Résumé des épisodes précédents : Je m’appelle Franck Dumont et j’ai vécu une expérience hors du commun : la rencontre avec un autre moi-même, vivant en 2034. Mon alter ego m’a emmené faire une petite balade dans l’espace-temps, en septembre 2013, sur le site d’un barrage conçu par notre société. Nous étions sur les lieux au moment précis où l’un des contreforts céda, entraînant la destruction de l’immense barrage et la mort de plus de trente mille personnes.
L’objectif de mon double était d’obtenir mon aide, pour empêcher cette catastrophe de se produire. J’acceptai, me rapprochant de Karina, qui travaillait dans l’équipe chargée des soutènements. Karina et moi, sommes devenus « très proches » ; dès le lendemain, nous nous mîmes en quête de la faille dans le projet, bien décidés à la débusquer. Après des heures de recherches, Karina m’annonça pourtant qu’elle n’avait pas trouvé la moindre erreur… Je refusai de la croire, évoquant ce que j’avais vu dans le futur. Karina me planta là, pensant que je me fichais d’elle. Je me demandais alors si je n’avais pas tout simplement vécu un délire éthylique !? Comme en réponse à mes doutes, je reçus une seconde visite de Franck 2034, pour m’apporter la preuve que je ne rêvais pas : le résultat du tirage du loto pour le samedi suivant ! Je décidai de compléter deux imprimés pour la prochaine méga cagnotte… Malgré tout, je ne pouvais pas attendre les bras croisés ; les données du barrage allaient être archivées, hors d’atteinte. Dès le lundi soir, je tentai donc une audacieuse intrusion dans les locaux de la société. J’étais sur le point de repartir avec une copie complète sur ma clé USB quand je me fis surprendre par le vigile. Je n’eus que le temps de planquer la fameuse clé dans le tiroir du bureau de Karina avant de me faire embarquer au commissariat. Mon patron, bien que ne portant pas plainte contre moi, me convoqua dès le lendemain pour me passer un savon mémorable… en présence de Karina. Pressé de questions au sujet du mystérieux informateur m’ayant parlé de la faille du barrage, je choisis de donner la seule version qui me semblait audible, bien qu’accablante pour moi. Je m’accusai donc d’avoir tout inventé pour mieux séduire Karina. Je me retrouvai mis à pied pour un mois…
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Je quittai le bureau du big boss sans autre forme de procès, totalement anéanti. Reprenant ma voiture sans voir personne, je rentrai chez moi dans une sorte de brouillard, l’esprit confus. Sur le trajet, je laissai mes automatismes me conduire, tandis que je récapitulai l’enchaînement tragique des évènements dans lesquels je me trouvais englué. Après m’être fait jeter par Karina, je passais maintenant pour un mythomane manipulateur aux yeux de mon propre patron et bientôt de toute la boîte, sans compter que j’étais en instance de licenciement pour faute grave. Joli score, en à peine cinq jours ! Tout ça pour essayer de « sauver le monde » à moi tout seul, sur la foi de visions dont je n’aurais même pas osé parler à un psy.
Je pense que je touchais le fond. Comment ma situation aurait-elle pu être pire ? « Si on retrouve la clef USB avec les fichiers que tu as copiés, là, ce sera réellement intenable… » me souffla la voix de Franck 2034. À cette pensée, je me vis dans un tribunal, accusé d’intrusion sur le système informatique de ma société et de vol de données. Sachant que - circonstances aggravantes - les données en question concernaient la sécurité du second plus grand barrage au monde et certainement celui entouré des plus vives polémiques… Ce que je risquais était bien plus grave qu’un simple licenciement « sec », c’était carrément la taule ! Si ça se trouve, mon sort actuel me paraîtrait enviable dans quelque temps !
En arrivant chez moi, je me mis à tourner en rond, aussi utilement que le mécanisme de précision d’une montre suisse privée de ses aiguilles. Je cherchais un moyen de réparer tout ce gâchis, en évitant cette fois de tomber plus bas encore…
Il fallait que je contacte Karina, que je lui fasse part de tout ce qui m’était arrivé depuis vendredi, afin qu’elle comprenne mon attitude de ce matin. C’était la première étape, incontournable, si je voulais avoir une chance de remonter la pente. « Ok, comment faire pour qu’elle accepte de te parler ? » Il était exclu de me pointer chez elle ; je ne pouvais pas non plus lui passer un coup de fil, elle me raccrocherait au nez. Lui envoyer un mail… Pour qu’elle le transmette directement au big boss ?
