Résumé des épisodes précédents : Je ne pouvais pas attendre les bras croisés ; les données du barrage allaient être archivées, hors d’atteinte. Dès le lundi soir, je tentai donc une audacieuse intrusion dans les locaux de la société. J’étais sur le point de repartir avec une copie complète sur ma clé USB quand je me fis surprendre par le vigile. Je n’eus que le temps de planquer la fameuse clé dans le tiroir du bureau de Karina avant de me faire embarquer au commissariat. Mon patron, bien que ne portant pas plainte contre moi, me convoqua dès le lendemain pour me passer un savon mémorable… en présence de Karina. Pressé de question au sujet du mystérieux informateur m’ayant parlé de la faille du barrage, je choisis de donner la seule version qui me semblait audible, bien qu’accablante pour moi. Je m’accusai donc d’avoir tout inventé pour mieux séduire Karina. Je me retrouvai mis à pied pour un mois… Hors de question de lui laisser croire que je n’étais qu’un odieux manipulateur. J’écrivis donc une lettre à Karina, détaillant tout ce qui m’était réellement arrivé, depuis ma première rencontre avec Franck 2034 jusqu’à l’entrevue dans le bureau du directeur. Le jour de ma revanche finit par arriver : ce samedi, je remportai la méga cagnotte grâce au tuyau de mon alter ego du futur. Karina m’appela au téléphone ; elle me croyait enfin ! Nous nous retrouvâmes au petit bistrot où nous avions partagé un peu de complicité et quelques croissants une semaine en arrière. Elle me rendit la clé USB qu’elle avait trouvée dans le tiroir de son bureau. Quant à son billet de loto, elle refusa d’en bénéficier, le déchiquetant devant mes yeux ébahis ! Karina pensait que je ne trouverais pas la faille du barrage, quels que soient les efforts et les sommes que j’étais prêt à y investir… et malheureusement, elle avait raison. Avec le gain faramineux dont je me trouvais à présent nanti, j’imaginais pouvoir dénicher l’erreur de conception, sans aucun doute possible. Grâce à un avocat véreux, je pris contact avec un important cabinet d’ingénierie outre-Manche, leur confiant les plans détournés. À peine une semaine plus tard, une nouvelle à laquelle je n’étais pas du tout préparé arriva : aucun vice caché ne menaçait la sécurité du barrage ! Que faire, à présent ?
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Je me sentais aussi utile qu’un porte-avion nucléaire privé de combustible. Suréquipé et doté d’une puissance de feu exceptionnelle, mais incapable de rejoindre le théâtre des opérations.
Pour fuir cet accablant sentiment d’impuissance, je me réfugiais dans des rêveries stériles, remâchant avec amertume ces péripéties qui n’aboutissaient à rien d’autre qu’au néant. Alors qu’il me semblait n’être plongé dans l’univers glauque de mes pensées que depuis quelques minutes, le plus souvent il s’était écoulé des heures...
Karina supportait de moins en moins de me voir déambuler ainsi, sans but, à la poursuite de chimères aussi informes qu’insaisissables. Un soir, elle en eut plus qu’assez de rentrer sa colère et de faire le dos rond : ce fut elle qui déclencha une explication, exigeant de savoir si je comptais scruter mon nombril ad vitam, en ne voyant rien d’autre dans l’univers. Cet orage brutal fut un véritable électrochoc. Un peu comme un seau d’eau qu’on vous balancerait à la figure ; le liquide glacé vous transperce d’abord de ses mille aiguilles de givre avant que le récipient de métal, le suivant de peu, ne vienne vous assommer avec un grand « Boïng ».
Cela me fit au moins prendre conscience d’une chose : ne plus se préoccuper des évènements extérieurs, sous prétexte que je n’avais plus de prise sur eux, risquait de m’amener à perdre ce qui comptait réellement pour moi. À l’occasion de cette crise ouverte, je fis le deuil de mes « grands projets » de ces dernières semaines. Plutôt que de tenter de « sauver le monde », j’allais déjà m’attacher à sauver notre histoire, avec l’aide de Karina…
Il me fallait un moteur pour repartir de l’avant, un projet à partager avec elle. Nous avions tous les deux le goût de l’aventure et l’envie de voyager ; je disposais des moyens financiers adéquats pour matérialiser ce rêve. Nous décidâmes alors de larguer les amarres, au sens premier du terme : après avoir trouvé le navire adéquat, nous voyagerions tout autour de la planète. Notre objectif principal était de découvrir le vaste monde en parcourant les sept mers. Le bénéfice secondaire était simple : être heureux et ensemble, dans un cadre toujours renouvelé. C’était en fait le plus important des buts que nous pouvions nous fixer !
