Avertissement aux lecteurs : Chers lecteurs, vous vous apprêtez à parcourir un texte classé dans le genre « Horreur/Épouvante ». Ne nous voilons pas la face, ce que vous allez lire ci-après parle crûment de violence. Pas la violence intellectualisée et sublime des poètes. Non, non… des trucs de la vraie vie. Ce qui suit est aussi moche, laid et cruel que peut l’être, parfois, la réalité. Donc, avant qu’il ne soit trop tard, j’incite les quelques brebis égarées sur cette page à s’orienter vers la sortie (histoire d’éviter toute projection liquide de quelque nature que ce soit sur la table du petit déjeuner - ça fait mauvais genre).
Je vous souhaite à tous une excellente lecture !
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De la salive s’écoule le long de ta joue, suintant de la boule en caoutchouc noire qu’on a forcée dans ta bouche pour t’empêcher de hurler. Tes mâchoires, bloquées depuis trop longtemps, sont le siège de crampes de plus en plus intolérables. Quand ils ont verrouillé cet encombrant colifichet sur ta nuque, tu as été submergé par une terreur ignoble. Tu n’arrivais plus à reprendre ton souffle ! La frayeur, un trop-plein d’adrénaline… tout à coup, ton diaphragme s’était bloqué. Puis, après une demi-minute d’éternité frémissante, une longue goulée d’air s’est enfin engouffrée par tes narines.
Tu essaies de respirer calmement, pour prévenir toute nouvelle attaque de panique. « Rester calme »… Pas évident, quand on a les mains attachées dans le dos, avec des lanières qui vous scient les poignets. Tes genoux et tes chevilles sont entravés par le même genre de liens, assez serrés pour faire mal mais sans pour autant couper la circulation sanguine. Que signifie cette dernière attention ? Que tes agresseurs souhaitent te conserver en vie et - de préférence - en un seul morceau ? En tout cas, c’est ce dont tu essaies désespérément de te persuader…
Ton menton frotte contre une moquette rêche, imbibée d’un fluide gras. Sous ton corps recroquevillé, tu as une conscience aiguë de la roue de secours qui martyrise tes côtes. Au milieu des pensées terrifiées qui emplissent ton crâne surnage une interrogation perfide : « Est-ce que l’air se renouvelle, dans le coffre d’une voiture ? » Question banale, réponse haletante… Malgré toi, tu as la conviction que tu vas finir par étouffer dans ce réduit puant. Quand la bagnole s’arrêtera, tu seras déjà tout raide et cyanosé. Tu imagines d’ici les conclusions du légiste. « Cause du décès : mort par asphyxie - Arme du crime : qualité de fabrication allemande... »
Une odeur d’urine mêlée d’effluves de gasoil s’infiltre à travers la cagoule opaque qui te recouvre le visage. Tu es incapable de te rappeler quand c’est arrivé, mais il n’y aucun doute, tu t’es pissé dessus. Ton pyjama trempé te colle encore aux cuisses. C’est parfaitement ridicule, stupide même, mais tu ne peux t’empêcher d’en éprouver une cuisante humiliation. « Si ces types te sortent de là pour te coller une balle dans la nuque, qu’est-ce que ça pourra foutre que t’aies souillé ton froc ? », te fait remarquer cette partie de toi qui prends tout à la légère. On relativise comme on peut…
Déjà deux heures que ta vie a basculé dans ce chaos démentiel, et tu ne sais toujours pas pourquoi tout ça t’arrive. Ton enlèvement s’est passé à une vitesse incroyable. Tu as été réveillé par le fracas de ta porte d’entrée et avant même que tu ne puisses faire un geste, plusieurs types te sont tombés dessus. En moins d’une minute, ils t’ont maîtrisé, ligoté, traîné dans l’escalier de secours, puis balancé dans le coffre de leur voiture avant de démarrer à fond la caisse. Depuis, ils roulent à une allure soutenue. Vous devez être à bonne distance de Rome, à présent.
