Résumé de l’épisode 8 : Ainsi donc, il n’y avait pas de faille dans le système de soutènement du barrage ! Après une période de flottement, où je perdis complètement pied, Karina se chargea de me remettre les yeux en face des trous. Il était temps d’atterrir ! Si je ne voulais pas perdre celle que j’aimais, je devais reprendre contact avec le réel au plus vite… Nous décidâmes de changer complètement de vie. Nous nous sommes mariés dans l’arrière-pays provençal et avons acheté un superbe yacht, dignement équipé pour un tour du monde en amoureux. Après quelques mois de plaisance tranquille en mer Méditerranée, nous nous sommes aventurés dans l’océan Indien, entamant sans regret une vie de vrais « loups de mer ». Après plusieurs années à bourlinguer, nous avons fini par arriver vers le mois d’août 2013 en mer d’Oman, tout près de l’embouchure de la Narbada. Karina soupçonna vite que ce « hasard » n’en était pas un… et me proposa de nous rendre sur le site du barrage, afin de me guérir définitivement de mes obsessions. Le 16 septembre, nous plantions la tente au sommet des gorges, après avoir inspecté nous-mêmes le fameux troisième contrefort, au pied du barrage. Dans la nuit du 16 au 17 septembre, je fis un cauchemar étrange : le barrage se disloquait, tandis que mon alter ego me criait un avertissement incompréhensible…
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Deux choses me frappèrent quand je rouvris les yeux. Il faisait plein jour et le sac de couchage près de moi était vide. Je secouai ma torpeur et sortis de la tente. Pas la moindre trace de Karina. Elle s’était peut-être isolée quelques instants pour assouvir un besoin naturel ? J’en profitai pour préparer galamment le petit déjeuner, avec les moyens du bord.
Le café refroidissait lentement dans les deux tasses posées sur le sol ; quant à moi, je commençais à trouver le temps long. Je quittai le confort du petit siège de toile auprès du feu malingre pour scruter les environs.
Un mouvement en contrebas des gorges, à quelques centaines de mètres de là, attira mon regard. La paire de jumelles que je récupérai dans le 4x4 me permit de distinguer clairement Karina cheminant en direction du camp. Que faisait-elle en bas ?
La raison de cette balade matinale s’imposa tout à coup à moi, comme une évidence. Karina s’était aperçue hier soir qu’elle avait perdu son bracelet, un lamé en or rehaussé d’une fine perle noire que je lui avais offert sur l’île de Praslin. On l’avait d’abord cherché dans les environs immédiats, sans succès. Il y avait toutes les chances pour qu’il se soit défait lors de notre sauvage copulation en terrain découvert. Karina, très attachée à ce souvenir de voyage, s’était certainement mise en tête de partir le récupérer avant qu’on ne lève le camp.
Elle levait la main pour me faire des signes joyeux. Elle avait dû me voir en train de l’observer. Un éclair doré étincela à son poignet : la joie d’avoir retrouvé son bijou fétiche transparaissait dans toute son attitude.
Je lui répondais par de grands gestes quand brusquement la surprise paralysa mon bras dans une posture presque comique. Deux silhouettes venaient de se matérialiser à quelque distance de Karina. Je dirigeai les jumelles vers eux et fis le point.
Mon cœur dut louper une ou deux pulsations, tandis que l’effroi me paralysait : il s’agissait de mon double et de moi-même, comme lors de notre précédente incursion sur le site. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose… un bref coup d’œil à ma montre me confirma qu’il était bien neuf heures quarante !
Un vent d’épouvante se mit alors à balayer mon esprit. Je perdis toute lucidité, hurlant comme un damné et battant follement l’air de mes bras. Karina cessa aussitôt d’avancer, se retournant lentement en direction du barrage.
Les événements s’accélérèrent soudain. Le troisième contrefort, qui hier encore nous paraissait quasi indestructible, explosa carrément. Mes jambes cessèrent aussitôt de me soutenir, comme si mes rotules venaient d’être vaporisées, elles aussi. Je tombai à genoux dans la poussière, un râle de bête agonisante jaillissant de ma bouche.
