« Tout peut être enlevé à un être humain, sauf une chose : la dernière liberté de l’être humain, consiste à pouvoir choisir son attitude dans n’importe quelle circonstance, de choisir la manière de faire face. » Viktor Frankl
- Citez-moi un endroit au monde que vous n'avez jamais vu, mais que vous auriez toujours souhaité visiter. - Les temples mégalithiques de Malte. J'ai toujours rêvé de les voir. Pourquoi cette question ? - Avant d'exécuter mes victimes, j'aime bien faire le point sur leur vie. Objectifs atteints. Moments forts. Rêves non réalisés, etc. - Écoutez, je pense que vous faites erreur sur la personne ? - Vous vous appelez bien Isabelle Haigneré ? Vous êtes bien propriétaire de votre ferme ? Vous avez créé le site web de votre petit club de chasse. Vous tenez un blog régulièrement, où vous racontez la vie à la ferme. Vos parents, Joseph et Anna Haigneré, sont agriculteurs retraités et n'ont pas d'autres enfants que vous ? - Ah ! Une petite erreur sur ce dernier point. En fait, j'avais deux frères plus âgés qui sont morts dans un accident de voiture, il y a quelques années. J'ai dû interrompre mes études universitaires et reprendre l'exploitation familiale, puisque mes parents commençaient à vieillir. - Oui, mais à part ce détail, nous sommes bien d'accord qu'il n'y a pas d'erreur sur la personne ? - Il y a probablement erreur sur le mobile. J'imagine mal que quelqu'un puisse souhaiter ma mort. Je n'ai pas d'ennemi à ma connaissance. Je suis plutôt paisible et d'un naturel conciliant. - Cela ne me concerne pas. Je connais rarement tous les tenants et les aboutissants de mes contrats. Je ne souhaite pas avoir d'état d'âme. Mon patron m'a juste demandé de vous faire souffrir avant de vous liquider. J'imagine qu'il existe un contentieux assez sérieux entre vous pour qu'il nuance le contrat de cette manière. - Et alors, vous allez me torturer ? - Cela dépend de vous. La torture physique, je n’en vois pas vraiment l'intérêt, surtout sur une femme, à moins qu'on me mette en colère. Par contre, un truc que j'adore, c'est la biographie de mes victimes. Si vous avez beaucoup de regrets à la fin de votre vie, des objectifs que vous auriez toujours aimé réaliser dont vous avez seulement rêvé, ça peut être assez douloureux, effectivement. Tout dépend de la manière dont vous avez géré votre vie. Tant que la victime me satisfait sur le plan biographique, je respecte l'intégrité du corps physique et la dignité humaine autant que faire se peut. Si vous me racontez votre vie avec honnêteté, je vous promets de vous exécuter proprement.
Voilà ! Maigre consolation. Je vais peut-être mourir dans la dignité. C'est mieux que rien. De toute manière, la journée avait très mal commencé. Debout à quatre heures du matin. Un vêlage difficile, mais j'ai pu me débrouiller sans faire venir le vétérinaire. Ensuite, j'ai dû faire les silos. Mais il fallait que je m’active un maximum, car ils annonçaient une météo instable. En milieu de matinée, problèmes mécaniques avec le tracteur. Quarante-cinq précieuses minutes perdues avant que j'arrive à régler le problème. Plein de cambouis sur les mains et sur mon bleu de travail. L'après-midi, l'ensileuse est tombée en panne. Une heure passée à trouver pourquoi elle se bloquait et pour arriver à la débloquer. En fin de journée, rien de tel que de gros nuages gris menaçants pour me remonter le moral. L'horloge du tracteur indiquait vingt et une heures quand j’ai décidé d'arrêter. Et puis, j'avais faim. Mes parents m'attendaient dans la salle à manger commune et Maman m'avait sûrement préparé une soupe à l'oignon et une tartine aux rillettes. Un dernier tour dans l'étable comme d'habitude, pour voir si les bêtes allaient bien et c'est le moment qu'a choisi ce désaxé pour me chloroformer.
J'ai dû dormir quelques heures, vu mon état de fatigue. J'ai repris conscience dans une pièce minuscule, en position assise, dans une espèce de baquet métallique de la taille d'une baignoire. Mes poignets fermement ligotés devant moi reposaient librement sur mes genoux. Et ce type, assis sur une chaise, me débitait ses insanités et m'annonçait que ma fin était proche. Un pistolet automatique impressionnant reposait dans un holster, sous son aisselle. Dure journée !