Ça ressemble un peu trop à du travail de pro, à ton goût... Pourtant, tu ne te connais aucun ennemi capable de mettre un contrat sur ta tête. Tu n’es personne, un simple citoyen dans la foule des anonymes. Ces mecs-là sont en train de se gourer de client, c’est sûr. Mais même s’ils s’en rendent compte, ils préféreront sûrement te clouer le bec pour de bon ! La seule trace qui restera de ta vie tragiquement écourtée, ce sera un article minable dans la section « faits divers » d’une quelconque feuille de chou. Quel gâchis ! Tes joues sont baignées de larmes, mais il n’y a aucune colère en toi, aucune rage. Juste de la peur, la peur abjecte de crever comme un chien…
La grosse berline vient de ralentir. Elle s’arrête brièvement, puis elle repart au pas. Les pneus émettent un crissement régulier, comme si on roulait sur une allée de gravillons. On doit s’approcher d’un lieu habité. C’est peut-être con, mais ça ranime une lueur d’espoir en toi. Tu t’attendais tellement à ce qu’un de ces types te flingue au milieu de nulle part... Après tout, ce n’est peut-être qu’un simple enlèvement avec rançon à la clef ! ?
La voiture s’immobilise, les portières claquent, le gravier crisse sous des pas lourds. Le coffre s’ouvre, laissant pénétrer un air frais qui fait palpiter tes narines. Avant que tu ne puisses dire ouf, on te retourne sans ménagement. Tu entends un claquement sec ; le bruit inimitable d’un couteau à cran d’arrêt… Si tu n’étais pas bâillonné, tu les supplierais de la façon la plus vile. Tu n’hésiterais pas à les implorer pour qu’ils t’épargnent.
La froidure d’une lame s’immisce soudain entre tes cuisses gelées. « Bordel, non ! Ces enfoirés vont me châtrer ! », penses-tu, terrifié et impuissant. Le couteau s’agite, fouille, tranche… mais tu ne ressens rien, tu es comme anesthésié. Tu ne comprends ce qui se passe que lorsque tes genoux et tes chevilles se désolidarisent brutalement. C’est à ce moment précis que la douleur explose, comme si, d’un seul coup, les veines de tes jambes se remplissaient d’un millier d’aiguilles chauffées à blanc.
Quelques secondes plus tard, quatre mains implacables te hissent hors du coffre. On te lâche… Sous tes pieds nus, le baiser glacé d’un sol herbeux. Tes muscles endoloris sont incapables de te soutenir ; tu vacilles et tu t’écroules comme une merde, provoquant l’hilarité générale. Deux types se penchent alors vers toi, te soulèvent par les aisselles et te traînent sans ménagement sur une bonne vingtaine de mètres. En chemin, tes talons heurtent à plusieurs reprises d’épaisses dalles en pierre. La souffrance est atroce, à hurler ! Bien sûr, ton bas de pyjama en profite pour se débiner lâchement. Sans défense et à moitié à poil, les pieds en bouillie, on ne peut pas dire que ta situation soit brillante ! Mais pour l’instant, tu es encore entier…
On s’arrête enfin. Il y a un cliquetis de clefs bataillant avec une serrure récalcitrante, puis la plainte d’une porte qui s’ouvre à la volée. L’un des types, te tenant toujours fermement par le bras, te fait avancer. Vous devez vous trouver à l’intérieur d’une habitation à présent, car la morsure du froid s’est apaisée. Redoutant de te cogner, tu marches avec précaution sur ce qui semble être un sol de terre battue, probablement celui d’une cave.
Tu entends s’élever des murmures. Il y a ici plusieurs personnes qui chuchotent entre elles. Ça ne te dit rien qui vaille ! De nouveau, le ramdam des clefs, suivi d’un grincement métallique. Tu te crispes, tu t’arc-boutes, refusant de te mouvoir. Tentative aussi désespérée que vaine… Une grande bourrade dans le dos te propulse droit devant. Tu esquisses une glissade maladroite, trébuches et perds l’équilibre. Ta tête heurte violemment une paroi. Craquement sinistre au niveau de ta nuque, un flash énorme illumine ta nuit et tes genoux se dérobent sous toi.
***
Quand tu émerges enfin, un horrible mal au crâne te vrille les tempes… Tu ne sais pas combien de temps a duré ton absence, mais tu suspectes un diablotin malicieux d’en avoir profité pour tenter une trépanation à coup de batte de baseball. Suite au télescopage de tes vertèbres cervicales, tu as le cou magistralement bloqué. Quant aux deux masses inertes pulsant dans ton dos, ton esprit inventif tente de te persuader qu’il s’agit bien de tes mains. Tu te rends compte que tu ne peux plus du tout les bouger. Mais ce qui t’inquiète le plus, c’est l’angle bizarre que forme ton épaule gauche avec le restant de ton corps.
