Résumé de l'épisode précédent Je m’appelle Franck Dumont, je suis ingénieur dans un grand cabinet spécialisé dans la conception de centrales hydroélectriques. Notre équipe vient de livrer un nouveau projet de barrage en Inde, bouclé dans des temps records. Lors du pot organisé pour fêter la fin de ce travail harassant, le champagne coule à flot. Grisé et euphorique, je m’installe dans mon bureau pour « récupérer un peu ». Je vais alors vivre une expérience hors du commun : la rencontre avec un autre moi-même, vivant en 2034. Mon alter ego m’emmène faire une petite balade dans l’espace-temps, sur le site du fameux barrage, enfin terminé en septembre 2013. Nous sommes sur les lieux au moment précis où l’un des contreforts cède, entraînant la destruction de l’immense barrage et la mort de plus de trente mille personnes. Mon double me demande alors mon aide pour empêcher cette catastrophe sans précédent de se produire…
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Je me réveillai en sursaut. Il faisait sombre à présent dans le bureau, et tout le monde semblait être parti. J’avais une migraine pas possible, symptôme plus que classique d’un splendide début de gueule de bois.
Dès que je pris conscience de mon retour dans mon environnement habituel, une question me tarauda l’esprit : est-ce que j’avais réellement assisté à ce terrible événement, ou était-ce une sorte de « rêve éveillé », inspiré par l’abus de champagne ? Si tel était le cas, quelle hallucinante force de suggestion !
Je fermai les yeux et je vis à nouveau la vague monstrueuse, fonçant sur moi ; cette vision était d’un tel réalisme que le doute ne me semblait pas permis. Tout ce que je venais de vivre était réellement arrivé ! Je pris le parti d’y croire, une bonne fois pour toutes. Encore hébété par les restes de ma cuite, j’allumai à tâtons et partis en direction des toilettes me passer la tête sous le robinet d’eau froide. J’avais vraiment besoin d’avoir les idées claires, pour faire face à ce qui m’attendait.
Franck 2034 m’avait indiqué, en gros, l’erreur faite lors du bouclage trop précipité de notre projet, à l’origine de cette catastrophe sans précédent. Les calculs sur les contraintes de pression du contrefort numéro trois comportaient une subtile erreur, passée inaperçue dans l’ambiance électrique des derniers jours de ce véritable marathon. Le hasard fit que les deux ingénieurs chargés de la conception des structures de soutènements, aussi crevés que tout le reste de notre équipe, négligèrent de revérifier de façon croisée leurs calculs pour cette partie du barrage… Et une fois celui-ci construit, les éléments se chargèrent tranquillement de saper la structure par le bas, en quelques mois à peine.
Ma mission était simple, en théorie. Retrouver la trace de l’équation bâclée puis alerter la direction de notre cabinet d’ingénierie pour qu’elle fasse remettre à jour les plans et les transmette à nouveau à notre commanditaire. Les dirigeants de la ‘National Hydropower Corporation’, le client final en Inde, n’auraient même pas l’occasion de s’en apercevoir.
Mais dans la pratique, ce n’était pas aussi évident… Je n’avais pas du tout participé à cette partie du projet, et les calculs concernant les contreforts ne m’étaient pas directement accessibles. L’autre grosse difficulté, c’était le temps nécessaire pour vérifier un à un tous les paramètres et les contraintes existantes ; se lancer à la recherche de cette maudite erreur équivalait, avec mes maigres indices, à retrouver une aiguille à tâtons dans le noir ! Pour avoir une chance de réussir, il fallait donc que je persuade un de mes collègues ayant bossé sur le sujet de se pencher avec moi là-dessus. Restait encore à trouver des arguments tangibles pour le convaincre de m’aider !
Le découragement me submergea un moment, et je me dis qu’il me suffirait peut-être de contacter le patron, de lui expliquer ce qui allait se passer d’ici quelques années si on ne corrigeait pas le point faible sur les plans qu’on venait de livrer, et de le laisser s’en débrouiller. « Mauvaise idée… tu crois vraiment qu’il va gober ton histoire ? Un gars qui se saoule la gueule et qui se réveille avec des visions de fin du monde, ça fait pas très sérieux, quand même ! » me souffla une voix dans ma tête, avec les intonations de mon alter ego du futur…
Bon Dieu, pourquoi fallait-il que ça tombe sur moi ? Et au moment où j’aspirais plus que tout à prendre un repos bien mérité ! Ces pensées défaitistes, qui vrombissaient comme des guêpes folles dans mon crâne de plus en plus douloureux, m’avaient mis dans un tel état de stress que je ne risquais pas de trouver le repos avant longtemps.
Autant aller de l’avant tout de suite ! Je me décidai donc à appeler Jean-Luc Fournier, un des ingénieurs de l’équipe ayant bossé sur les dispositifs de soutènement du barrage. Il ne décrocha son téléphone qu’à la sixième sonnerie, alors que je commençais à perdre espoir de pouvoir le joindre.