Sous mes yeux exorbités, l’horreur absolue prenait forme, implacablement. Une lézarde géante courut depuis le bas du barrage, balafrant sur quelque cent vingt mètres de hauteur la paroi de béton armé. Une seconde plus tard, à peine, la structure du tablier se déchirait dans un énorme craquement de métal écartelé. Loin en dessous de moi dans l’enfer qui se préparait, Karina s’était mise à courir.
En réponse à mes cris horrifiés, un sifflement infernal se fit entendre. C’était exactement comme la première fois : l’air s’échappait des gorges, expulsé par l’invasion brutale des milliards de mètres cubes d’eau du lac de retenue. La pression démentielle était en train d’enfanter une véritable montagne liquide, qui disloquait à présent le tablier du barrage avec des bouillonnements rageurs.
L’immense vague létale parut presque suspendue dans les airs le temps d’un battement de cil, comme un crotale s’apprêtant à fondre sur sa proie. Ma raison défaillante voulait me faire croire que ma compagne pourrait lui échapper.
Puis le monstre s’élança à sa poursuite avec la célérité d’un missile balistique. Désespéré et impuissant, je ne pouvais décrocher mon regard de cette vision d’horreur. Karina n’avait aucune chance de s’en tirer, cette certitude me glaçait à présent jusqu’au plus profond de mon être.
Elle ne fit pas plus de quelques enjambées avant d’être rejointe. En une fraction de seconde, la femme de ma vie disparut à jamais dans l’écume tourbillonnante de cette paroi liquide presque verticale.
C’était terminé pour elle. Anéanti de douleur, je fermai les yeux. À ce moment précis, j’espérais sincèrement ne jamais les rouvrir.
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La vague meurtrière m’épargna, contrairement aux habitants de la vallée. Eux n’eurent pas cette chance. La fureur débridée du lac détruisit absolument tout sur son passage, transformant ces paisibles prairies en paysages lunaires et rayant définitivement de la carte les nombreux villages qui les parsemaient.
Près d’une heure s’écoula, entre l’irruption cataclysmique de cette horreur carnassière dans ma vie et le moment où je parvins à me redresser et à prendre la direction du Range Rover, d’un pas traînant. Même si mon corps se mouvait, cahin-caha, mon esprit était ailleurs, du côté des ombres, avec Karina. Mon seul but, en prenant le volant, était de m’arracher aux pensées horrifiques qui me tétanisaient.
Je roulais au pas à travers un paysage rendu méconnaissable par les coulées de boue. Il n’y aurait pas eu plus de dégâts si on avait pilonné la région à coup de mortier. Ce que je percevais des alentours reflétait très exactement l’état de mon mental. Je m’identifiais sans peine aux carcasses éparses et méconnaissables jonchant les collines, me sentant comme un de ces arbres déracinés par une tempête imprévue, semant la mort et la désolation sur son passage…
« Imprévue ? Mon cul, oui ! » Une rage froide montait en moi. Un sentiment de colère absolue, contre moi-même en premier lieu. « Bordel ! Depuis cinq ans, tu savais ce qui allait arriver ! »
Pourquoi étions-nous venus là, précisément au mauvais endroit et au mauvais moment ? Pour braver stupidement le destin, clamer notre confiance aveugle en nous-mêmes et en notre bon sens infaillible ? Puis je m’en pris violemment au volant, le frappant de mes poings déchaînés. Je ne voyais presque rien à travers le brouillard de mes larmes qui pleuvaient sur mes joues crasseuses.
Ce fut un miracle que je ne l’écrase pas. Je l’aperçus au dernier moment ; elle était assise sur la piste qui tenait lieu de route, camouflée par ses vêtements couverts de boue. Avec un juron, je flanquai un grand coup de volant à droite ; le pare-buffle massif du Range Rover la frôla d’un cheveu. Je me précipitai vers elle, priant pour qu’elle soit encore en vie.