Pour retrouver grâce aux yeux de Karina, j’avais besoin d’un moyen plus discret et surtout suffisamment convaincant. Je repris les notes rédigées deux jours plus tôt et m’en inspirai pour lui écrire une longue lettre. Dans l’enveloppe, je glissai le second bulletin de loto plié avec mes feuillets. Le tirage gagnant pour la méga cagnotte de samedi, quel meilleur argument pour la convaincre que toute cette aventure n’était pas issue d’un délire insensé ! Et si je me plantais complètement ? Je finirais de me crasher en flammes…
Il fallait que je poste ce courrier avant que ma volonté ne fléchisse. Je sortis et passai l’après-midi à déambuler au gré des rues avant de me décider enfin à glisser ma missive dans la boîte jaune, à quelques pâtés de maisons de mon immeuble. J’invoquai le « grand Tout » pour que ce courrier ne subisse pas un classement vertical direct sans même que Karina ne l’ouvre.
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Les journées se succédèrent, comme une lente procession de pachydermes indolents ; chacune semblait durer un demi-siècle. Pour accélérer la course des heures, j’essayais de dormir le plus possible. Je fuyais l’éveil, durant lequel j’étais le plus souvent en proie à un doute profond. Quasiment personne de la boîte ne m’avait contacté : pas un seul coup de fil, pas un mot de soutien… Là-bas, je devais sûrement passer pour un infâme salaud. Le retour sur les lieux du « crime » risquait de s’avérer plutôt difficile.
Je profitais de mon temps libre pour faire des recherches approfondies sur le contexte écologique et économique autour du barrage de la Narbada. On n’en avait que très peu parlé durant nos semaines de travail acharné, mais ce projet était bien loin de faire l’unanimité, autant en Inde que dans l’intelligentsia écologiste. Les alter mondialistes s’étaient mobilisés pour empêcher son implantation, mettant en avant les gigantesques déplacements de populations qu’il allait nécessiter. Comme d’habitude, ce serait aux plus démunis de subir les conséquences néfastes du développement économique voulu par le gouvernement indien.
Les opposants au barrage avaient remporté une grande victoire quelques années auparavant, quand la Cour suprême indienne avait ordonné le gel du projet malgré le soutien de la banque mondiale. Mais ils avaient fini par être déboutés par cette même Cour suprême, qui déclara que les travaux devaient finalement être menés à leur terme. La précipitation soudaine du gouvernement de New Delhi s’expliquait par son souhait d’exploiter cette dernière victoire avant que quiconque ne vienne à nouveau s’interposer. À supposer que je puisse trouver un moyen d’agir par la suite, ce contexte ne me faciliterait pas la tâche !
Le samedi finit par arriver, point d’orgue à cette semaine éprouvante. Bien que je n’eusse aucune nouvelle de Karina, je croisai les doigts pour qu’elle ait lu ma lettre. Je brûlais d’impatience, espérant sans presque oser y croire que l’heure de ma revanche allait bientôt sonner.
Ce fut enfin l’heure du grand tirage. Il était plus que temps, j’étais tendu comme une corde de guitare ! Je m’installai face à mon écran plat, zappant furieusement pour atteindre le bon canal. Le moment de vérité allait avoir lieu, mon regard cabriolait entre le bulletin de loto chiffonné et le poste de télévision. Je n’osais pas y croire.
Le premier nombre venait de sortir. Connaissant par cœur ma sélection, je sus instantanément qu’il était bon. Le second nombre fut tiré à son tour… bordel, celui-ci n’était pas sur mon bulletin ! Je tentai de ne pas céder à la panique. La combinaison que m’avait communiquée Franck 2034 pouvait très bien concerner le second tirage de ce samedi. Je muselai mon angoisse pour quelques dizaines de minutes.
Juste avant que n’ait lieu le second tirage, la sonnerie du téléphone retentit, me secouant comme si je venais de serrer la pince à une ligne de dix mille volts. Toujours installé sur le canapé, face à l’écran, je décrochai. Je n’eus aucun mal à reconnaître la voix au bout du fil.
