Le jour commençait à filtrer à travers les volets clos. Il devait faire beau dehors. Les minces fentes du bois laissaient passer des rayons de lumière vive qui se diffractaient à travers les infimes particules de poussière en suspension et leur permettaient d’apparaître par milliers. Étonnant, comme un simple rayon lumineux pouvait transformer l’invisible néant à la visible matière. Étendu sur le lit, les jambes au-dessus du drap défait, Pierre regardait danser les particules dans le faisceau doré. Il n’avait pas dormi. Pourtant, il s’était couché tard. Mais cette nuit, comme les deux précédentes, il n’avait pas eu de repos. Ne pas s’avouer vaincu, surtout pas, ne pas abandonner. Il aurait en effet été facile de se saouler ou bien de se droguer, mais cela n’aurait rien résolu. Pierre savait qu’il ne pouvait se le permettre. Après sa cure de désintoxication il y a deux ans, le médecin lui avait bien dit : « Plus une goutte d’alcool sinon… » Ne pas craquer… Pourtant, sa tête allait exploser. Il sentait un grand vide, là, près de l’estomac. Un vide vertigineux qui l’attirait vers le fond. Un gouffre, et lui se trouvait sur le bord, le corps arc-bouté en arrière et résistant de toutes ses forces pour ne pas tomber. Ne pas tomber ! La bouteille, elle, était là. Bien pleine, belle, comme une femme qui vous aguiche et qui fait des manières. Elle le provoquait. Pierre n’osait s’attarder sur elle. Ne pas la regarder. Non, surtout, ne pas la regarder. C’était une empoisonneuse, une fille de joie qui n’en valait pas la peine. Il l’avait posée très loin, de façon à ne pouvoir l’atteindre d’une main. Elle trônait au-dessus de l’armoire, face à lui, tout en haut. Et lui, il était au dernier sous-sol. Dans le noir depuis deux jours. Sans manger et sans boire, lutant désespérément contre cette terrible angoisse, ce sentiment de mort, de désastre qui l’avait envahi quand elle avait prononcé avec un air triste que démentait la lueur joyeuse de ses yeux « je te quitte ». Elle allait se donner à un autre. Ce que lui n’avait jamais pu avoir, ce qu’elle refusait de lui offrir, l’autre en serait gratifié tous les jours. Le don de soi, l’amour… Et pourtant, lui, Pierre, avait donné sa vie à Julie, mais ce n’était sans doute pas suffisant. Depuis leur rencontre dans le métro alors qu’il sortait de sa cure et qu’il avait failli la faire tomber en la bousculant, depuis qu’il avait croisé ses beaux yeux clairs, si clairs qu’il se serait noyé dedans. Il avait arrêté de boire, elle lui avait dit qu’il fallait qu’il croie en lui, qu’elle l’aiderait mais qu’il devait se prendre en mains et ne pas se laisser aller. Il s’était confié. Il lui avait raconté son histoire. Et pourtant, jamais, il n’aurait cru en être capable.
Maintenant, sa vie était entre ses mains. Elle savait… Elle savait qu’un jour de décembre, il avait fait une chose inimaginable, monstrueuse, si terrible que, rien que d’y penser, le cœur lui manquait. Un jour de décembre, alors qu’il venait d’avoir quinze ans, un jour où, au lieu de cadeaux, il avait encore reçu des coups. Lui, l’enfant adopté par un couple bien pensant et à l’aise dans la vie, mais tourmenté par un désir d’enfantement non assouvi. Lui, qui avait vécu heureux, choyé et aimé. Enfin, le pensait-t-il, jusqu’au jour où, celle qui se disait sa mère avait réussi au bout de quinze ans à avoir un enfant. Le miracle s’était produit au moment où on ne l’attendait plus. Quoi de plus beau que ce petit bébé, ce cadeau tombé du ciel ? Pierre était tellement content de ce petit frère ! On l’avait appelé Lucas, car cela voulait dire lumière. Quand il ouvrait les yeux, Pierre voyait danser des milliers de particules lumineuses. Son regard… Un feu d’artifice dans un océan de tendresse. Mais Lucas avait pris la place de Pierre. Lucas, c’était leur enfant, désiré depuis toujours. Pierre n’existait plus sauf pour servir de défouloir, de rebut, pour recevoir les coups et les mauvais traitements, tous les sentiments inavouables dont on veut se débarrasser. Pierre n’avait plus sa place dans le cœur de ses parents. Alors, sa joie envers son frère s’est transformée en un immense sentiment de haine, de dégoût. Lucas, ce petit être si fragile et en même temps si puissant, Lucas source de son malheur devait disparaître. Ce soir-là, quand tout le monde dormait, Pierre était entré dans la chambre de son frère et avait posé un oreiller sur sa tête. Il n’avait pas appuyé très fort. Juste un petit peu. Un bébé, c’est si fragile… Ensuite, il était allé se recoucher. Le lendemain matin, ses parents horrifiés avaient découvert le bébé mort dans son lit. L’enquête avait conclu à la mort subite du nourrisson. Pierre n’avait jamais été inquiété. N’était-il pas incapable de faire du mal à une mouche ? Ses parents, effondrés, lui avaient redonné un peu d’affection et avaient cessé de le frapper. Mais depuis, il vivait avec un couteau planté dans le cœur.
Pierre s’était confié à Julie… Mais pourquoi cette irrémédiable faiblesse ? L’amour, bien sûr. Qu’allait-il devenir, elle seule savait… Il était un criminel. Si elle parlait, il était fichu. Elle ne pouvait pas partir. Elle reviendrait et il irait se noyer dans ses yeux clairs…
Pierre tourna sa tête lentement vers la bouteille au-dessus de l’armoire, essaya de se lever et après deux essais vains, se dirigea en chancelant vers celle qui ne le trahirait pas. D’une main tremblante, il saisit la bouteille et la but d’une traite. Pourquoi lutter ? L’alcool était désormais son alliée et son seul réconfort.
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