Sans un mot, la petite fille en état de choc leva un regard vide vers moi. Je la pris sous les bras, pour qu’elle se mette debout, ce qu’elle fit machinalement. Cette frêle gamine ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans. Plongé dans ma propre douleur, j’avais failli lui ôter la vie.
Cette prise de conscience me sauva de l’abattement le plus total, de la folie même qui me guettait au tournant. J’avais la chance d’être encore en vie ! Baisser les bras était une réaction lâche et indigne…
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Durant près de deux jours, je participai à la recherche de survivants au milieu des débris, sillonnant les environs avec mon véhicule jusqu’à épuisement du carburant. Je ne cherchais pas à me donner bonne conscience, même si j’étais taraudé par les regrets. Je voulais simplement que ma présence en ces lieux puisse au moins servir à quelque chose de positif.
Celle avec qui j’avais partagé tant de moments de bonheur hantait la moindre de mes pensées. Chaque fois que je devais m’approcher d’un cadavre, j’appréhendais de me retrouver face à son corps disloqué. Après avoir entrevu quarante ou cinquante dépouilles, je pris conscience du nombre affolant de morts qui jonchaient le sol. Découvrir moi-même le corps de Karina relevait d’une improbabilité extrême. Devais-je regretter ? Je ne le savais même plus, tant cette perspective me semblait traumatisante.
Les secours commencèrent à arriver sur les lieux moins de dix heures après l’effondrement du barrage. C’était un immense bazar. Les blessés affluaient par centaines, les conditions d’hygiènes étaient innommables. En plus des victimes directes de la catastrophe, des milliers d’autres allaient périr par manque de soins ou bien du fait des probables épidémies que personne ne semblait en mesure d’endiguer.
Les chiffres les plus fantaisistes circulaient sur le nombre de vies humaines fauchées par cette tragédie, tous largement sous-estimé. À cet instant, personne à part moi n’imaginait qu’on dénombrerait près de trente-cinq mille morts au total…
J’essayais de glaner quelques infos, officielles ou officieuses, sur les causes de la rupture du barrage. Évidemment, personne ne semblait savoir quoi que ce soit sur place. L’heure n’était pas encore à la recherche d’explications, ou même de coupables à blâmer. Les seules lueurs qui éclairaient ces heures tragiques provenaient des innombrables bûchers funéraires, où l’on brûlait nuit et jour les cadavres pour épargner aux vivants les fléaux liés à l’amoncellement de corps en décomposition.
Errer parmi les autres survivants en deuil, au cœur de la désolation putride de cette vallée morte, m’avait chevillé au corps une volonté inflexible. Le reste de mon existence serait consacré à un seul et unique but : découvrir ce qui s’était réellement passé ce dix-sept septembre 2013, afin d’oblitérer à sa source la cause de cet incroyable gâchis.
J’allais suivre la voie tracée par mon autre moi-même ; ce que Franck 2034 avait réussi à faire, et bien, je le referais ! J’avais un défi à relever : être à la hauteur de toutes les épreuves qui m’attendaient dans le futur, afin de trouver le moyen de sauver Karina, et, accessoirement, quelque trente-cinq mille innocents !
Je jurai que jamais rien ne m’en empêcherait, quoi qu’il m’en coûte ! Échouer n’était pas envisageable.
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Au bout d’une semaine, j’étais de retour sur le Liberty. N’eût été cette mission obsédante que je m’étais fixée, j’aurais définitivement sombré en mettant le pied sur notre navire.
Tout ici me rappelait Karina… Les placards remplis à craquer de ses vêtements, ses fioles diverses dans notre salle de bain, le grand lit où nous avions si souvent fait l’amour. Jusqu’à son odeur qui planait au milieu de notre univers, l’odeur fruitée et enivrante de celle qui avait été mon épouse et dont aujourd’hui il ne restait rien, à part ces quelques possessions.