- Bonsoir Karina. Eh bien, je suppose que tu as dû lire ma lettre, dis-je presque sereinement. - J’ai pensé en faire des confettis au moins dix fois avant de me décider à la décacheter. - Mais tu l’as ouverte, finalement… fis-je. - Je me demande encore pourquoi je l’ai fait. Peut-être dans l’espoir que tu ne sois pas juste un manipulateur pervers, Franck, me répondit-elle, d’un ton qui n’était pas aussi froid qu’elle l’aurait voulu. - Peut-être aussi parce qu’on a eu un bon feeling, tous les deux ? plaisantai-je, pour détendre un peu l’étau qui nouait ma gorge. - Possible. Je ne suis pas encore assez désabusée pour ne plus croire au père Noël…
Visiblement elle avait lu le récit détaillé de mes mésaventures sans piquer de crise d’hystérie. Ou bien elle avait eu le temps de se reprendre. Je la sentais très méfiante, mais au moins il était possible de discuter…
- Je… j’espère que tu as compris mon attitude, mardi matin, devant le boss. Je n’avais pas d’autre choix que de charger la barque. C’était horrible de devoir débiter ces conneries à un mètre de toi, en sachant toute la souffrance que je provoquais ! - Et si tu m’en avais parlé avant, en toute franchise ? objecta-t-elle. - Tu m’aurais pris pour un malade mental. Les quelques bribes que j’ai dévoilées ont déjà suffi à nous séparer, Karina. Imagine un peu si je t’avais annoncé, de but en blanc, qu’un messager du futur, qui n’était autre que moi-même, était à l’origine de tout ça ! - … - Karina ? Tu es là ? Est-ce que tu… tu continues de me prendre pour un dingue ? lui demandai-je, rompant le silence.
Je n’entendais plus qu’une respiration rauque à l’autre bout du fil. Elle ne disait toujours rien. Que pensait-elle de tout ça, en ce moment même ?
- Non, Franck. À présent, je te crois ! finit-elle par répondre, avec une allégresse aussi soudaine qu’incompréhensible.
Se pouvait-il que… Je jetai un œil à l’écran de ma télé, et lâchai presque le téléphone sous le coup de l’émotion : le second tirage du loto venait d’avoir lieu et les nombres qui s’étalaient sur ma rétine étaient bien les bons !
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Je n’arrivais pas encore à réaliser ; Karina et moi étions les seuls gagnants de la méga cagnotte. Et elle me croyait enfin ! La preuve tant attendue valait son pesant d’or ; nos gains cumulés s’élevaient à dix-sept millions d’euros… j’avais encore énormément de mal à me persuader que je ne rêvais pas.
D’une voix chevrotante, je lui proposai que l’on se rejoigne au petit bistrot où nous avions partagé un peu de complicité et quelques croissants une semaine en arrière, presque une éternité…
J’arrivai avant elle et nous réservai une table dans un coin discret, à l’abri des regards et des oreilles qui traînent. Toujours sous le choc, je me sentais loin de mon état normal. Les lumières me faisaient de l’œil, irréelles, presque trop brillantes ; le bruit des conversations résonnait le long de mes conduits auditifs, déformé, comme si je flottais dans un étrange monde aquatique. Je ne regrettais plus d’avoir couru tous ces risques, malgré les rudes épreuves que j’avais dû traverser.
Les minutes s’écoulaient sans que Karina n’apparaisse à l’horizon. Viendrait-elle, finalement ? Soudain, sans que je ne l’aie vu approcher, elle fut là, surgissant comme un elfe des forêts de l’Oural. Je l’invitai à s’asseoir. Son regard brillant était le témoin le plus sincère de ma crédibilité retrouvée.
Je voulus prendre ses mains entre les miennes, mais elle les retira comme si j’avais été le diable en personne. Puis, dans un geste hésitant, elle les replaça sur la petite table de stratifié mauve, les laissant partir à la rencontre des miennes presque à contrecœur.
- Il faut que je m’habitue, Franck. Ce que tu as réalisé, c’est presque de la sorcellerie ! - J’ai eu un sacré bon tuyau, c’est tout, objectai-je à mi-voix. - Pas évident de se mettre soudain à croire à l’impossible… laissons-nous le temps, tu veux bien ? - Je comprends. Rassure-toi, moi aussi j’ai eu beaucoup de mal à admettre tout ça, répondis-je, en serrant ses petites mains froides entre les miennes.
Nous fûmes silencieux quelques instants, osant à peine croiser nos regards. Puis elle prit son sac et déposa sur la table deux choses : son bulletin de loto et la clé USB que j’avais dissimulée dans son tiroir.
- Je crois que tout ça t’appartient. Reprends-le, me dit-elle avec un léger sourire.
Je regardais la clé ; les données pour lesquelles j’avais pris tant de risques étaient là, bien à l’abri dans ces quelques grammes de plastique.