Après des semaines d’hésitations et de visites diverses, nous avons fini par arrêter notre choix sur un magnifique Falcon de quatre-vingt-six pieds. Ce yacht ultra moderne était très navigable, avantage primordial pour nous assurer une parfaite sécurité, même dans les pires conditions météo. En prime, le confort à bord soutenait la comparaison avec la suite présidentielle d’un hôtel de prestige, ce qui ne gâchait rien à l’affaire. Je me rendis vite compte que l’on s’accommodait très bien du luxe du Falcon, que j’avais pourtant jugé éhonté au premier regard.
Ce navire présentait un avantage indéniable : nous étions assez de deux, Karina et moi, pour le manœuvrer ! Pas besoin de skipper à bord. Bien sûr, il ne serait pas question de traverser les océans - du moins, pas au début -, mais il y avait déjà largement de quoi partir à l’aventure. Avant cela, je fis faire quelques aménagements ; le plus important fut l’ajout d’une seconde réserve de carburant, en plus de la cuve de huit mille litres, afin de doubler l’autonomie du yacht. Les deux moteurs, développant chacun mille cinq cents chevaux, pouvaient nous propulser à plus de vingt-cinq nœuds, mais pour tenir la distance il faudrait de quoi les nourrir…
Nous avions choisi de rebaptiser notre yacht « Liberty », au grand dam de la vieille dame à l’entrée du port de New York. À la fin du premier semestre 2009, nous vivions à bord depuis plusieurs mois déjà, amarrés au port de Mandelieu. Karina avait pris un congé sabbatique illimité et nous nous étions mariés en toute discrétion dans l’arrière-pays. Cette vie était très agréable, mais nous avions soif de grand large et d’horizons nouveaux.
Dès que nous eûmes le bateau bien en main, nous nous sommes élancés « vers l’inconnu ». Façon de parler : nos premières étapes avaient été préparées avec soin. Après… on verrait ! Nous ne savions pas pour combien de temps on partait, peut-être un an, peut-être beaucoup plus. À vrai dire, on s’en foutait royalement.
Nous avons vécu une vie de rêve sur ce navire, sans nous soucier le moins du monde du temps qui passait. Liberty était un grain d’univers rien qu’à nous, bercé par les flots, libre comme l’air. Les premiers mois, nous avons entamé un tour de méditerranée, en débutant par la Corse, puis la Sardaigne et enfin la Sicile. Nous avons ensuite longuement exploré les îles grecques, passant cet hiver doux et languissant dans de tout petits ports de plaisance, à la chaleur humaine extraordinaire.
Au début du printemps, l’appel de l’océan Indien nous guida vers l’embouchure du canal de Suez, via Chypre. La traversée fut moins difficile que prévu, bien qu’il nous fallût embarquer un navigateur local spécialisé pour franchir ce cap. Le type avait bien failli nous faire heurter une balise, tant son attention était distraite par le luxe à bord. Le profond décolleté de mon épouse n’était peut-être pas non plus étranger à cet incident, du Karina tout craché ! Malgré cela, le canal fut franchi sans encombre, en une journée à peine.
Nous fîmes ensuite une escale à Djibouti, cité cosmopolite mais étouffante et sans charme, qui nous repoussa bien vite vers notre aventure océanienne. Après avoir longé un bon bout de temps la côte est de l’Afrique et exploré durant quelques semaines le Kenya, nous nous aventurâmes jusqu’aux Seychelles. Durant cette interminable traversée, je me félicitai d’avoir investi dans une seconde cuve à carburant !
Deux années passèrent avant que nous ne quittions les eaux majestueuses de cet archipel idyllique. Armé d’un optimisme sans borne, je décidai alors de rejoindre le Moyen-Orient, en direction de Dubaï, pour y faire refaire le carénage du Liberty.