Prenant appui sur un coude, tu essaies de te redresser. Une douleur fulgurante te cloue aussitôt au sol. Tu as dû te démettre l’épaule en tombant. « À moins que ce ne soit carrément une fracture », suppute ton instinct défaitiste. Ton front se couvre d’une sueur aigrelette, tandis que des vertiges t’assaillent. La cagoule et le bâillon sont restés scrupuleusement en place. Il va bien falloir te résoudre à rester dans le noir, tout en observant le silence.
- Alors ça y est, on s’réveille ? siffle une voix, à moins d’un mètre de toi.
Tu sursautes violemment. Nouveau flash de douleur. Le gag-ball se charge d’étrangler ton cri en un gargouillis pitoyable. Tu avais presque oublié que tu n’étais pas seul dans le coin…
- Si tu piges ce que je dis, secoue la tête, poursuit la voix, imperturbable.
Tu dodelines précautionneusement du chef. Ton cou te lance, mais ça reste supportable. Qui est donc ce type qui te parle ? Un complice de ceux qui t’ont enlevé ? Ou bien une autre de leurs victimes ? La seconde hypothèse te paraît la plus plausible. Alors dans ce cas, pourquoi ne te détache-t-il pas ! ?
- Bon, il faudrait que tu t’approches, là ! t’ordonne sèchement la voix. D’ici, je peux rien faire…
Tu te résous à lui faire confiance, et tu te traînes comme tu peux dans sa direction. De toute façon, as-tu vraiment le choix ? Ton crâne heurte soudain des barreaux métalliques. Paradoxalement, la souffrance qui déferle fait jaillir une lueur de compréhension dans ton cerveau exténué. Oui, tu es enfermé. Enfermé dans une sorte de cellule… Tu poursuis ta progression lancinante et parviens à t’adosser aux barreaux. Des doigts palpent ta nuque puis s’attaquent à ta cagoule. En quelques secondes, cette bonne âme t’a débarrassé de ton attirail sado-maso.
- Merci. Merci à vous !
Tu enchaînes les remerciements, aussi vibrants que te le permettent tes lèvres boursouflées.
- Parle moins fort, bordel ! Tu veux qu’on nous entende ? te lance le type.
Au-dessus de vos têtes fusent des rires, accompagnés de raclements de chaises qu’on malmène. Tes agresseurs ne sont pas bien loin, et tu n’as aucune envie de précipiter leur retour !
Une lueur sépulcrale filtre par d’étroites meurtrières, baignant les lieux dans un clair-obscur inquiétant. Tu te trouves dans une cave moyenâgeuse, abritant des geôles peuplées d’ombres fantomatiques. Les murs de pierre ont l’air épais et robustes, tout comme les lourdes grilles qui divisent la pièce en deux rangées de cellules individuelles. Rien à tenter de ce côté-là. Tu scrutes les silhouettes mouvantes des autres prisonniers. Depuis combien de temps croupissent-ils ici ?
- Si tu te déplaces un chouïa, je pourrais essayer de trancher tes liens, suggère ton voisin de cachot, te tirant de ta contemplation morbide. - Vous… vous avez un couteau ? lui demandes-tu naïvement. - Toi, t’es un sacré comique ! souffle-t-il, irrité. Un éclat de verre trouvé dans un coin, ça te va ?
Tu obtempères en silence et te hisses tant bien que mal contre les grilles. À sa manière, ce gars est aussi stressé que toi ; inutile de le mettre en rogne. Il s’active dans ton dos, tailladant autant tes poignets que les lanières incrustées dans ta chair. Un liquide chaud et gluant ne tarde pas à goutter sur tes mains. Tu t’apprêtes à lui demander d’arrêter les frais quand tes liens finissent par céder. Tu es enfin libre de tes mouvements ! Du coup, ton moral remonte un peu et la tension dans ton épaule blessée te paraît nettement plus supportable.
Mille interrogations te brûlent les lèvres, mais tu n’as pas le temps d’ouvrir la bouche que la jeune femme affalée dans la cage face à la tienne t’apostrophe, d’une voix rauque et autoritaire :
- Hé, vous ! J’ai quelque chose à vous demander… - Heu... quoi ? - Est-ce que vous écrivez sur le Net ?