- Hé ! Franck ! Alors, ça y est, t’es remis du pot de ce midi ? Tu sais, personne n’a eu le cœur de te réveiller en partant, tu roupillais tellement bien ! me balança-t-il. - Mouais, ça va mieux… c’est sûrement la chaleur, ou bien la fatigue. D’habitude, je tiens un peu plus le choc, lui répondis-je, un brin vexé. - Sûrement !
J’imaginais sans peine le sourire ironique de Jean-Luc, à l’autre bout du fil. Bon, il fallait que je lui donne la raison de mon appel, à présent. Mais comment amener le sujet ?
- Heu… J’aimerais bien te parler d’un truc, ce week-end. Je peux rien t’expliquer au téléphone, mais c’est plutôt important ! On peut se voir chez moi, si tu veux bien ? - Franck, si c’est en rapport avec le boulot, je veux même pas en entendre parler avant lundi ! répliqua-t-il, d’un ton sans appel. - Mais, c’est assez urgent… commençai-je à protester. - Écoute, on vient tous de se taper une méga-overdose de taf, alors tu crois pas qu’un plein week-end à glandouiller, c’est le minimum syndical, non ? T’es pire que le boss, toi !!! - Ok, ok, dis-je, essayant de calmer le jeu.
J’avais vraiment pas besoin de me le mettre à dos ! Tant pis, autant attendre lundi pour retenter ma chance… j’aillais raccrocher avec un vague « merci quand même », quand Jean-Luc eut la bonne idée de poursuivre.
- Au fait, on te voit à la soirée chez Luigi ? À moins que tu préfères te taper encore quelques heures sup’ pour le plaisir ? - La soirée ! Bon Dieu, c’est vrai !
Comment avais-je pu zapper ça ? Pourtant, ce n’était pas faute d’en avoir parlé, de cette sortie au restau, à longueur de temps même, comme une invocation mystique pour hâter la fin de nos journées d’enfer. J’allais pas rater cette occasion rêvée de prendre contact – sans avoir l’air d’y toucher - avec quelqu’un qui pourrait peut-être m’aider à changer le cours des choses !
- À propos, c’est bien à vingt et une heures ce soir ? lui demandai-je. - Ben oui, c’est bien ça ! D’ailleurs, quand tu as appelé, j’étais sur le point de m’y rendre, me répondit-il en rigolant. - Oh putain, mais quelle heure il est ? - Ah, toi alors ! T’en tiens vraiment une bonne ! Eh bien, si ma montre fonctionne correctement, on doit tous s’y retrouver dans… à peine un quart d’heure.
Je raccrochai, sans même prendre la peine de rajouter quoi que ce soit. Un quart d’heure ! Je pouvais quand même pas me pointer là-bas avec des frusques fleurant bon la vinasse et la sueur… Il ne me restait plus qu’à foncer chez moi.
oo000oo
J’arrivai avec presque une heure de retard au restaurant italien choisi pour notre gueuleton. Quand j’entrai, essoufflé et en nage, ils étaient déjà tous dans la salle, en train d’attaquer le plat principal, riant et s’apostrophant d’un bout à l’autre de la grande tablée.
- Mais c’est Franck ! Eh bien, on ne t’attendait plus ! - Cette aprèm’, il nous a fait le remake de la belle au bois dormant… alors, t’as trouvé ton « prince charmant », mon vieux ?
Je les laissais rire de bon cœur, sans relever. Comme j’aurais aimé partager leur joyeuse insouciance ! Il y a quelques heures à peine, j’étais comme eux, léger et heureux d’être enfin arrivé au bout de ce dur labeur. Et, comme eux, j’étais loin de me douter qu’on allait tous être responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes, dans un futur pas si lointain…
« Une plus grande connaissance implique de plus grandes responsabilités ». Je n’avais jamais compris cette maxime aussi pleinement qu’aujourd’hui. Savoir ce qui allait arriver par notre faute, ça changeait la situation du tout au tout ! Il ne m’était plus possible de faire comme si je ne savais pas, reprenant ma petite vie tranquille en me lavant les mains de ce qui allait se passer dans la région du barrage.
Je m’assis en bout de table, plongé dans mes pensées. Ma mine plutôt accablée tranchait avec l’allégresse partagée par tous les convives, et ma voisine de table ne tarda pas à s’en inquiéter.
- Eh bien, t’en fais une tête ! Des ennuis qui te tombent dessus ? me demanda-t-elle, avec sollicitude. - Oui, il y a un peu de ça…
Elle ne pensait pas si bien dire ! Je lui fus reconnaissant de son attention envers moi, bien que je ne pusse guère profiter de ce soutien inattendu pour alléger le fardeau pesant sur mes épaules.
- J’espère que ce n’est pas trop grave. Si jamais je peux aider, n’hésite pas ! me proposa-t-elle gentiment. - Non, malheureusement, je crois pas.
« C’est bien Karina Grigorevia, qui est assise à côté de toi, n'est-ce pas ? Elle ne serait pas dans l’équipe de Jean-Luc, par hasard ? » me demanda la voix off, dans ma tête. Mais oui, bien sûr !