- Si je puis vous poser une question, n'éprouvez-vous jamais de remords à tuer des gens ? - Sûrement pas plus que vous lorsque vous flinguez un sanglier ou un chevreuil avec vos potes chasseurs. J'imagine que la mort du gibier n'est jamais considérée comme un regrettable accident de chasse, comme cela arrive parfois quand on nettoie un fusil, par exemple, mais au contraire, comme l'expression d'une volonté délibérée de tuer. - Mais ça n'a rien à voir. La viande d’un sanglier ou d’un chevreuil se mange dans notre assiette. - Et bien, moi c'est pareil. Exécuter des contrats en flinguant des homo sapiens constitue mon gagne-pain, il faut bien que je gagne mon bifteck, non ?
Ça fait au moins une heure qu'on discute. Malgré tout, il a l'air très correct, poli, bien éduqué. Peut-être pourrais-je le soudoyer. Sur mon compte d'épargne personnel, je dispose de plusieurs dizaines de milliers d'euros, durement économisés depuis des années. Je me demande combien il reçoit pour me liquider.
- Vous êtes bien payé pour faire ce boulot ? - Mon commanditaire me paye très bien. Merci. - Vous faites cela pour l'argent, j'imagine ? - Évidemment. - Peut-être pourrais-je vous tenter par une surenchère ? Je pourrais dégager très facilement 50 000 euros de mon compte d'épargne personnel. - Hum, si vous pouvez dégager cette somme facilement, cela signifie que vous disposez de davantage encore. - Absolument. - Hum... Examinons votre proposition. Vous avez réalisé votre site web, et de votre propre aveu, vous aimeriez vraiment apprendre à piloter un avion. Pour une fraction de votre fortune, vous pourriez suivre une formation informatique et devenir programmeur en C++, ou vous mettre à votre compte pour concevoir des sites web ou encore préparer une licence pour devenir pilote de ligne. Ou n'importe quelle formation débouchant sur un job recherché et très bien rémunéré. Financièrement et intellectuellement, vous en auriez les moyens ? - Bien sûr. - Et vous préférez vous échiner treize à quinze heures par jour, sept jours sur sept, dans votre trou perdu avec un salaire horaire moyen probablement à peine supérieur à celui d'un livreur de pizza ? - Vous exagérez légèrement. Mais, personne ne m'aide pour gérer la ferme. Parfois, quand je n'ai pas le choix, j'embauche des ouvriers agricoles pour des boulots ponctuels, mais c'est plutôt irrégulier. Donc c'est normal que j'y passe autant d'heures. Et puis, le devoir familial, vous connaissez ? - Quel devoir familial ? Vos parents sont à la retraite. Ils touchent une retraite, n'est-ce pas ? - Oui, bien sûr qu'ils touchent leur retraite. Sans oublier leurs économies. Toute une vie d'économies. - En quoi le fait que vous exerciez un job A ou un job B influence-t-il leur situation financière, puisqu'ils sont à la retraite et possèdent leurs économies ? - Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous ne comprenez pas. Vous n'avez pas la mentalité paysanne. Cette ferme appartient à notre famille depuis plusieurs générations. - Comment pouvez-vous savoir si j’ai la mentalité paysanne ou non ? Vous me connaissez à peine. Est-ce avec ce genre de jugements hâtifs que vous gérez votre vie ? Et si un jour vous avez des enfants, leur demanderez-vous de perpétuer la tradition et de reprendre la ferme ? - Oh mon Dieu ! Non, non, non !!! Jamais de la vie ! - Alors si je comprends bien, vous vous imposez à vous-même une torture qu'il vous répugnerait d'imposer à votre descendance. Néanmoins, vous vous y soumettez quand même, et cela, juste pour le confort psychologique de vos parents. Alors que si vous possédiez réellement plusieurs dizaines de milliers d'euros d'économies personnelles, comme vous le prétendez, vous pourriez après un an ou deux de formation, décrocher un job gratifiant, beaucoup mieux rémunéré, avec des horaires cools. Allez-y, pleurez si ça peut vous soulager, au moins je pourrai dire à mon commanditaire que je vous ai fait souffrir. Mais j'aimerais bien qu'une chose soit claire entre nous. L'alternative est simple. Soit, vous me racontez votre vie honnêtement et je vous liquide proprement sans vous toucher et sans souffrance physique inutile. Soit, vous refusez, et je vais me mettre en colère. Le camion est totalement insonorisé. Je sais faire souffrir. Vous n'arriverez pas à m'embobiner avec des balivernes qui se démolissent comme des châteaux de cartes. Alors, n'essayez pas de vous faire passer à mes yeux pour plus stupide que vous n'êtes en me faisant miroiter des surenchères imaginaires. Si vous me mentez encore une fois, je vous promets une séance de torture et, en apothéose, une balle dans le rein, là où ça fait le plus mal, et une agonie assez longue. Je veux bien être gentil et limiter les dégâts, mais je déteste qu'on se moque de moi. C'est clair ?