Tu es sidéré. C’est carrément surréaliste ! Soit tu as mal compris, soit cette pauvre fille a déjà perdu la boule…
- Je vous demande si vous écrivez, insiste-t-elle avec une impatience grandissante. Des histoires, des nouvelles, des récits… Bref, des textes. Diffusés sur Internet. - Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre, si j’écris ! t’énerves-tu. On est peut-être sur le point d’y passer, et c’est tout ce qui vous préoccupe ? - C’est bon, mon vieux. Calme-toi ! fait le type à côté de toi. - Répondez à ma question ! insiste la fille. Je vous en prie, c’est vraiment important…
Ce ton, qui soudain vire à la supplique, te file des sueurs froides. Si ta réponse revêt un tel poids aux yeux de cette nana, c’est qu’il doit s’agir d’un élément primordial pour expliquer tout ce merdier !
- Laissez-moi deviner. Tous autant que vous êtes, vous scribouillez à vos heures perdues, c’est ça ? ironises-tu. - On ne peut rien te cacher, ricane l’autre, toujours aussi désagréable
La fille se lève et empoigne les barreaux de sa cage.
- Jusqu’à présent, c’est le seul point commun qu’on se soit découvert, confirme-t-elle.
L’astre lunaire fait jouer des reflets laiteux sur son corps élancé, à la pâleur extrême. Sur sa peau hérissée de chair de poule, tu notes par endroits des zones plus sombres. Des plaques de boue ou bien des hématomes ?< i> Non, on dirait des motifs, des espèces de dessins… Oh putain ! Eh oui, ce sont des tatouages sataniques. Tu as bien vu.
- Eh bien allez-y, ne vous gênez pas surtout ! - Hein ? - Pour quelqu’un d’aussi inquiet, vous n’avez pas les yeux dans votre poche ! te fait la fille, d’un air narquois.
Tout à coup, tu te rends compte de l’insistance de ton regard sur son corps dénudé. Tu te sens rougir jusqu’à la racine des cheveux.
- T’en fais pas, te rassure l’autre avec un sourire acide, Nausea adôre qu’on la zieute. - Tu n’es qu’un porc, Lucius, lui balance-t-elle. Quand ils te couperont les couilles, je ne verserai pas une larme !
Lucius ? Ça te dit quelque chose, ça…
- C’est pas vous qui avez écrit « La vengeance du rat » ? lui demandes-tu tout à trac. - Soi-même ! Je vois que monsieur est connaisseur, se rengorge le type.
Tu te souviens très bien de ce texte, qui traitait avec une minutie sadique du calvaire des prisonniers d’un centre de torture japonais, durant la Seconde Guerre mondiale. D’après ce que tu en sais, toute l’œuvre de cet auteur participe de la même inspiration sanguinaire, du même style furieusement gore. En tant que lecteur, cette nouvelle à la mise en scène diablement efficace t’a procuré un plaisir certain. C’est peut-être même ce qui t’a encouragé à t’essayer au genre, avec un relatif succès.
Cette considération déclenche en toi une association d’idées, aussi soudaine que nauséabonde.
- Attendez ! Quelque chose vient de me frapper, qui pourrait peut-être expliquer les motivations de nos agresseurs… - Dites toujours, t’encourage la fille, à présent adossée au mur de sa cellule et toujours aussi à poil.
Pour juger si ce que tu imagines tient vraiment la route, tu as besoin d’en savoir un peu plus sur ce qu’écrivent tes compagnons d’infortune. Alors tu leur demandes des précisions sur leurs textes, sur ce qu’il pourrait y avoir de choquant, voire de traumatisant dans ce qu’ils ont donné à lire d’eux-mêmes. Les autres prisonniers te dévisagent dans un silence pesant, comme si tu venais de proférer une insanité lubrique.
Au bout d’un instant, un rondouillard à la cinquantaine décatie finit par se lancer, confessant sa fascination pour le masochisme sexuel et les tortures homologues, y compris les plus hasardeuses. Ses récits - des outrages scandaleux en regard de toute charte de bienséance, même laxiste - n’ont pratiquement jamais franchi les limites fangeuses de « l’underground ». Des brûlots, que monsieur met à disposition d’un public avide - réduit, mais fidèle - sur son propre site Web.