La presse finit par faire connaître les causes « officielle » de cette catastrophe. Le « Times of India » y consacrait plusieurs colonnes, en première page de l’édition du jour. La thèse avancée s’appuyait largement sur les déclarations du chef de la province du Gujarat, Narendra Modi, abondamment cité dans l’article :
Selon Narendra Modi, il est à présent certain que la terrible catastrophe qui a endeuillé notre nation est la conséquence tragique d’un problème de conception sur le barrage de la Narbada. La société française ayant conçu cet ouvrage, qui était jusqu’au 17 septembre le fleuron de notre industrie hydroélectrique, vient de mettre à jour une faille importante dans ses plans. Une faiblesse dans le système de soutènement aurait causé la rupture accidentelle d’un élément, et entraîné la dislocation irrémédiable de l’immense digue de retenue. Monsieur Modi tient à démentir encore une fois les hypothèses mensongères qui, selon lui, avaient été émises pour déstabiliser la région du Gujarat, théâtre régulier de conflits communautaires. Il renouvelle ses appels au calme en direction de la population.
Il me fallut plusieurs lectures pour me persuader que cette incroyable nouvelle était bien imprimée là, sous mes yeux, dans le quotidien en langue anglaise le plus diffusé au monde. Une faille qui n’avait jamais existé devenait opportunément la cause du plus grand désastre que le secteur hydroélectrique ait jamais connu ! Je restai hébété devant cette énormité, refusant de croire que Karina, puis le cabinet d’expertise anglais aient pu passer à côté d’une erreur pareille. Cette hypothèse et ses ramifications m’étaient tout bonnement insupportables.
Alors, pourquoi diable mon ancien employeur se prêtait-il à une telle mascarade ? Et pour quelle raison voulait-on nous faire gober ça ? Il fallait que je le sache. Tout de suite.
J’allai au plus simple, je pris mon calepin, retrouvai le numéro de portable de Jean-Luc Fournier et l’appelai via mon téléphone satellite. Au bout de quelques sonneries, une voix ensommeillée me répondit.
- Allo ? Allo ! Quel est l’abruti qui m’appelle à quatre heures du mat ? - C’est Franck à l’appareil. - Qui ? - Franck Dumont, bordel ! Vu les évènements récents, m’étonnerait que tu te souviennes pas de moi, dis-je, avec une colère froide.
Il y eut un blanc au bout du fil. Je crus qu’il allait raccrocher, mais il reprit la parole. Surmontant sa surprise, il avait trouvé quelque chose à dire :
- Heu… j’ai su pour Karina. Je suis sincèrement désolé, Franck. - Ce n’est pas pour ça que je téléphone. - Je me doute. Là, tout de suite, je ne peux rien dire. Il faut qu’on se voie… - Où et quand ? - Samedi prochain, vers vingt heures. Là où tu as rencontré Karina, souffla Jean-Luc, d’une voix étrangement apeurée.
Pourquoi diable prenait-il cet air de conspirateur ? Si mon ex-collègue refusait de m’en dire plus au téléphone, c’est qu’il devait suspecter sa ligne de ne pas être sûre. Et il devait en savoir long pour crever de trouille comme ça...
- Ok ! lui répondis-je succinctement, avant de couper la communication.
Je n’avais pas de temps à perdre, je devais être à Paris dans moins de quarante heures.
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J’arrivai « Chez Luigi ». Je m’assis à une table en frissonnant. Rien ne semblait avoir changé dans le restaurant où nous avions fêté la fin de notre projet, il y a de cela cinq années.
Je ne me sentais plus du tout le même homme ; ma bouche amère ne semblait plus savoir sourire, mon front était plissé en permanence par les tourments. Karina n’était plus, tout comme l’ancien Franck.
Jean-Luc finit par arriver. Je lui fis signe, depuis le recoin discret où je m’étais installé. Il se dirigea vers moi, non sans avoir jeté un regard soupçonneux derrière lui, puis sur nos voisins de table. Il était pâle et tremblant, comme un type qu’on conduirait à l’échafaud.
Il ne se débarrassa pas de son manteau, ne s’assit pas, ne me regarda pas dans les yeux. À la place, il me tendit sa main. Je le saluai sans comprendre. Une fois ceci fait, il se dirigea vers l’entrée, s’enfuyant sans avoir prononcé un seul mot.
