Claire, sidérée, observait le stylo en train de flotter au-dessus du vieux bureau en bois. Pour la première fois depuis le début de l’année, elle s’était assise au fond de la classe, près de ce garçon solitaire qu’on remarquait à peine.
- C’est quoi, ton truc ? chuchota-t-elle discrètement. - La concentration… c’est tout !, lui répondit-il, en la dévisageant de ses grands yeux verts.
Le stylo retomba aussitôt sur le pupitre avec un bruit mat. Personne ne semblait les avoir entendus. L’adolescente, pas vraiment captivée par le cours de mathématiques quantiques, avait focalisé son attention sur le phénomène. Et sur celui qui l’avait initié.
- Alex, prononça-t-il, distraitement. - Heu… quoi ? - Mon prénom, c’est Alex. C’est ce que tu allais me demander, non ? - Tu lis aussi dans les pensées ? gloussa-t-elle, mal à l’aise.
Il ne répondit rien, l’air de s’ennuyer, comme si la lévitation était chose banale. Claire ressentit soudain une vive douleur au milieu du front. Des têtes se tournèrent, et toute la classe se mit à rire.
- Mademoiselle ! Et si vous veniez résoudre cette équation, au lieu de déranger mon cours ?
La jeune fille ramassa le morceau de craie balancé par ce pète-sec de Tartignole. Puis, en soupirant, elle s’avança vers le grand tableau noir où s’étalait une profusion de signes ésotériques. Quand elle regagna sa place, Alex n’était plus là. Comment avait-il réussi à quitter la salle, au nez et à la barbe d’un des profs les plus craints du lycée ? À l’intercours, elle rejoignit le cortège d’adolescentes maussades qu’elle persistait à considérer comme « ses copines ». Elle leur parla de l’étrange Alex, et de son « tour ». Jade, une peste d’à peine quinze ans, résuma l’incompréhension des autres filles :
- Ma pauv’ Claire, t’hallucines ! Y avait personne, au fond de la classe, à part toi !
Interdite, la lycéenne renonça à répondre aux moqueries du petit groupe. Manifestement, elles s’étaient donné le mot pour la chambrer !
Claire ne revit pas Alex de la journée. Elle était agacée de ne pas comprendre le « truc » de l’adolescent, et exaspérée qu’il finisse par occuper toutes ses pensées. Elle essaya bien d’en apprendre plus sur lui, mais personne ne semblait le connaître ! La jeune fille repartit chez elle, extrêmement troublée. Le lendemain, le mystérieux Alex était de retour. Elle ne fut qu’à moitié surprise de le voir assis au dernier rang, avant même que les autres élèves n’entrent en classe. Comme d’habitude, personne ne semblait le remarquer. Elle alla s’asseoir à côté de lui, sans guère prêter attention au cours de physique nucléaire.
- Pourquoi les autres ne te voient pas ? lui demanda-t-elle, au bout d’un moment.
Il se contenta de sourire, en haussant les épaules. Elle devrait attendre, pour avoir son explication. Mais la patience n’était pas son point fort.
- T’es invisible, c’est ça ? lui lança-t-elle, avec un regard de défi.
Pour toute réponse, l’adolescent émit un rire complice, qui emplit la salle sans que personne ne tourne seulement la tête. En plus d’être invisible, Alex était tout bonnement… inaudible ! Ce qui n’était pas le cas de Claire.
- Eh bien ma vieille, tu causes toute seule maintenant ? chuchota sa voisine de devant, faussement consternée.
Claire allait répliquer vertement, quand elle se rendit compte de la vacuité du pupitre d’Alex. À côté d’elle, il n’y avait plus personne. C’est complètement dingue ! J’ai des visions, ou quoi ? Une autre hypothèse effleura soudain son esprit, encore plus terrifiante. Et si Alex était un fantôme ? Elle sentit les doigts froids et gluants de la peur caresser sa nuque, tandis qu’un âcre goût métallique se répandait dans sa bouche. Sans même s’en rendre compte, elle venait de mordre au sang sa lèvre inférieure. Un siècle plus tard, le cours se termina enfin. Claire fonça vers la bibliothèque, où se trouvait un mur entier de photos noir et blanc, serties dans des cadres poussiéreux. Elle avait une idée en tête. Si Alex était bien celui qu’elle pensait, il y avait toutes les chances qu’il figure sur l’une de ces vieilles photos de classe. Patiemment, elle se mit à détailler chaque visage. Les cours avaient repris depuis longtemps quand elle dénicha enfin un cliché sur lequel figurait le jeune homme. Sur cette photo, qui datait d’une bonne trentaine d’années, il était au premier rang, en chaise roulante. Il semblait plus émacié, mais c’était bien lui. Elle entendit un léger bruissement. Puis Alex fut à ses côtés.