- En fait, peut-être que si… mais bon, je ne sais pas si je dois t’embêter avec ça. - Tu sais, ça fait du bien de trouver une oreille attentive parfois, de savoir qu’on peut se confier sans crainte. On sous-estime souvent le soutien que les autres peuvent nous apporter...
Génial, enfin quelqu’un était prêt à m’écouter et peut-être même à m’aider ! Cependant, lui raconter tout de but en blanc aurait été sacrément maladroit, car je n’avais aucune preuve de ce que j’allais avancer… au moins tant qu’on n’aurait pas mis le doigt sur cette maudite erreur de conception. Mais, même là, je ne serais pas sorti d’affaire ; comment expliquerais-je que j’avais su qu’il y avait ce problème avec le contrefort numéro trois ?
Elle me fixait d’un air interrogatif, attendant mes confidences à présent. J’aurais peut-être dû préparer mon speech avant ! Merde, jusqu’à quel point, exactement, devais-je lui dire la vérité ? Je devais éviter de rentrer trop vite dans les détails.
- Quand on y pense, on a des sacrées responsabilités à assumer dans notre boulot de tous les jours… lui dis-je, de façon plutôt évasive. - Ben oui, et alors ? C’est pas pour rien que tout ce qu’on fait est vérifié et contresigné avant de partir chez le client. C’est ça qui te tracasse tant ? - Eh bien, oui… Imagine un peu : il suffirait d’une erreur, passée inaperçue, pour déclencher une terrible catastrophe ! - La boîte est certifiée ISO 9002, non ? L’assurance qualité, ça sert à ça ! Si c’est ce qui t’inquiète, je te rappelle que ce matin notre étude sur le barrage de la Narbada a passé tous les tests avec succès ; on peut dormir sur nos deux oreilles à présent, on est couverts ! m’affirma-t-elle avec un petit sourire.
Elle croyait avoir le dernier mot en assénant cet argument, imparable à ses yeux. Nous y voilà, le piège était en place : notre projet était considéré à présent comme certifié, validé, blindé. Tous les tampons requis pour sa qualification ayant été dûment obtenus, il ne pouvait pas y avoir de coquilles. Fin de l’histoire, on passait à autre chose, et ce, dès lundi huit heures...
- Oui, bon, mais imagine qu’il y ait eu une connerie de faite sans que personne ne l’ait détectée, même pas la boîte d’audit des Hindous. Tu le sais comme moi, ça fait une sacrée masse de données, ce qu’on a produit pour cette étude. Tout vérifier en détail, c’est presque impossible en une seule matinée… - Franck, tu me fais peur, là ! Qu'est-ce que tu essaies de me dire ? Tu viens de te rendre compte d’une erreur que t’as laissé traîner quelque part, c’est ça ? me demanda-t-elle en haussant les sourcils, inquiète. - Non, non ! Enfin… pas moi, mais peut-être quelqu’un d’autre. Même si les tâches sont plutôt complexes dans notre job, au bout de quelques temps, ça finit quand même par devenir routinier… - Accuser un collègue de négligence, ou pire, d’incompétence, c’est sacrément grave ! Dans ces cas-là, il faut en avoir la preuve irréfutable ! Est-ce que tu as une raison valable de suspecter quiconque ici ?
Le ton de la conversation était monté brutalement et quelques têtes se tournèrent vers nous avec curiosité. Oups ! J’allais trop loin, trop vite. Si j’en disais plus, la donzelle allait me virer avec mépris, ou bien me rire au nez. Dans les deux cas, elle penserait que je me foutais d’elle, lui racontant des salades pour noyer le poisson. Bon, machine arrière, toute !
- Non, bien sûr. Toute cette pression accumulée, ça m’a rendu un peu nerveux, c’est tout. J’ai dû passer trop de temps coincé entre l’ordi et la machine à expresso, je ne sais plus ce que c’est que de faire confiance à l’homo-vulgaris ! lui dis-je avec le sourire. - Oh, c’est un peu général, ces temps-ci ! C’est bien pour ça qu’on est tous là, ce soir, pour renouer avec le plaisir de partager la compagnie de nos semblables…
Je ne rêvais pas, elle venait de me lancer une œillade franchement délurée tout en me disant cela ! Est-ce que sa sollicitude envers moi masquait un intérêt plus… terre-à-terre ?
Karina était loin d’être désagréable à regarder, et le charme slave de son joli minois ne me laissait pas tout à fait indifférent. Notre conversation prit un tour plus léger, sur le mode du flirt humoristique et bientôt on se mit à rire de tout et de rien ; nous nous laissions entraîner dans la spirale joyeuse d’une soirée « défouloir », animée et délirante, nous enivrant de ces premiers moments de relâchement total depuis des semaines !
Au bout d’un moment, l’humeur légère et enjouée de Karina avait même réussi à me faire complètement oublier le but initial de ma présence parmi eux. Et quand, bien plus tard, ses lèvres de soie se posèrent sur les miennes à l’occasion d’un slow langoureux, je fis carrément passer au second plan mes préoccupations des dernières heures.
À suivre...
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