De sauts de puces en louvoiements, notre voyage - a priori à peine planifié - nous emmena à proximité des côtes indiennes aux environs du troisième trimestre 2013. Notre objectif était de faire tout le tour de l’Inde en nous arrêtant quelque temps au Sri Lanka, puis de poursuivre vers la Thaïlande et enfin la Malaisie. Avant de se lancer, le Liberty devait subir une révision, ce qui nécessita une longue escale dans le golfe de Khambhat, en mer d’Oman. La climatisation tomba ensuite en panne, nous bloquant quelques jours de plus dans la zone portuaire industrielle et sans charme de la ville de Surat.
Karina n’était pas dupe, elle avait bien compris que nous ne nous trouvions pas par hasard à quelques kilomètres à peine de l’embouchure de la Narbada. Et qui plus est, dans les premiers jours de septembre 2013. Au cours de nos longues discussions dans la moiteur étouffante du bord, elle sentit mes obsessions remonter à la surface. Prenant les devants, Karina me proposa alors de nous rendre au barrage. L’occasion était trop belle : elle allait pouvoir me confronter à la réalité banale du site afin d’éradiquer mes derniers doutes.
Le prétexte pour se rendre dans le coin était tout trouvé : faire un peu de tourisme en allant visiter la ville sainte d’Omkareshwar à proximité du gigantesque ouvrage. Voyant que Karina était bel et bien déterminée, je louais un 4x4 pour accomplir ce périple de quelque mille cinq cents kilomètres. Nous avions prévu de camper en route, ne sachant pas trop si nous trouverions de quoi nous héberger sur le trajet.
Cette expédition dans les terres nous changeait agréablement des longues journées de navigation, aussi nous prîmes tout notre temps pour visiter la majestueuse région de la Narbada, le long des courbes sinueuses du fleuve presque asséché.
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Nous sommes finalement arrivés le seize septembre en début d’après-midi sur le versant nord des gorges de la Narbada. Je descendis le premier du Range Rover, m’approchant avec une certaine émotion du bord de la falaise. Avoir participé à la conception de ce géant de béton et d’acier ne m’empêchait pas d’être effaré par sa taille.
C’était censé être la première fois que je contemplais le barrage enfin terminé. Cependant, une pesante sensation de déjà vu m’obsédait. Tout était précisément comme dans mes souvenirs ! Des souvenirs forgés de toutes pièces, selon Karina. En ce qui me concernait, la preuve du contraire s’étalait sous mes yeux…
Nous étions résolus à descendre au fond des gorges. Quelques kilomètres avant d’arriver sur les lieux, nous avions traversé un morne regroupement de maisons en torchis, pompeusement qualifié de « village » sur ma carte routière. Dans l’attroupement qui s’était formé autour du 4x4, j’avais réussi à dénicher un vieil hindou ayant l’air de comprendre l’anglais approximatif que je baragouinais.
Avec force gestes et harangues sibyllines, il avait tenté de m’indiquer le moyen d’accéder au lit du fleuve, depuis le bord des profondes gorges. Je ne saisissais pas un mot de son dialecte hindi guttural, mais ses gestes de menton en réponse à mes questions successives nous avaient apparemment mis sur la bonne voie.
Je repérai le chemin de chèvres à peine tracé qu’il nous avait indiqué, et après une périlleuse descente nous atteignîmes le lit du grand fleuve asservi. La sensation d’avoir déjà foulé ce sol était vertigineuse, provoquant en moi un malaise quasi physique. Comme si mon corps avait gardé en lui la mémoire du traumatisme vécu ici avec Franck 2034 et clamait sa désapprobation de revenir sur les lieux.