- C’est bien, tu progresses, fit-il.
Le garçon n’avait vraiment rien d’un revenant. Pourtant, il m’a parlé sans que ses lèvres ne bougent ! Elle se mit à hurler, submergée par une terreur sans nom. Dans la salle, aucun des lycéens ne fit mine de prêter attention à ses cris. Claire prit brusquement conscience de l’immobilité parfaite des élèves autour d’elle. Leurs postures évoquaient une vie intense, suspendue en une fraction de seconde. Un détail encore plus perturbant lui sauta au visage : un des lycéens statufiés venait de lâcher un livre, qui restait figé dans les airs ! Puis elle s’aperçut que l’ouvrage n’était pas réellement statique. Millimètre par millimètre, il continuait à grignoter la distance le séparant du sol. C’est comme si on avait…
- … ralenti le temps ? compléta pour elle Alex, la faisant à nouveau tressaillir. - Dis donc ! Qui t’a permis d’espionner mes pensées ! - Je trouve ça plus pratique que de gaspiller sa salive, répliqua-t-il, le plus sérieusement du monde.
Il ajouta quelque chose qui accrut encore la confusion dans l’esprit de Claire :
- Le temps ne peut pas être ralenti. On peut juste l’accélérer… - Je pige que dalle, geignit la jeune fille. Est-ce que je suis en train de rêver ? - Oui et non… Avant de t’expliquer, je dois d’abord te montrer quelque chose. Tu me suis ?
Alex se dirigea tranquillement vers une des fenêtres à croisillons, l’ouvrit et monta sur le rebord. Puis il se précipita dans le vide. Claire restait pétrifiée d’horreur. L’adolescent avait déjà dû heurter le sol de béton, cinq étages plus bas, avant qu’elle n’esquisse un geste. Tout s’était passé si vite ! Le cœur au bord des lèvres, elle se pencha par la fenêtre, se préparant à affronter la vision d’un corps désarticulé, baignant dans une mare de sang.
- BOUH !
Claire fit un bond de presque deux mètres en arrière. De l’autre côté de la fenêtre, Alex la regardait avec un large sourire. Des ailes immenses et immaculées battaient dans son dos. Je l’crois pas ! Pourtant, elle pouvait sentir le déplacement d’air sur son visage et ses bras ; ce n’était donc pas une illusion.
- À ton tour. Vas-y, saute ! - T’es malade ! Je vais m’écraser… protesta mollement l’adolescente, qui néanmoins se pencha au-dessus du vide, hypnotisée par le sol, vingt mètres plus bas. - T’inquiète. Tu crains rien, l’encouragea-t-il.
Une pensée presque détachée fusa dans sa tête : Je dois être folle ! La seconde d’après, elle avait sauté. La cour de béton se mit à foncer sur elle à une vitesse hallucinante. Alex avait raison, ce n’était pas un rêve, c’était un cauchemar ! Elle ferma les yeux, espérant une mort instantanée, sans souffrances. Quand elle les rouvrit, elle était encore en vie. Et le sol s’éloignait par saccades, à présent.
- Je… je vole ! hurla-t-elle, dans un cri d’allégresse autant que de délivrance. - Mouais. On dira que je t’ai un peu aidé, fit Alex, au-dessus d’elle.
Il la tenait contre lui, apparemment sans efforts, tandis que ses ailes oscillaient en rythme, dans un battement puissant et quasi silencieux.
- Alex, est-ce que tu es un ange ? - Pas vraiment, lui répondit-il, avec un grand rire. C’est plus cool qu’une cape de super héros, je trouve. Pas toi ?
Sous eux, le paysage défilait en un lent travelling onirique. Claire, les cheveux au vent, se laissait griser par cette sensation inouïe de liberté. Aussi fut-elle presque déçue quand, un quart d’heure plus tard, ils finirent par se poser dans un champ, près d’un énorme séquoia isolé. Enchâssée dans le tronc de cet arbre vieux comme le temps, une porte imposante semblait les attendre.