La ronde infernale se poursuit par un jeune gars, qui livre à votre petite assemblée des détails sur son goût immodéré pour les textes scatologiques et zoophiles. Un troisième larron, à la fine moustache aristocratique, prend ensuite la parole. Ce type, engoncé dans une robe de chambre en maille polaire, te fait penser à un psychiatre fraîchement retraité. Il discourt sereinement sur le cannibalisme et la nécrophilie, sympathiques objets de sa fascination morbide, appariés à toutes les sauces de ses délires textuels…
C’est au tour de « Nausea » de prendre la parole. Vu le palmarès de ses déviances, tu comprends vite que son pseudonyme sulfureux est amplement mérité. Elle se dit volontiers dominatrice, explorant avec ses soumis et soumises toutes les perversions imaginables. Mais elle ne prend vraiment son pied que dans la description minutieuse des horreurs qu’elle leur fait subir. Ses textes, uniquement diffusés dans les recoins les plus glauques de la toile, font soi-disant référence. Du moins, pour les amateurs de ce genre de « littérature ». Quant à toi, un simple tour d’horizon de ses expériences sordides suffit à te donner envie de vomir.
- Et vous ? D’où est-ce que vous tirez votre inspiration ? demandes-tu alors à ton voisin de cellule. - Quel dommage que Valeriana et Ines ne soient pas ici, hein Lucius ? lui susurre la jeune femme. Elles auraient sûrement pu nous éclairer sur tes goûts. - Ferme ta gueule, sale pute ! crache le quidam en question. Une veine pulse à sa tempe et ses yeux lancent des éclairs. - Qui sont ces filles ? t’enquiers-tu auprès de la dominatrice. - Deux de mes esclaves sexuelles, qui ont eu le malheur de partager un jour sa couche. Leur chair garde encore les traces purulentes de sa perversité…
S’il n’était pas enfermé, ce démon se serait déjà rué sur elle pour l’étrangler. Elle n’a pas intérêt de tomber un jour entre ses mains, penses-tu... enfin, si vous sortez d’ici vivant. Lucius choisit de canaliser son agressivité vers quelqu’un d’autre, toi en l’occurrence, et t’apostrophe avec des accents vipérins :
- Au fait, le Beau Parleur, ce ne serait pas à ton tour de nous dévoiler tes pulsions les plus sombres ? Vas-y, on est tout ouïe !
Tu restes con, ne sachant que dire. Finalement, tu te rends compte que tu es un mec plutôt normal. Rien à voir avec ces détraqués…
Tout à coup, la pièce s’inonde d’une clarté impitoyable. Tu te couvres le visage, pour échapper aux rayons blanchâtres qui partout ruissellent. Même si tu ne les vois pas, tu sais que tes tortionnaires sont là ! Tu les entends piétiner devant les cages, cognant leurs matraques aux barreaux. Le vacarme est leur force, qui exacerbe d’autant votre débilité de victimes impuissantes. D’instinct, tu te courbes vers le sol, te faisant aussi insignifiant et effacé que tu le peux, comme si cela pouvait te faire disparaître à leurs yeux. Choisissez n’importe qui, faites-lui ce que vous voulez ! Mais par pitié, laissez-moi… Avec une ferveur toute neuve, tu pries pour qu’ils passent leur chemin.
Comme s’ils pouvaient lire dans tes pensées, leurs pas s’arrêtent justement devant ta cellule. Une clef s’introduit dans l’imposante serrure et déverrouille la porte grillagée. Pas de doute, c’est pour toi qu’ils sont là ! Leur présence dans ta cage agresse tous tes sens et pourtant tu n’arrives pas à croire ce qui t’arrive, à accepter l’inéluctable. Qu’ils soient venus te chercher en premier est inique, illogique. Bref, parfaitement intolérable…
L’une de ces brutes te caresse la nuque avec sa matraque, avant de te pousser dans le dos jusqu’au mur, dont tu admires les aspérités saillantes en gros plan. Il t’aboie de croiser les poignets derrière toi, ce que tu fais de ton mieux, malgré l’incendie dans ton épaule. Serrant sans pitié la corde sur tes plaies sanglantes, il t’entrave les mains puis te passe un nœud coulant autour du cou et te sort de ta cage, comme un chien qu’on tiendrait en laisse.