Oh mon Dieu ! Quelle horreur que de se voir ainsi jeter au visage, avec une telle violence, ses propres incohérences. Et au pire moment : quand c'est trop tard. Bien sûr que je pleure, pauvre crétin. Je suis crevée, très stressée à cause de ma mort imminente. Je me sens humiliée dans cette position. Comme si ce n'était pas assez dur pour une femme seule de trente ans de s'occuper d'une ferme. Et de devoir tout le temps tout porter sur mes épaules. Il faut en plus qu'un malade mental me mette le grappin dessus. Eh oui, je pleure. Enfin, merci quand même pour l'information à propos de l'isolation acoustique, je n'avais pas réalisé que je me trouvais dans un camion.
Ne pas se décourager. La première raison d’être d’un être, c’est d’être. Défendre ma vie par tous les moyens, comme si c'était la ferme ! Me motiver. Parler aussi longtemps que possible, lui raconter ma vie dans les moindres détails, puisque cela semble lui procurer une jouissance, à cet aliéné. Lui raconter tout ce que j'aurais aimé faire. Pour m'accrocher à la vie. Pour me donner de l'espoir.
Bon. Réfléchir. Observer. Cette grosse bassine dans laquelle je me trouve semble instable. Pourquoi ? Elle oscille ? En face de moi, je vois quelque chose. Peut-être un support pour un axe, qui permet à la cuve de se renverser d'un quart de tour ? Alors, il devrait y avoir la même chose derrière moi, l'autre support de l'axe. Et là, à droite, qu'est-ce que c'est que cette irrégularité sur la paroi de la cuve ? On dirait un bec verseur. Ce cadenas ouvert qui repose sur le coin d'un meuble, à quoi sert-il, que verrouille-t-il normalement ? Il est recouvert d'un morceau de chiffon roulé en boule. Je peux voir le cadenas, mais il est hors du champ de vision du déséquilibré. Est-il conscient que le cadenas est là, ou bien l'a-t-il oublié ? Et tous ces bidons, que contiennent-ils ? Que signifient tous ces symboles de danger inscrits dessus ? Et ce journal étranger dans un coin ? Je peux voir le titre. Søndagsavisen. Probablement scandinave avec le O barré. Il faut que je parle pour donner le change, tout en réfléchissant. Je n'ai pas tellement l'habitude de faire deux choses à la fois. Je peux essayer d'observer autour de moi pendant que le psychopathe me répond. Allez. Je me lance à l'aveuglette.
- Puis-je vous poser une question délicate ? - Allez-y, ma petite dame, je vous écoute, j'ai tout mon temps. - N'y a-t-il pas une anomalie psychologique à ôter la vie à des êtres humains sans éprouver le moindre remords ? - C'est votre manière de voir les choses. Vous avez une vision fragmentaire des données du problème. Cela affecte l'acuité de votre perception et votre façon de raisonner. - Sauter en parachute. - Pardon ? - Ça fait partie de mes désirs secrets, mais je n'ai jamais vraiment eu le temps. - Le temps, on le trouve toujours quand on le cherche. Vous voulez dire que c'est un souhait auquel vous n'avez jamais accordé une haute priorité ? - Oui, si ça vous fait plaisir de voir les choses comme ça. - Vous voyez cela différemment ? - Bon, OK, grammaticalement, votre affirmation est correcte. Mais vous pensez que j'ai beaucoup de loisirs avec tout le temps que je consacre à la ferme ? - Je ne sais pas jusqu'à quel point vous poussez le masochisme, ou plutôt votre sens du devoir comme vous l'appelez. Mais j'imagine quand même que si vous avez pris le temps d'aller zigouiller des chevreuils, vous auriez pu tout aussi bien sauter en parachute si cela avait eu une plus haute priorité. D'un autre côté, c'est peut-être plus important de vous défouler du stress de la ferme, en flinguant des sangliers plutôt que de prendre en compte les aspirations réelles de votre âme. Oh, pardon, excusez-moi si je vous ai choquée, le coup est parti tout seul en nettoyant mon affirmation.