Au creux de ma paume, quelques feuillets diaphanes pliés avec soin attendaient posément d’être lus. Mon ancien collègue, connu pour sa grosse gueule, devait être aux abois pour agir ainsi. À mon tour, je regardai avec nervosité autour de moi, craignant soudain d’avoir été suivi. Je m’attendais presque à voir surgir deux gorilles, m’empoignant par le col pour récupérer la missive.
J’étais partagé entre l’envie irrépressible de prendre connaissance de ce message et la prudence que m’inspirait l’attitude de Jean-Luc Fournier. La circonspection semblait de mise ; je glissai donc discrètement le tout dans ma poche. Puis j’apostrophai le serveur pour passer commande. Je fis des efforts surhumains pour prendre ce repas sans rien laisser paraître de ma tension et de mon impatience.
Une fois revenu dans ma chambre d’hôtel, à l’abri des regards, je dépliai les feuillets et en pris connaissance.
Franck, tout d’abord excuse-moi de ne pas m’être assis à ta table pour te parler. Cela aurait été trop dangereux, aussi bien pour toi que pour moi.
J’ai promis sous serment de ne jamais rien dévoiler à quiconque. Ils seraient capables de nous abattre comme des chiens, s’ils savaient que je m’apprête à te mettre au courant. Crois-moi, la raison d’État justifie bien des atrocités, même dans un pays dit démocratique comme le nôtre.
J’espère que tu as compris : tu mets les pieds dans une affaire bouillante !
Tu te doutes que l’annonce de cette faille dans le barrage n’est qu’une couverture. Nous avons été contraints à coopérer avec les barbouzes ; ils voulaient qu’on leur trouve une explication suffisamment solide pour devenir la version « officielle ». Alors, le big boss leur a balancé ce que Karina avait lâché avant votre entrevue.
Ces enfoirés n’ont pas hésité à charger ta femme, Franck, vu qu’elle n’est plus là pour témoigner de quoi que ce soit. Ils ont donc choisi de la tenir pour responsable de la fameuse faille fantôme.
Je m’arrêtai un instant de lire, la rage au ventre, le regard brouillé de larmes. Bon Dieu ! Il ne leur suffisait pas de mentir, il fallait aussi qu’ils salissent la mémoire d’une morte ! Ceux qui étaient derrière cette opération de désinformation semblaient d’un machiavélisme sans bornes ; en accusant Karina, ils assuraient leurs arrières. Plus de preuves, pas de procès en diffamation, pas de vagues…
Leur but ultime est de masquer aux yeux de tous ce qui est réellement arrivé. Le gouvernement indien a demandé à la France d’endosser la responsabilité de la destruction du barrage, et nos chers dirigeants se sont alors tournés vers nous. Mais nous n’y sommes pour rien !
Le paradoxe lié à l’attitude de mon alter ego m’apparut soudain dans toute son horreur : il avait été victime de cette intox à l’échelle planétaire. Croyant sincèrement faire partie des responsables de cette monstrueuse tragédie, il n’avait eu de cesse de trouver le moyen de corriger ce qu’il pensait être « notre » erreur. Depuis le départ, nous avions cherché dans la mauvaise direction !
Dévoré par la soif de connaître enfin la vérité, je repris ma lecture.
On nous a expliqué que les tensions extrêmes qui règnent en Inde entre musulmans et hindous pourraient déclencher un pogrom à l’échelle du pays, si la vérité se savait. En 2002, des évènements bien plus insignifiants ont déjà fait 2500 morts dans le plus grand ghetto musulman d’inde, le Gujarat justement !
Bref, cette énorme mystification est soi-disant le prix à payer pour le maintien de la stabilité de l’Inde et des équilibres géopolitiques de la région. Avec l’erreur commise par les États-Unis lors de l’invasion de l’Afghanistan, plus personne ne souhaite jouer avec les allumettes, dans le coin.