***
Une boule d’angoisse te broie le larynx. Tu es menotté sur une table métallique, au beau milieu d’une pièce sombre qui fait foutrement penser à une salle de torture. Sous ton dos décharné, la surface glaciale et lisse évoque inévitablement le plateau d’une table de dissection. Tu as bien failli tourner dix fois de l’œil quand ces salauds t’ont enchaîné aux quatre pieds de ce chevalet. La souffrance n’aurait pas été pire s’ils t’avaient arraché le bras gauche ! En tout cas, les lourdes menottes en acier trempé font vraies. On dirait d’authentiques bracelets de Carabinieri.
Le seul éclairage dans cette grande salle provient d’un néon, fixé à moins d’un mètre au dessus de ton corps entièrement nu. Tes agresseurs se tiennent dans l’ombre, juste au-delà du faisceau de lumière verdâtre. Même en te dévissant le cou, tu n’arrives pas à voir leurs visages. Leur discipline quasi militaire et leurs crânes rasés te font penser à une quelconque milice néo-fasciste. Bien que tu aies à présent une idée de leurs motivations, tu ne sais toujours pas qui sont réellement ces salopards. Mais ce qui est sûr, c’est que tu as affaire à de vrais malades !
- Eh bien, Severini, tu l’ouvres un peu moins, ta grande gueule, hein ! cingle une voix gutturale sur ta droite. - Qui êtes-vous ? - Question sans intérêt. Tu devrais plutôt te demander ce que l’on compte faire de toi…
Tu sais que tes chances de t’en sortir sont aussi ridicules que la probabilité d’une vie extraterrestre sur Mars, mais tu tentes quand même le coup...
- J’ai… j’ai de l’argent ! Je vous donnerai tout ce que j’ai, si vous me laissez partir ! - On en a rien à foutre, de tes minables économies ! réplique la voix. Non, le fric te sauvera pas, Severini. Ni toi, ni aucune autre de ces vermines décadentes. - Mais alors, qu’est-ce que vous voulez ? lui demandes-tu.
Le chef des cagoulés s’approche et brandit alors des instruments chirurgicaux sous ton nez. Pas n’importe lesquels. Une petite scie circulaire et un scalpel immaculé, au fil étincelant. Tu secoues ta pauvre tête blême, comme si cela suffisait à faire cesser ce cauchemar. Une salve de hoquets métalliques salue tes geignements terrifiés. Un rire parfaitement inhumain, qui t’évoque les éructations d’Alien dans le film éponyme de Ridley Scott.
- Je vois que tu reconnais les attributs de ton ignoble forfaiture ! postillonne la bête.
En effet. Impossible de ne pas faire le rapprochement entre ces outils et ton dernier texte, une histoire gore plutôt gratinée. Tu serres les dents, n’osant plus bouger d’un poil ; en ce moment même, le type promène la pointe du bistouri juste au-dessus de ton pénis, avec un air inspiré…
- Il est fini, ce temps, où vous autres impurs pouviez répandre impunément vos idées putrides ! clame l’illuminé, en zébrant l’air de ses moulinets à l’arme blanche. - Heu… On pourrait peut-être en discuter calmement, entre personnes civilisées ? lui dis-tu, en espérant qu’il n’oublie pas qu’il tient un scalpel à la main. - Tu n’es qu’un cloporte. Un nuisible. Et les nuisibles, je les écrase. Comme ça !
Le scalpel fait un « TCHAC » de très mauvais augure et une sensation de chaleur visqueuse inonde aussitôt tes cuisses. Tu te cambres et te tords, hurlant comme un damné. Curieusement, tu n’éprouves pour l’instant aucune douleur. Malgré toi, tu soulèves un menton tremblant, cherchant à apercevoir ton membre amputé, et tu t’interroges sur le temps qu’il te reste à vivre…
Le type retire sa lame, puis il brandit sous tes yeux hallucinés une outre translucide, d’où perle un liquide rouge brun. Encore sous le choc et claquant des dents, tu le regardes sans comprendre tandis que tes agresseurs hurlent de rire. Puis le monde bascule à nouveau. Il ne s’agit là que d’un simulacre d’émasculation ! Une simple poche de sang placée entre tes jambes, que cet enfoiré vient d’éventrer à ton insu.