Bon, pas la peine d'essayer de le dominer sur le plan rhétorique. Il est trop fort, ses arguments trop percutants. Allez, continuer à parler. Tant que je parle, je suis vivante au moins. Pourquoi tous ces bidons avec des têtes de mort ? Contiennent-ils des produits chimiques pour dissoudre le corps de ses victimes dans cette cuve ? Si oui, ça doit être assez corrosif. Peut-être trop corrosif pour le camion. La cuve doit être trop lourde à transporter. Voilà pourquoi elle pivote autour de son axe. Elle chavire avec un mécanisme et le contenu doit se déverser quelque part. Pas sur le sol du camion. Pourquoi y a-t-il un petit tapis de sol sous la chaise du schizophrène ? Il arrive presque jusqu'à la cuve. Ça masque quelque chose. Si la cuve bascule vers la droite, le liquide doit se déverser juste en plein sur ce tapis, donc il y a quelque chose dessous ? Une trappe, un trou ou quelque chose comme ça. Allez, continuer à parler. N'importe quoi, mais parler.
- J'aurais bien aimé faire du bungee jumping, voler en ULM, survoler New York en hélicoptère, photographier à ma manière Stonehenge, visiter Nazca, Machu Picchu, Angkor, participer à un stage de plongée sous-marine et terminer mes études universitaires. - Ah oui. Qu'avez-vous commencé, comme formation ? - Trois années d'archéologie. Bon, vous allez sûrement me dire, la ferme est devenue ma priorité aux dépens de l'archéologie. - Hum… Quand vous choisissez librement quelque chose, je peux vous imaginer assez passionnée. Bon, mais dans les deux cas au moins, archéologie ou agriculture, vous devez remuer de la terre. Le changement est donc moins dépaysant que, par exemple, pour un étudiant préparant un doctorat en astrophysique et qui devra devenir coiffeur pour reprendre le salon de coiffure paternel. - Ça a l'air de vous amuser le fait que j'aie dû reprendre la ferme familiale, hein ? Mes deux frères aînés devaient s'occuper de cette foutue ferme. Un soir, après une fête, ils ont eu un accident de voiture et en sont décédés quelques heures plus tard. Après l'enterrement, j'ai eu une discussion assez longue avec mes parents. La ferme représentait tout pour eux. Ils se sentaient vieillir et avaient besoin de moi. Je n'allais pas les laisser tomber, alors qu'ils venaient de perdre deux enfants d'un coup. Ça les aurait achevés. Vous ne vous rendez pas compte de tout ce qu'ils ont dû sacrifier pour nous élever, mes frères et moi. - Vous avez « dû » reprendre la ferme. Devoir. Rien à voir avec votre vrai moi et ses aspirations. Exigences extérieures à votre volonté. Faites-vous donc partie de ces autruches qui tiennent soit les autres, soit les circonstances, comme uniques responsables de leur propre malheur ? « C'est pas de ma faute à moi. Tout est de la faute des autres et de la malchance qui s'acharne contre moi ». Si ça se trouve, vous êtes certaine que votre conviction est tout à fait défendable d'un point de vue philosophique ? - Votre point de vue est tout à fait subjectif. C'est facile quand on a le beau rôle d'en imposer à autrui. Votre argument ultime, c'est la force, la violence, votre pistolet. Cela n'a aucune valeur d'un point de vue philosophique. Votre jugement est nul et non avenu. Je ne peux pas croire que vous allez m'ôter la vie. - Ah parce que vous appelez votre vie, une vie, vous ? Si on réalise un sondage dans la rue et qu'on demande à un échantillon représentatif de la population « Que signifie, pour vous, de vraiment vivre sa vie ? », vous imaginez un faisceau de convergence avec la manière dont vous gérez la vôtre ? Allons, soyez réaliste, soyez honnête avec vous-même : rendez-vous ! Résignez-vous à voir le côté positif de la mort :
1 - Plus d'horaires de travail infernaux 2 - Plus de fatigue physique déraisonnable 3 - Plus de routines contraires à vos aspirations 4 - Vous n'aurez plus à vivre « pour autrui ».
Y a-t-il un seul de ces quatre points que vous êtes absolument certaine de regretter ? Excusez-moi un instant, je vous prie.