Pourtant, ce qui est arrivé dans la vallée de la Narbada est dans la droite ligne des attentats du 11 septembre…
Qu’est-ce que Jean-Luc voulait insinuer ? Que l’explosion du contrefort était un acte de terrorisme ? Ridicule !
Mais à bien y réfléchir, était-ce si aberrant que cela ? Le souvenir du rêve que j’avais fait la veille de ce cataclysme me revint alors en mémoire. Dans ce cauchemar, mon double essayait de me prévenir de quelque chose. Et si le mot prononcé juste à la fin avait en fait été : « terr… oristes » ?
Les services secrets indiens étaient prévenus de longue date qu’une organisation terroriste montait une opération d’envergure sur leur propre territoire national. Le dix-sept septembre au matin, ils ont lancé une attaque-surprise contre une faction de la mouvance islamiste, dénommée « Lashkar-e-Taiba ». Et juste après, le barrage cédait.
En analysant les débris, les services de renseignement ont déduit qu’une charge explosive de forte puissance avait été dissimulée au cœur du contrefort numéro trois, pendant la construction du barrage. On pense qu’un des membres du groupe, acculé, a dû agir à distance sans attendre les consignes de leur commandement.
Voilà en gros tout ce que je sais. Je t’en prie, Franck, ne fait rien qui mette ta sécurité ou la mienne en péril ! C’est dégueulasse ce qu’ils font à Karina. Tu devais être au courant…
Bon courage à toi, Franck.
PS : Brûle ce message dès que tu auras fini de le lire. Éparpille-en les cendres, pour plus de sécurité.
Je pris ma tête dans mes mains, réfléchissant à toute vitesse. Ce que j’avais pris pour un simple rêve était donc la toute dernière tentative de Franck 2034 pour me prévenir...
À la pensée de cet effort avorté, je ressentis comme un nouveau coup de poignard en pleine poitrine ; cet « oracle » aurait pu sauver la vie de Karina, si j’avais été capable de l’interpréter correctement !
Je fis ce que Jean-Luc m’avait demandé : je mis le feu aux feuillets compromettants. Tout comme cette missive empoisonnée, ma détermination à aller jusqu’au bout flamboyait à présent.
Je me mis immédiatement au travail, investissant tout ce que j’avais, et même au-delà, pour défricher le terrain si novateur du retour dans le temps. À tous mes détracteurs, je répondais que si ma détermination était à ce point totale, c’était pour une raison toute simple : j’avais déjà réussi une première fois à mener cette quête à son terme !
--- Épilogue ---
3 juin 2034 : cinquante-six balais, déjà ! C’est moi, à présent, le nouveau « Franck 2034 »...
Il y a quelque temps, je me suis rendu encore une fois sur les ruines de ce maudit barrage, pour commémorer la disparition de ma chère Karina… Vingt ans se sont écoulés, mais la douleur que j’éprouve me semble toujours aussi vive !
Petit à petit, mon obstination a fini par porter ses fruits. L’équipe de scientifiques que j’ai réunie est sensationnelle. Ils ont découvert que mon hypophyse présentait une caractéristique étonnante, permettant le contrôle du temps relatif dans cette partie de mon cerveau. Ensemble, nous avons repoussé les limites de la science ; au fur et à mesure des expérimentations, j’ai pu retourner de plus en plus loin dans le passé. Mais la seule personne que je puisse contacter reste toujours moi-même.
À présent, je paie au prix fort les surstimulations artificielles subies pour nos essais de translation temporelle. Il y a deux mois, un examen de routine a fait apparaître une tumeur cérébrale de la taille d’une grosse noisette à proximité de ma glande pituitaire. Cette annonce ne m’a pas vraiment surpris ; depuis le temps, je me suis habitué à l’idée de ma mort programmée.
Je sais que certains de mes collaborateurs trouvent mon attitude totalement suicidaire : j’ai été largement prévenu des risques liés aux substances qu’ils ont dû m’injecter. Cependant, la seule possibilité d’atteindre le but qui a dirigé ma vie depuis le décès de mon épouse était de me soumettre à cette exposition prolongée de produits hautement mutagènes.
