-ce que vous me recevez, Eva ? - … - Allez, ma fille. Un petit effort, réponds-moi ! sifflai-je entre mes dents.
Toujours rien. Durant près d’un quart d’heure, j’alternai les invites à parler et les silences de plus en plus pesants. Frustré, tendu comme une corde de piano, je ne tenais plus en place. Je laissai encore passer cinq minutes, puis décidai de jeter l’éponge. Débranchant violemment mon casque, je me levai d’un bond et bousculai ma chaise.
- P’têt qu’elle est simplement partie pisser ! murmurai-je. C’est ça, t’as raison… Mademoiselle est en train de faire ses courses au supermarché, tant qu’on y est ?
Je savais à quel point il était injuste de diriger ma colère contre cette fille. En agissant ainsi, je cherchais quelqu’un à blâmer pour tout ce que je n’arrivais plus à supporter. J’aurais plutôt dû voir la vérité en face. Reconnaître que l’existence me pesait, que la solitude n’était supportable que parce que je me mentais à moi-même. Accepter l’idée que j’allais crever seul dans mon trou. Je savais surtout que je risquais de faire une grosse bêtise, si je ne m’orientais pas très vite vers un exutoire.
Pour ça, pas de problème ! Ça faisait des mois que j’avais trouvé ce qu’il me fallait pour me vider la tête. Je balançai mon T-shirt et mon short sur le canapé. Puis, vêtu d’un simple boxer, je grimpai sur mon vélo « d’emportement »… Je pédalai aussi vite que je pus pour fuir la noirceur implacable de la réalité. Si je trouvais le courage nécessaire, peut-être essaierais-je à nouveau de contacter Eva dans deux ou trois heures, à la fin de ma séance. Peut-être…
ooOOoo
Eva Clarinsky ne voyait plus le monde qu’à travers un brouillard rouge sang. Seul un léger souffle franchissait encore ses lèvres craquelées. Après des mois de purgatoire, de privations extrêmes, d’abominations inavouables, Eva était finalement arrivée en enfer. Elle avait dépassé la damnation de la faim lui creusant l’estomac. À présent, l’organe semblait lesté d’une grosse pierre bien lisse. Elle en était à peine consciente, tant le feu infernal de la soif brûlait sa gorge. La soif était comme un désert immense où les oasis se faisaient toujours plus maigres et rares. Aussi rares que les moments de lucidité où elle trouvait la force – dieu seul sait comment – de ramper jusqu’au seau de plastique sous l’évier, pour laper un peu d’eau.
Quand elle avait assez d’énergie pour se traîner jusque-là, Eva avait l’impression de frôler des ossements. Mais elle se trompait. Dans son délire, elle ne se rendait plus compte qu’il s’agissait de ses propres membres, à peine recouverts de minces couches de chair, frottant les uns contre les autres. Sa peau de parchemin, tendue sur des aspérités saillantes comme des poignards, dessinait avec précision les fibres musculaires s’accrochant encore çà et là…
Si la soif devenait intolérable et qu’elle était trop faible pour entreprendre sa lente reptation, elle se mordait les lèvres jusqu’à ce qu’un sang épais comme une coulée de métal emplisse sa bouche avide.
La plupart du temps, elle ne savait plus qui elle était, ni où elle se trouvait. Elle grelottait simplement de froid sous des monceaux de couvertures, tournant ses yeux vitreux vers une voûte où la lumière ne s’éteignait jamais. Eva était si faible qu’elle ne prenait même plus la peine de s’écarter de sa couche pour uriner.
Elle voulait quitter cette vallée de larmes, mais elle n’y arrivait pas. Étonnamment, plus elle approchait du monde des ombres, plus elle s’accrochait à la vie, prolongeant d’autant cette torture, devenant son propre bourreau. Tant qu’elle en avait encore la force, elle aurait dû abréger ses souffrances en se tranchant elle-même la gorge. Mais voilà, elle n’en avait pas eu le courage. Pourquoi diable ? Ne parle-t-on pas de l’au-delà comme d’un monde meilleur ?
Plus morte que vivante, Eva n’arrivait plus à faire la différence entre ses hallucinations et le réel. Elle était tourmentée par les fantômes de ceux qu’elle avait côtoyés ces longs mois. Tombés les uns après les autres, ils ne la laissaient plus en paix, lui soupirant des horreurs fétides, cherchant à s’accoupler avec elle dans leurs hardes pestilentielles. Seigneur ! Elle était si proche de basculer de leur côté !
Il n’y a pas si longtemps, elle avait même cru entendre quelqu’un l’appeler par son prénom. Une voix douce, qui la pressait de venir la rejoindre. Était-ce un ange, témoin de son martyr, qui l’avait prise en pitié ? Où était-ce Piotr, qui l’appelait depuis le royaume des cieux ?
Tout au fond de sa conscience, une femme croassait : « la radio… tu dois… répondre… espèce de… conne ! ». Mais elle était trop épuisée pour continuer d’écouter cette folle. Elle allait fermer les yeux à présent, laisser le sommeil l’emporter. Une torpeur glacée l’enveloppait déjà dans son long manteau d’onyx. Quand elle se serait reposée, elle aurait peut-être assez de force pour s’adresser à son tour à la voix. Oui, quand elle aurait dormi. Plus tard.
Elle sentit qu’on caressait son visage. Dans un effort surhumain, elle descella les paupières, espérant voir l’ange à la voix mélodieuse. Mais c’était un squelette tenant un couteau qui se penchait sur elle. Il approcha son crâne ricanant et lui réclama un baiser. Un bon vieux french-kiss des familles… rien qu’un, promis-juré ! lui susurra-t-il. Entre les chicots noircis coulissait une langue putride, grouillante d’asticots. Les yeux exorbités, Eva essaya de se soustraire à cette horreur. Des serres implacables maintenaient sa tête, des ongles crochus s’incrustaient dans sa chair, déchirant ses joues dépulpées. Juste à côté d’elle, quelqu’un se mit à hurler.
- Eva ? Vous m’entendez, Eva ? Répondez, bon dieu !
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