J'ai sursauté. Son téléphone portable vient de sonner. Il le sort de sa poche et prend la communication.
- Allo... Oui... bah non pas maintenant, je suis occupé, pourquoi ? ... Ah bah oui, la seule chose prévisible avec certitude c'est qu'il y aura des imprévus. T'es plus un débutant pourtant ? Tu vas être plutôt en avance par rapport au rendez-vous convenu, non ? ... Non, je n'ai pas encore terminé. J'aime bien prendre mon temps. Pourquoi ? ... Quoi les deux, ensemble ? … Oui, j’ai assez de bidons… Si tu veux, mais il te faudra attendre que j’aie fini le mien. Tu es où maintenant ? ... Non je ne suis pas sur la route, je suis un peu en retrait dans un sentier forestier... oui le même que la dernière fois... Oui... c'est ça, assez proche de la sortie de l'autoroute... bon ok je me mettrai sur la route... Non, c'est bon, la route est assez éclairée. OK... dans cinq, dix minutes... OK... mais non c'est bon, ça va, pas de problème.
Il raccroche puis remet soigneusement son téléphone portable dans sa poche.
- Un contretemps de dernière minute avec un collègue pas très dégourdi. Il a rencontré des difficultés et va nous rejoindre dans un instant. Ne bougez pas, je reviens de suite. Je vais fermer la porte à clé.
*******
Il prend congé de moi précipitamment et, sans s'en rendre compte, avec son pied déplace de quinze centimètres environ le tapis de sol vers la sortie. Suffisamment pour découvrir une rainure intéressante. Dès le bruit du double verrouillage de la porte, j'essaie de sortir de la cuve. Vu l'insonorisation supposée, il n'y a pas une seconde à perdre. Pas facile avec les poignets liés devant moi, mais j'arrive à m'extraire tant bien que mal de cette grande bassine. Je remarque qu’il y avait derrière moi, dans la baignoire, une plaque de métal assez épaisse, d’un mètre de haut et de soixante centimètres de large, constellée de petits cratères dans sa partie inférieure. Je pousse la chaise et j'enlève le tapis de sol. Il cachait une trappe, en effet. Sûrement que le cadenas, virtuellement invisible sous le chiffon, permet de la verrouiller et qu'il a complètement oublié de le remettre. Et lui qui traite son compère de débutant. Trop comique. Je jubile rapidement, car je dois me concentrer sur l'ouverture de la trappe. Elle est assez large pour permettre sans problème l'évacuation des liquides de la cuve. J'actionne le mécanisme assez facilement. Je soulève la trappe et je la fais glisser sur le plancher du camion. Il y a assez de place, mais avec mes poignets liés je dois me contorsionner plusieurs fois, pour me retrouver sur la terre. Quand j’ai soudainement réalisé que l’épaisse plaque de métal qui se trouvait derrière moi était là pour protéger l’intérieur de la bassine des impacts de balles, j’ai trouvé une énergie surhumaine pour me dégager par l'arrière du camion, en me tortillant dessous, comme un ver de terre.
Il fait nuit. Je réalise que je n'avais aucune idée de l'heure. Les feux de position du poids lourd sont restés allumés. Je vois la plaque d'immatriculation. Étrangère. Pas le temps de la mémoriser. Je remarque juste les lettres DK dans un ovale. Plaque danoise donc. Le dingue s’est garé en marche arrière sur un chemin forestier. Prêt à déguerpir. L'avant du véhicule fait face à la route, à une centaine de mètres. L'halluciné doit se trouver là-bas, en train d'attendre son collègue.
Depuis la route, le camion me camoufle. Je m'éloigne du véhicule sans faire de bruit, dans la direction opposée à la route, bien sûr. Au fur et à mesure, j'accélère le pas. La lune éclaire légèrement le chemin qui est rectiligne. Quand j'estime que je suis assez loin, je me mets à courir, mais je perds l'équilibre et je tombe. Pas facile de défier les lois de la gravité avec mes poignets liés. Je peste mentalement, je me remets debout et recommence à courir à vitesse modérée. J'imagine que tant que je n'entends pas de bruit de voiture, le complice du taré n'est pas encore arrivé et je suis en sécurité. De toute manière, le psychopathe pense que je suis enfermée dans son camion. Et il discutera bien quelques secondes avec son compagnon quand il arrivera. J'essaie de déterminer ma marge de sécurité. Quand ma disparition va être remarquée, ils vont deviner que j'ai suivi ce chemin. Tôt ou tard, il faudra que je le quitte sinon je vais me faire rattraper.