Malgré les avis médicaux, j’ai refusé de me faire opérer, pour ne pas perdre ma seule chance de sauver Karina. J’ai aussi décliné la chimio qu’on me proposait, pour la même raison. Je n’ai pas le choix ; tout ce que j’ai entrepris, tous ces sacrifices n’auraient aucun sens si je n’allais pas jusqu’au bout…
Je résiste encore au cancer qui me ronge, mais pour combien de temps ? Est-ce que cela servira à quelque chose ? La voie que j’ai choisie est noble, et je ne regrette pas de m’être lancé dans cette utopie, mais je ne peux m’empêcher de douter de mes chances de réussir là ou mon alter ego a échoué.
Je viens donc de prendre une résolution périlleuse, susceptible de provoquer une rupture du continuum espace-temps : à l’inverse de mon prédécesseur, je compte agir de façon diamétralement opposée. Ne suis-je pas la preuve vivante de l’échec de sa démarche ?
Malgré les aléas, je suis déterminé à défier tous les paradoxes temporels de la création… Ma décision est irrévocable.
Richard Byron, le directeur de mon labo, s’avance vers moi, une seringue ultrasonique à la main. Je suis sanglé sur un lit d’hôpital, afin de ne pas me blesser pendant ma « plongée ». La substance rose contenu dans le réservoir de verre est nettement plus foncée que d’habitude, et pour cause ! Richard et moi sommes les seuls à savoir ce que je projette…
- Franck, c’est de la folie pure ! Je t’en conjure encore une fois : renonce ! - C’est possible que ça marche, non ? lui répondis-je, avec le sourire narquois du condamné à mort pour son bourreau. - Bordel, Franck, c’est juste une théorie ! Dans la pratique, on n’en sait rien du tout… - Tu peux me dire ce que je risque ? - Tu le sais très bien. Arrêt du cœur, thrombose cérébrale et autres joyeusetés du genre. Si tu n’y passes pas dans le quart d’heure, il se pourrait bien que tu nous reviennes aussi fringant qu’une légumineuse, me prophétise ce cher Byron. - De toute façon, je vais clamser sous peu. Le talentueux médecin que tu es ne peut ignorer ce simple fait, lui dis-je en plantant mon regard dans le sien.
Richard est le plus ancien dans mon équipe. Depuis bien longtemps, cet endocrinologue génial est devenu un véritable ami. Il ne me répond pas, sachant que je ne reviendrai pas sur ma décision, comme à mon habitude. Avec une moue dégoutée très bien contrefaite, il approche l’injecteur de mon bras. Dans ses yeux rougis, je lis la profonde émotion qu’il n’arrive pas à réprimer.
Le pauvre gars ! Pour le convaincre, je lui ai dit que vu mon état, ce ne serait en fait qu’une euthanasie salutaire si son geste devait se révéler fatal. Et je ne suis pas loin de le penser réellement.
Il doit me prendre pour un fou, un kamikaze… mais il s’exécute, finalement, et procède à l’injection intraveineuse. Je sens une chaleur sourde prendre possession de mon biceps gauche, s’étendant comme une coulée de lave vers mon cœur et mon cerveau. Le sérum couleur sang est près de dix fois plus concentré que ne le prévoit le protocole clinique. De quoi propulser mon cortex jusqu’à Jupiter !
C’est un quitte ou double… soit ça passe, soit je crève… plus que dix secondes avant de savoir, le temps moyen que prend la drogue pour me propulser en phase de « plongée ».
Neuf… Huit… Sept… Six… Cinq… Quatre… Trois…
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… Suis-je encore de ce monde ?
« Abruti ! Si tu te poses la question, c’est que ton cerveau n’est pas encore parti planter des nénuphars en mer de Chine… » cingle la voix de Franck 2034, se réverbérant sans fin dans ma boîte crânienne au bord de l’implosion.