- J’ai une bonne nouvelle pour toi, mon ami, dit-il en levant les mains pour réclamer le silence. Je vais te proposer un marché. Si tu acceptes, tu n’entendras plus jamais parler de nous. On te laissera tranquille…
Encore trop tendu pour pouvoir décrisper les mâchoires, tu ne lui réponds pas. Des larmes pleuvent de tes yeux rougis. Ces types te laisseraient-ils vraiment l’occasion de te tirer vivant de cet enfer ? Tu n’oses pas y croire. Ça doit faire partie de leur plan, la phase « laisser un peu d’espoir aux victimes », une sorte de continuité naturelle dans la torture psychologique.
Ce sadique doit percevoir le doute qui voile tes yeux, car il se penche vers toi et te murmure sa proposition à l’oreille. C’est… ignoble ! Il n’y a pas de mots pour qualifier ce qu’il te demande !
- Jamais ! Jamais je ferai un truc pareil ! hurles-tu, révulsé. Plutôt crever entre vos mains, vous m’entendez ! ? - C’est vraiment ce que tu souhaites ? ricane le furieux en révélant ses longues canines acérées. Tu sais que ça pourrait durer des jours, avant que t’y passes…
Tu gardes farouchement le silence, essayant d’occulter de ton esprit les tortures qui t’attendent.
- Est-ce que ces dégénérés dans la cave valent vraiment la peine de gâcher ta chance, Severini ? Réfléchis bien. - Vous… vous pourrez pas m’obliger à faire ça ! lui dis-tu, d’une voix discordante. - Alors dommage pour toi. Ton voisin de cellule ne fera pas la fine bouche, lui, te lance le nazillon en chef. Ma proposition, c’est tout à fait dans ses cordes !
Puis le type claque des doigts, sans attendre tes commentaires. Deux cagoulés sortent de la zone d’ombre et s’avancent vers la table. Quand tu distingues les lourdes cognées de bûcheron qu’ils transportent avec nonchalance, tes yeux s’écarquillent d’effroi. Vêtus de longues toges noires, les deux bourreaux se placent de part et d’autre du chevalet de torture.
- J’ai une interrogation qui me titille depuis longtemps, reprend le type avec un sourire cruel. Jusqu’à quel point peut-on découper un mec, avant qu’il ne clamse ?
Tu te tortilles comme un ver sur ton plateau d’acier, dans une ultime et dérisoire tentative pour te libérer de tes menottes. Avec pour seul résultat de te luxer un peu plus l’épaule et de t’écorcher méchamment les poignets. Dans un bel ensemble, les haltérophiles se saisissent à deux mains de leurs haches et les brandissent au dessus de leur tête. Un signe de leur chef, et ils te tranchent les bras.
- Aaah… Attendez ! Faites pas ça ! Je… ok, c’est d’accord, finis-tu par lâcher en sanglotant.
***
Le jour se lève enfin. Perçant le ventre bombé des nuages gris qui menacent l’horizon, les premiers rayons de l’aube font scintiller les eaux argentées d’un immense lac, loin devant toi, tout en bas des collines. Depuis dix minutes environ, tu marches sur un petit chemin caillouteux, dans un paysage de landes désolées. Après t’avoir accordé une longue douche brûlante, tes geôliers t’ont donné des vêtements propres. Ce n’est qu’au moment d’enfiler les chaussures que tu t’es rendu compte qu’il s’agissait en fait de tes propres groles et de ton costard du dimanche. Ensuite, toujours encadré par ces deux types en toges noires, tu as quitté le corps de ferme à pied et depuis tu chemines à l’air libre.
Ils ont usé d’une barbarie implacable pour torturer tes cinq compagnons. Les supplications, les sévices, les hurlements se sont succédé jusqu’au petit matin, dans une sorte de marathon infernal. Au-delà d’un certain stade, l’esprit humain n’est pas équipé pour gérer l’accumulation de l’horreur et de l’ignominie. Tu ne ressentais donc plus rien dès le second assassinat. Plus rien, à part une odieuse satisfaction, à chaque fois que s’arrêtaient les cris. Pour toi, ce silence de mort, c’était presque un soulagement. Alors tu prenais ton temps pour mener à bien ta sale besogne, avant que ne reprennent les vociférations.