Je traverse un carrefour forestier. Si je suis poursuivie, cela pourra semer le doute. Mais je n'ai pas trop envie de tourner à droite ou à gauche et risquer de rejoindre mon tortionnaire. Donc, je continue tout droit. Instinctivement, je préfère m'éloigner de plus en plus. Je pense que j’atteins la marge de sécurité de dix minutes que je m'étais fixée. Je quitte le chemin. Je m'enfonce dans la forêt. Je progresse avec plus de difficultés, mais je me sens de plus en plus en sécurité. Après un long moment, la forêt se termine et je débouche sur un champ de maïs. L'idéal pour marcher sans se faire voir, vu que les plants de maïs sont déjà assez hauts. Je traverse quelques rangs, pour bien quitter la lisière du champ, et ensuite, je longe une rangée pendant une demi-heure. Plus le temps passe, plus je me sens sauvée. Que fait le détraqué maintenant ? Il a dû s'apercevoir de mon évasion, il me cherche sûrement et puis il se doutera tôt ou tard que je préviendrai la gendarmerie la plus proche et que j'indiquerai la position approximative de son camion. Donc il a dû déguerpir. Ou alors, il est allé planquer son camion ailleurs, suivi par son confrère et ils sont revenus dans la même voiture, se dissimuler à proximité de la gendarmerie. Se doutant que j'irai y raconter mon histoire, peut-être m'y attendent-ils pour m'intercepter ? Hypothèse peu probable, mais je ne puis l'exclure. Maintenant que j'ai décidé de donner un sens à ma vie, je dois être très prudente et bien réfléchir à toutes mes décisions.
*******
J'ai marché longtemps dans ce champ de maïs. J'ai dû traverser une route en prenant un luxe inouï de précautions. J'ai rejoint un autre champ de maïs et j'ai continué, guettant le moindre bruit en provenance de la route. Mais déjà j’entendis un bruit de moteur dans le lointain. Je me retournai et distinguai un pinceau de phares trouant la nuit noire. J‘ai plaqué mon visage contre cette planète que j’ai tant labourée et j’ai senti sans les écouter les battements de mon cœur. La lumière des phares à coupé ma respiration jusqu’à ce que mon corps subordonne les inquiétudes de mon âme à ses propres besoins pour reprendre une respiration lente, mécanique, mais normale et rassurante aussi. Après quelques minutes de silence, je me suis remise en marche.
Alors que le jour commençait à se lever, j'ai atteint une ferme. Il y avait de la lumière dans un des hangars, j'y suis rentrée et j'ai rencontré un ouvrier agricole à qui j'ai montré mes poignets liés. Je lui ai expliqué mon kidnapping, mon évasion et je lui ai demandé d'appeler les gendarmes, ce qu'il a fait immédiatement. Il m'a ensuite libérée de mes liens, à l'aide de son canif de poche et il m’a donné une chaise pour que je puisse m’y écrouler. Mais au lieu de cela, je me suis assise par terre, je me suis couchée sur le côté, j’ai ramené mes genoux contre ma poitrine en position de chien de fusil et puis je me suis mise à pleurer pendant plusieurs minutes. Il a essayé de me consoler maladroitement avec ses « Allez ! Allez ! », puis il est allé réveiller son patron et ils m’ont donné à boire et à manger. Auparavant, j'ai pu faire un brin de toilette, surtout pour mes mains. En attendant les gendarmes, nous avons regardé sur une carte, s'il était possible de retracer mon itinéraire depuis le camion, mais vu mes divers changements de direction et le fait que j'aie marché pendant plusieurs heures – au moins trois heures, à mon avis – cela n'était pas très concluant.