Je rigole doucement à ce trait d’humour tendrement pathétique. Mal aux dents. C’est bon signe, j’ai encore des terminaisons nerveuses qui vont jusqu’à la… par contre, du côté du nerf optique, c’est moins fun. Tout est flou, cotonneux et mes globes oculaires roulent dans mes orbites comme des billes dans un entonnoir sans fin. Envie de gerber. Quelle gueule de bois gratinée…
Mes paupières tressaillent, se soulèvent, laissant ma rétine s’imprégner de la danse infernale de la pièce obscure dans laquelle je me trouve. Je ne suis plus dans le labo, et pas encore à la morgue. Se pourrait-il que ces murs qui oscillent autour de moi soient bien ceux que je crois ?
Libre de toute entrave, je me redresse en m’appuyant avec précaution sur l’accoudoir de ce fauteuil qui valse comme un bronco sauvage en plein rodéo… pour vomir aussitôt mes tripes sur le carrelage. Autour de moi, l’environnement se stabilise peu à peu.
Je n’ose pas y croire, tout ce qui m’entoure est si net, exactement identique à mes souvenirs ! Je palpe mon visage imberbe et presque juvénile… Bon dieu, j’ai réussi !
Je viens tout simplement de réaliser l’impossible : projeter mon esprit dans le passé, fusionnant ma mémoire - tout mon vécu - avec ceux de mon double, Franck 2008… Nous ne formons plus qu’un ! Le lointain samedi où toute cette histoire a débuté est devenu mon nouveau présent… incroyable !
Je n’ose pas y croire ; et si tout cela n’était qu’illusion ? Une peur terrible jaillit brutalement… Je dois être sûr ! J’approche le siège à roulette de « mon » bureau, décroche le téléphone et compose de mémoire - la mémoire de Franck 2008 - le numéro de Jean-Luc Fournier. Plusieurs sonneries résonnent dans le pavillon douloureux de mon oreille droite.
- Hé ! Franck ! Alors, ça y est, t’es remis du pot de ce midi ? Tu sais, personne n’a eu le cœur de te réveiller en partant, tu roupillais tellement bien ! me balança-t-il, comme si on venait de se quitter il y a quelques heures. - Jean-Luc… coassai-je, sous le coup d’une émotion terrible. - Ça va ? Tu as vraiment une voix bizarre ! - Et comment, que ça va ! Si tu savais à quel point je suis heureux de t’entendre ! - Ouais, bien sûr. Au fait, qu’est-ce que tu veux ? J’allais sortir, là… - Je sais. Pour aller fêter ça chez Luigi, n’est-ce pas ? lui dis-je.
Un bruit sourd tambourine à mes oreilles. Les pulsations de mon cœur tout neuf de jeune homme ! Avant qu’il ne puisse répondre, je rajoute cette phrase, qui coule délicieusement dans ma bouche :
- Je vous rejoins très vite. J’ai quelque chose à fêter, moi aussi. Quelque chose d’exceptionnel !
Un peu moins d’une heure après avoir raccroché, je pénètre d’un pas mal assuré « Chez Luigi ». Me voilà de retour dans ce restaurant, bien qu’il fût détruit en 2027 par un terrible incendie. Mes collègues m’accueillent avec la même blague vaseuse sur les « belles au bois dormant ».
Je m’approche de la grande tablée. Une place vide me tend les bras en bout de table. Juste à côté d’une frêle jeune fille blonde, au fier profil slave. Karina ! Je me retiens de me jeter à ses pieds, de justesse…
- Eh bien, t’en fais une tête ! On dirait que tu viens de voir un fantôme ! - … - Quelque chose ne va pas ? me demanda-t-elle, avec sollicitude. - Non… tout va très bien, au contraire !
Puis je rajoute, euphorique, la phrase clé qui nous avait tant fait rire, durant nos soirées en amoureux sur le Liberty :
- Ce soir, je suis là pour renouer avec le plaisir de partager la compagnie de mes semblables…
Mon Dieu ! Elle est magnifiquement belle ! J’ai envie de l’enlacer, de me repaître du contact de sa peau, de son odeur. Mais patience… notre histoire ne va pas tarder à démarrer !
- Fin -
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