- J’ai trouvé cette clé dans mon bureau dès mardi matin, bien avant de lire ta lettre. Vu son contenu, j’ai très vite compris d’où elle venait, m’expliqua Karina. - Et… ? - Eh bien, j’étais dans un tel état de colère et de tristesse que j’ai préféré ne pas décider de suite ce que je devais en faire, me dit-elle. - Il te suffisait de la remettre au boss ; tu aurais été vengée de ce que je venais de te faire subir. Alors qu’en dissimulant cette preuve, tu prenais le risque d’être considérée comme complice, remarquai-je. - Je sais… c’est pour ça que je n’ai pas voulu agir sous le coup de l’émotion. Même si j’y ai pensé presque toute la journée. J’avais entre les mains de quoi te faire virer, et peut-être même t’envoyer en taule. C’était trop facile, il aurait suffi d’une simple impulsion pour que je le fasse. Alors j’ai attendu d’y voir plus clair, me déclara-t-elle simplement.
Je pris la puce mémoire sur la table, ne sachant pas trop comment la remercier pour son geste de clémence.
Karina m’expliqua ce qui l’avait retenu d’asséner le coup de grâce : avant de sceller mon sort, elle avait voulu comprendre pourquoi j’avais pris le risque de copier ces fichiers, alors que j’étais venu, selon mes dires, dans le seul but d’y introduire une erreur. Puis ma lettre était arrivée, attisant l’envie brûlante de savoir ce qui m’avait réellement poussé à pénétrer par effraction dans son bureau, en pleine nuit.
La première fois qu’elle la lut, elle ne crut pas un mot des aventures rocambolesques que je relatais. Plusieurs minutes durant, elle avait même pensé communiquer le tout au big boss. Puis une interrogation s’était mise à tournicoter dans son esprit : « Et si c’était vrai ? »
Un doute, de plus en plus tenace, s’était immiscé en elle. Mes écrits étaient à ce point affirmatifs que je ne pouvais être que sincère, ou bien fou. Karina avait donc décidé de me laisser ma chance, au moins jusqu’à ce samedi soir. Et voilà que, contre toute attente et même toute logique, je devenais le nouveau multimillionnaire estampillé « Française des jeux » !
Je précisai immédiatement sa dernière phrase :
- Le second billet de loto est pour toi, ce qui fait de nous les deux nouveaux super gagnants qui feront bientôt rêver la France entière…
Sans un mot, Karina s’empara de son ticket pour la fortune, négligemment posé sur la table en stratifié comme un vulgaire flyer publicitaire et, devant mes yeux ébahis, se mit à le déchiqueter en mille fragments.
- Cet argent, je n’ai pris aucun risque pour le gagner. Il te revient, moi je n’en veux pas… - Mais t’es totalement dingue ! m’écriai-je. - Et puis, j’ai un mauvais pressentiment concernant tout ce fric tombé du ciel. Si tu dis vrai, il est lié à une terrible catastrophe. Toi non plus, tu ne devrais pas le garder, Franck, ajouta-t-elle le plus sérieusement du monde.
Éberlué par tant de détachement, je regardai d’un air stupide le petit monticule de débris de cellulose qui valait, il y a peu, la bagatelle de cinq milliards d’anciens francs (j’ai toujours été vif en calcul mental). Voilà que Karina, cette irréductible rigoriste à la logique si cartésienne, se mettait à élucubrer des théories de bonne femme sur l’enrichissement à trop bon compte et les sombres malédictions censées l’accompagner. Cet énorme paquet de fric n’était certes pas un don de dieu mais, à ce moment-là, il me semblait n’être que la juste compensation au fait que je ne verrais jamais le soleil se lever sur l’année 2035…
- Désolé Karina, mais j’ai bien l’intention de bénéficier des largesses de mon alter ego du futur, lui dis-je. - Je comprends… - D’une part, il est probable que je vais paumer mon job et ma crédibilité dans le milieu du BTP avant d’avoir eu le temps de dire ouf ; d’autre part, tout ce pognon ne sera pas de trop pour empêcher cette putain de catastrophe d’avoir lieu.
Karina me contempla avec l’air déconfit d’une génitrice regardant sa progéniture faire un gros caprice. Puis elle me lâcha ces quelques mots :
- Ce n’est pas en claquant ton fric par millions que tu trouveras une quelconque faille sur ce contrefort, Franck, je t’assure. S’il y en avait eu une, je l’aurais débusquée !
Sur le moment, je me contentai d’un sourire incrédule, ne voulant pas admettre qu’elle put avoir raison. Elle avait dû négliger un élément, forcément. Je m’en tiendrais aux faits : après tout, Franck 2034 ne s’était pas trompé dans sa prédiction de ce soir, lui !
Ah, si j’avais su…
À suivre…
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