Karina, inquiète de me voir tourner au verdâtre, me demanda si j’allais bien. Je repoussai à grand-peine cette angoisse nauséeuse, et réussis à afficher un pâle sourire qui n’abusait personne. Invoquant la vague excuse des dangers liés à un lâcher d’eau imprévu, je tentai de la dissuader de pousser plus loin. Peine perdue, la donzelle voulait se rendre au pied du troisième contrefort, celui-là même dont je lui avais tant rebattu les oreilles…
Après une bonne heure de zigzags entre les amas rocheux et les souches d’arbres, nous fûmes enfin au pied de l’immense bloc de béton, parfaitement semblable à ses congénères alignés à perte de vue. On ne voyait nulle trace d’érosion accélérée ou d’un quelconque signe de faiblesse. Le radier d’étanchéité présentait lui aussi toutes les apparences d’un travail parfaitement exécuté. Karina, apparemment satisfaite de son inspection, rompit le silence :
- Alors, monsieur le pétochard… vous osez encore la ramener, là ? - Ok, d’accord, t’as gagné. Ça a l’air assez résistant pour durer au moins plusieurs vies, concédai-je, d’un ton renfrogné. - Franck, et si tu desserrais les dents ? Juste un poil ! - Hmm… - Allez, réjouis-toi, va. Il est pas prêt d’arriver quelque chose à notre bébé !
Juste au moment où elle terminait sa phrase, une vibration puissante ébranla les éboulis autour de nous, faisant rouler quelques pierres sur le sol. Je sautai en l’air, comme un pauvre diable venant de mettre le pied sur une ligne à haute tension.
- Bordel ! Qu’est-ce que c’est encore ce truc ! - Calme-toi, mon Cœur. C’est rien, juste un petit séisme…
J’étais tellement sur les nerfs que je n’arrivais même plus à maîtriser mes tremblements. Karina se mit en devoir de me rappeler que l’Inde était classée en bonne place parmi les pays les plus exposés aux catastrophes sismiques. Comme si je ne le savais pas déjà !
- Je te rappelle que moi aussi j’ai bossé sur ce projet, ma poulette ! - Et pourtant, à la première secousse, tu pisses dans ton froc. Détends-toi un peu, voyons… me susurra-t-elle avec un sourire coquin, en s’avançant vers moi.
Je vérifiai l’état de mon pantalon ; avec la peur bleue que je venais d’éprouver, je ne jurais plus de rien. Mais non, mes nerfs n’avaient pas lâché à ce point. Ouf !
Je ne cogitai pas plus avant : une jolie blonde requérait d’urgence mon attention. Quelle excitée ! J’avais l’impression qu’elle se trouvait soudain pourvue de trois paires de bras, comme la déesse Kali. Passant sans transition de Thanatos à Éros, je me déshabillai promptement, utilisant mes habits pour nous confectionner un petit nid d’amour au pied du barrage. Je n’eus pas le temps de terminer que Karina entreprenait déjà de me violer…
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En fin d’après-midi, nous plantions la tente à un jet de pierre de notre imposant Range Rover. Tout en préparant un feu pour le soir, je regardais rougeoyer dans le couchant l’énorme paroi de béton, tel un Golgotha maléfique.
Cette nuit-là, un cauchemar me tira brutalement de mon sommeil ; je me redressai en sueur, incapable de me rappeler avec précision de ce que je venais de rêver. La seule chose qui surnageait dans ce magma d’images était une vision de mort horriblement familière : la terrible muraille d’eau s’échappant du barrage éventré, qui fonçait sur moi à une vitesse supersonique.
Dans mon rêve, j’avais également entrevu le visage de Franck 2034. C’était la première fois que je le revoyais, depuis le fameux samedi où il m’avait prodigué ses conseils sur la meilleure façon d’investir quelques euros.
Il me hurlait quelque chose, mais ses paroles étaient noyées par le rugissement des nuées liquides jaillissant du tablier en pleine désintégration. Faisant abstraction des flots en furie, j’essayais de saisir quelques bribes de son avertissement à peine audible. Mon alter ego prononçait le début d’un mot : « terr… » Au même moment, le mur liquide me heurta, m’éjectant de ce rêve avec la violence d’une déflagration de dynamite.
Hagard, je passai un long moment à me demander que faire. Finalement, je décidai de ne pas réveiller Karina. Il était inutile de lui parler de ce stupide cauchemar, probablement issu de mes craintes récurrentes. Je peinai cependant à me rendormir, cherchant longtemps la symbolique de ce songe étrange, sans la trouver. À la place, ce fut un sommeil de plomb qui finit par m’engloutir.
À suivre…
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