- Es-tu bien certaine de vouloir aller plus loin ? lui lança le jeune homme, avec une gravité soudaine. - Tu parles ! Un peu, que je veux, répondit-elle, soufflée par la présence de la porte. - Je ne plaisante pas. Franchir cette porte te mènera vers la vérité… Mais, parfois, l’ignorance est plus supportable. - Non. Je veux savoir… tout ce qu’il y a à savoir, affirma-t-elle, après une courte pause. - Très bien. Alors, puisque tu le souhaites…
D’un geste théâtral, Alex ouvrit le lourd battant de bois. Quand Claire vit ce qu’il cachait, elle fut prise de vertiges. De l’autre côté, il y avait une chambre d’hôpital, vue de dessus. Les perspectives étaient inversées et lointaines, comme si l’on était allongé sur un plafond incroyablement haut. Elle appuya sa main sur le tronc du séquoia pour retrouver l’équilibre. L’écorce laissait sourdre un froid glacial.
- Ce que tu vois là est tout à fait réel, lui assura-t-il.
Elle plongea son regard dans cet autre univers. La chambre avait deux lits. Une jeune femme brune, au teint blafard et aux paupières closes, reposait dans l’un d’entre eux. L’autre était inoccupé. Près de cette femme, un couple était assis dans un silence résigné...
- Qui est-ce ? demanda Claire, le cœur battant.
La physionomie de la brune lui était étrangement familière. Alex resta silencieux.
- C’est moi ? bafouilla-t-elle, les larmes aux yeux. Non, c’est impossible ! Cette femme a au moins trente ans ! - Vingt-six, en réalité. - Alex, explique-moi ce que je fous dans cet hôpital ! lui intima la jeune fille, d’une voix blanche.
Une peur effroyable l’avait envahie. Alex la serra entre ses bras apaisants. Puis, il plongea dans la mémoire altérée de celle qui fut Claire, des années auparavant. Il en revint avec une farandole d’images et de sensations, qu’il communiqua à l’adolescente.
Une voiture, fonçant sur une route de campagne ; un arbre, couché en travers ; le choc, terrible ; perte de connaissance ; son corps, ensanglanté, qu’on amène au bloc ; son frère, anéanti ; le chirurgien, qui ressemble à Tartignole ; le noir infini du coma ; des années de néant, entrecoupées de crises d’épilepsie ; les visites de sa famille, refusant l’inacceptable ; elle, qui hurle mentalement à la mort…
Une larme roula sur la joue de la femme alitée. Les deux personnes assises à ses côtés – ses parents… comme ils avaient vieilli ! - s’approchèrent, incrédules.
- C’est le moment d’emprunter le passage, murmura Alex, une main amicale sur l’épaule de la jeune fille.
Dans un renfoncement de la pièce, Claire remarqua alors un type bizarrement avachi, les traits vides de toute expression. Il était installé de guingois dans une sorte de chaise...
- Un fauteuil, fit le jeune homme, sans même bouger les lèvres. Et roulant, avec ça ! - Alex… - Ben oui, c’est moi… enfin, mon corps. Tel que les autres peuvent le voir.
Claire se tourna vers Alex, enfouit son visage contre son torse et le serra aussi fort qu’elle put. Elle avait compris qu’il ne pourrait franchir avec elle le seuil entre les mondes. Puis l’adolescente s’engagea dans l’ouverture. Ses pas se transformèrent en glissade, puis en chute vertigineuse… Elle ferma les yeux. Cinq étages ! Oh merde, on va me ramasser à la petite cuillère ! L’impact, monstrueusement brutal, lui fit perdre connaissance.
oo0O0oo
Journal de 20 h : [… Une jeune femme - Claire N - vient de sortir du coma, après huit années passées entre la vie et la mort. Cette miraculée occupait la même chambre qu’Alex D, un prodige des mathématiques victime d’une paralysie totale en 1979. Alex D, enfermé depuis dans un univers purement mental, aurait, selon ses proches, développé des facultés télépathiques et télékinésiques - un cas unique dans les annales de la science. Il y aurait déjà eu trois rémissions inexpliquées à son contact. Heureux hasard ou bien influences paranormales ? … ]
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