L'adjudant Perez est venu d'un coup de voiture, accompagné d'un aspirant. Ils m'ont emmenée à la gendarmerie, où ils ont pris ma déposition. J'ai passé un coup de fil à mes parents qui étaient extrêmement inquiets de ma disparition. Les gendarmes ont exprimé le souhait que je les aide à retrouver l'endroit où le camion était garé. Ils ont dû insister, car je trouvais cela un peu futile, et je n'ai accepté qu'une fois convaincue de l'importance de prendre les empreintes des pneus du camion. Ce n'est pas très facile de repérer en plein jour un endroit vu furtivement la nuit. Ils ont sorti plusieurs cartes et cerclé quelques endroits potentiels en fonction de mes indications. Cela nous a pris deux heures pour retrouver l'emplacement exact. Pas d'erreur possible, c'était le bon chemin forestier vu que depuis la route et sur plusieurs dizaines de mètres toutes les traces de pneus avaient été méthodiquement détruites avec les pieds ou aplaties avec une pelle. Les gendarmes m'ont déposée chez moi vers neuf heures du matin. J'ai bu un café avec mes parents qui, visiblement, avaient tous deux le visage assez défait. Sous la douche, je me suis exclamée à voix haute « Bon sang !!! Mon blog, mon site web !!! Mais bien sûr ! Mais c'est pas possible d'être aussi naïve ! » J'ai eu un éclair d'illumination. J'ai fait une liste d'achats et j'ai passé quelques coups de téléphone pour prendre des rendez-vous.
*******
Vers 17 heures, j'ai vu arriver une voiture de la gendarmerie. L'adjudant Perez était tout seul, cette fois. Il s'est approché de la porte d'entrée alors que je m'apprêtais à sortir.
- Bonjour, vous êtes la sœur d'Isabelle Haigneré ? - Non, je suis fille unique ! Manucure, nouvelle coiffure, fringues décentes, T-shirt moulant et hop, on ne me reconnaît plus ? - Oh ! Excusez-moi. - Ce n'est pas grave. D'une certaine manière, c'est assez flatteur. Cela vous gêne si nous allons discuter dehors ? J'ai eu une discussion assez difficile avec mes parents. J'ai commandé un taxi pour l'aéroport, et il devrait arriver dans quelques minutes. - Attendez. Il y a des développements nouveaux dans votre affaire. - Ne me dites pas que vous avez déjà arrêté mon bourreau ? - Non, mais en fait, comme vous avez remarqué certains éléments, nous nous sommes renseignés par Interpol chez les Danois. - Et alors, un « modus operandi » similaire à celui de mon kidnapping a-t-il été découvert au Danemark ? - Tout à fait. - Et la victime avait un site web ou un blog, comme moi ? - Oui, j'allais vous demander si vous en aviez un... - Et bien sûr, la victime s'est échappée sans problème et n'a jamais été inquiétée par la suite ? - Exactement. L'incident s'est produit il y a deux mois et rien de neuf n'a été signalé ultérieurement. - J'imagine que la description du kidnappeur est différente ? - Oui, très différente, en effet, vous avez l'air d'avoir une assez bonne idée de ce que tout ce que cette énigme signifie réellement. Vous n'avez jamais envisagé d'entrer à la Gendarmerie ? - Mes parents ne m'ont jamais vraiment laissé le temps de choisir ma vocation finale. - Et vous voyez un parallèle entre les deux affaires ? Vous ne savez rien de ce qui s'est passé au Danemark, pourtant. - La plaque minéralogique danoise était fausse, j'imagine. Mais elle était là pour indiquer que je n'ai aucun souci à me faire pour mon futur. - Alors qu'est-ce que vous faites habillée ainsi ? Pourquoi ce sac de voyage ? Pourquoi fuir si vous pensez n'avoir plus rien à craindre ? - Je n'ai eu que la cure que je méritais. Être têtu, c'est se mentir à soi-même, par peur de la réalité. Et j'ai toujours été très têtue. Quel meilleur traitement que celui qui m'a été infligé pour me guérir ? - Je ne comprends rien à ce que vous dites. - Le journal et la fausse plaque danoise étaient pour vous mettre sur la piste. Un cas parallèle. Exécutant différent, mais même commanditaire. Probablement quelqu'un d'assez riche pour organiser de tels coups avec des hommes de main aussi efficaces. Il écume le web et choisit ses malades. Si possible, des cas extrêmes, incurables, comme le mien. Il leur inflige un traitement de choc pour les guérir. En fait, j'ai eu une chance incroyable. J'ai été l'heureuse bénéficiaire de la générosité d'un millionnaire excentrique. Il n'y avait pas vraiment de contrat sur ma tête. Juste un sale moment à passer. Me faire avouer à moi-même tout ce que j'aurais