Quand le massacre a finalement pris fin, tu étais couvert de sang, de la tête aux pieds. Et ce n’est pas juste une image. Tes mains ont laissé de grandes traces visqueuses sur le rideau de douche, et, pendant un bon moment, l’eau a coulé pourpre dans le bac émaillé. Malgré les litres de détergent et les longues minutes sous le jet, tu sens toujours ces viscères sanguinolents te coller à la peau, ces organes glaireux gicler sous tes doigts. Tu te dis que tu n’arriveras plus jamais à te sentir propre.
L’un des types fait un signe et vous vous arrêtez près d’un bosquet d’arbres dénudés. Dans le flamboiement du ciel, leurs branches torturées semblent des imprécations muettes contre l’hiver. Le gars à ta droite défait les menottes qui lient vos poignets. Le regard vide, tu attends que tout ça se termine. La seule chose qui t’empêche de devenir dingue, c’est de ne pas encore vraiment réaliser ce que ces fachos t’ont obligé à faire.
Le métal froid d’un gros calibre s’appuie soudain contre ta tempe. Tu ne sursautes même pas ; quelque part, tu as toujours su que ça se terminerait ainsi. C’est peut-être aussi bien d’ailleurs ; une mort rapide et sans souffrance, ça n’a pas de prix. Et puis, ça t’évitera de devoir affronter chaque nuit leurs regards chargés de reproches.
- Je trouve qu’il a du cran, ce p’tit gars, éructe l’intello à ta gauche, en guise d’oraison funèbre. - Allez Carlo, on a pas que ça à foutre ! J’ai pas encore pris mon café, moi…
BLAAAM !
***
Journal télévisé du soir, Rai Uno : - … Nous retrouvons notre correspondant spécial, Guiseppe Francescini, pour plus de précisions sur ce qu’on appelle déjà « la maison de l’horreur »… À vous, Guiseppe ! - Merci Michele. Je me trouve en ce moment même dans le village pittoresque de Montefiascone, au nord du Latium, pas très loin de la Toscane. C’est dans une ferme inoccupée, à quelques kilomètres d’ici, que les carabiniers ont retrouvé hier soir les dépouilles horriblement mutilées de quatre hommes et d’une femme. Les victimes ont subi des tortures d’une cruauté rare, avant d’être éviscérées et décapitées. Leur identification n’a cependant posé aucun problème, le tueur ayant pris soin de disposer les cinq têtes dans le congélateur familial. A priori, il s’agirait de citoyens ordinaires et sans histoires, qui habitaient tous dans la région de Rome.
[Plan moyen sur un bâtiment perdu dans les collines, devant lequel des carabiniers désœuvrés montent la garde. Les visages sont fermés, inexpressifs au possible. Puis on assiste à un défilé de housses étanches de couleur noire ; les corps, en partance pour l’institut médico-légal le plus proche.]
- Guiseppe, avez-vous plus d’informations en ce qui concerne le meurtrier présumé ? - Tout à fait ! Le procureur Matteo Ramos, responsable de l’enquête criminelle, a laissé filtrer des détails très intéressants à ce sujet. Le corps sans vie d’un bibliothécaire, Filipo Severini, a été retrouvé à moins d’un kilomètre du lieu du drame. Les premiers résultats de l’enquête révèlent qu’il se serait suicidé d’une balle dans la tempe, peu de temps après l’ignoble tuerie. Il fait peu de doutes que Severini soit impliqué dans le massacre, ses empreintes sanglantes ayant été retrouvées à peu près partout sur les lieux.
[Le visage d’un type mal rasé et à l’allure louche occupe la moitié de l’écran, pendant environ dix secondes. Il s’agit d’une photo d’identité, probablement tirée du permis de conduire du monstre en question.]
- Plus étonnant encore, Severini aurait détaillé dans un court texte de fiction, publié sur Internet, le mode opératoire des dissections qui ont effectivement eu lieu dans la « maison de l’horreur », ce qui tend à renforcer la thèse d’un geste longuement prémédité. Les carabiniers auraient d’ailleurs retrouvé à son domicile un ordinateur portable qui contenait les noms, les adresses et plusieurs clichés de chacune de ses victimes…
- Merci Guiseppe pour ces précisions haletantes. Eh bien, dire que, sans même s’en douter, on peut côtoyer ce genre de prédateurs dans la vie de tous les jours ! … À présent, un mot de football, avec les derniers résultats du championnat d’Italie…
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