aimé faire dans ma vie, sans jamais l'oser. - Vous voulez dire que tout ça était une sorte de blague ? - Grosso modo, oui. À moins que vous n'ayez une meilleure explication à me fournir ? C'est un peu comme les soi-disant concours où il faut trouver une formule publicitaire originale. Le meilleur slogan gagne un prix. Adolescente, j'avais pris part à une telle épreuve, pour une marque de chocolat dont je ne me souviens même plus du nom. Sur la carte postale, j'avais écrit : « Le chocolat machinchouette, c'est bon, mangez-en ! Le chocolat machinchouette, ce n'est pas cher, achetez-en ! » Des années plus tard, à l'université, j'avais appris qu'il s'agissait en réalité d'une technique de manipulation. Les consommateurs prenant part à ce genre d’amusement pensent qu’ils vont faire preuve de créativité, mais, le véritable but de l'exercice, c'est qu'ils s'auto-convainquent eux-mêmes, en trouvant des qualités à vanter pour un produit. Et qu’ils continuent ainsi de l'acheter, puisqu'ils sont supposés avoir raison. - ... - En fait, pour revenir à mon rapt, il s'agissait juste d'une mise au point sur ce qu'auraient pu être les plus belles années de ma vie, si j'avais été plus proche des aspirations de mon âme, moins têtue. Tout cela n'était qu'une mascarade. Rétrospectivement, l'évasion était tellement facile. Tout est si clair, si évident, maintenant que le contexte émotionnel est absent. - Qu'est-ce que vous allez faire ? - Je pense que je vais surtout me concentrer sur le fait que j'ai eu une chance incroyable d'avoir été choisie par ce généreux commanditaire. J'ai l'impression qu'un ange s'est penché sur moi. J'ai encore plein de poussière d'étoiles dans les yeux. - Euh... Concrètement, ça va déboucher sur quoi ? - Vivre. - C'est-à-dire ? - Passeport, carte de crédit, Air Malta, temples mégalithiques, pour commencer. Et probablement, aussi un stage d’initiation à la plongée sous-marine. Vivre quoi, vous savez, ce truc que font les êtres humains normaux ? - Non. Je pense qu'il y a quelque chose qui m'échappe. - Si j'étais née dans un contexte différent, aurais-je souhaité devenir agricultrice à tout prix ? Si j'avais un enfant, souhaiterais-je vraiment qu'il devienne fermier pour reprendre l'exploitation familiale ? En travaillant comme une esclave 15 heures par jour, vais-je rencontrer, et surtout garder, l’homme de mes rêves ? Non. Alors, je veux savoir qui je suis réellement. Sans tout ce fatras d'idées reçues sur le devoir familial et la tradition que l'on m'a imposés au fil des ans. Si nous crevions tous de faim, ma vie d'agricultrice et mes sacrifices auraient eu un sens. Mais ce n'est pas le cas. On m'a lavé le cerveau et j'essaie de me déconditionner.
J'entends un bruit de moteur. Le crissement de pneus sur le gravier. C'est mon taxi. Ma nouvelle vie va commencer dans quelques secondes.
- Et la ferme ? - Ce n’est plus mon problème. Mon parrain, le seul à applaudir ma décision, va s'occuper de certaines formalités administratives. Il louera des bras qualifiés pour continuer à l'exploiter jusqu'à ce que l’on trouve une solution acceptable pour papa et maman. - Et vos parents, comment prennent-ils cela ? - Mal, très mal. C'est toute leur vie. L'idéal d'un horizon limité, écrasé par le poids des ancêtres. - Mais cela ne vous fait-il pas mal au cœur d'abandonner vos parents comme ça ? - C'est votre manière de voir les choses. Vous avez une vision fragmentaire des données du problème. Cela affecte l'acuité de votre perception et votre façon de raisonner. - Vous voulez dire que ça ne vous fait rien de tout quitter, comme ça ? - Je ne sais pas comment vous expliquer ça. J’essaye de me mettre à votre place. Écoutez, je suis en état de choc ! - Bien sûr, je comprends. - Le syndrome de Stockholm, vous connaissez ? - Oui. Quand les otages épousent le parti et les idéaux des terroristes qui les ont kidnappés ? - Absolument. - Mais ça n'a rien à voir avec vous. Vous n'avez pas été kidnappée par un terroriste revendiquant l'indépendance d'un territoire sous occupation, que je sache ? - Écoutez-moi, j'ai été kidnappée et terrorisée ; je suis traumatisée et je revendique le droit de souffrir du syndrome de Stockholm, bon sang ! C'est clair ? - OK, ça va, ne vous énervez pas. - Bon, mon taxi m’attend et mon avion décolle dans quatre heures. Excusez-moi, mais je dois y aller maintenant, j'ai rendez-vous avec moi-même.
|