Où le lecteur croise avec Ulysse et Albert sur la mer d'Onan ***
Le ciel est violet à force d'être comprimé par les nuées au ventre tendu de trombes prêtes à tomber en déluge, déchiré par les éclairs, bousculé par les déferlantes qui montent jusqu'à lui pour se charger d'eau encore et toujours plus avant de se ruer sur le YAB qui grince et gémit sous les coups de boutoir.
Lui est là, debout, les yeux perdus dans ce déchaînement, bien campé face à la démesure qui l'assaille, faisant corps avec ce pauvre YAB depuis...
Depuis quand au fait ?
***Où il est question de temps ***
Il se souvient avoir embarqué un jour sur le YAB mais sa notion du temps s'est vite déréglée. Il avait bien compté les jours et les nuits au début. Il avait même consciencieusement noté toutes les dates sur son grand livre de bord, martelant la suite un peu monotone des jours jusqu'à cette tempête. Avant, la succession des jours et des nuits y est consignée avec le soin quasi maniaque des personnes qui affrontent seules les tourments et à qui la routine tient lieu de fil de vie. Mais après, plus rien, le grand blanc. Enfin, plutôt le grand gris. Elle était venue progressivement cette tempête. Depuis son embarquement sur le YAB, il n'avait jamais réellement fait beau. Mais là, petit à petit, elle était montée en puissance. Il allumait les feux le soir d'ordinaire, et il avait toujours su à quel moment cela était nécessaire. Le jour se démarquait toujours suffisamment de la nuit pour qu'il sente que le moment était venu. Il quittait alors son poste, face aux éléments, pour plonger dans le ventre du YAB, y allumer les feux, remplir le registre, dîner vite afin de remonter là-haut au plus vite. Mais cette fois, il avait dû descendre bien avant que la nuit ne fût tombée. La violence des vagues avait tenté de submerger le pauvre YAB qui se débattait, résistait sous une lumière de fin du monde qui avait fini par s'éteindre tout à fait dans le début de l'après-midi. Il avait donc dû allumer les feux à ce moment-là. Il était remonté aussitôt fait, sans même noter la situation dans le registre. Cette omission, une vétille somme toute, serait pourtant lourde de conséquences...
Une fois remonté là-haut, à son poste, il avait été pris dans cette tourmente dont il ne devrait jamais savoir combien de temps elle avait duré. Debout face au vent, il avait veillé, tremblé, avec son YAB. Il n’avait aperçu la lumière du jour que bien plus tard, quand une déchirure dans les nuages épais lui avait permis de découvrir un soleil déjà haut. Il avait perdu toute notion du temps au cours de cette longue tempête qui avait duré plusieurs jours, quelques heures seulement, il n’en savait rien. À en croire ses doigts qui couraient sur ses joues recouvertes d'un début de barbe hirsute, c'était en jours qu'il fallait compter. Mais voilà, il avait perdu le fil. S'était-il rasé le matin précédent cette tempête ? Qui pourrait le lui confirmer de toute manière ? Un peu hagard, il descendit dans les profondeurs du YAB. Croisant un miroir il ne reconnut pas son image, à l'allure de naufragé, aux cheveux devenus blancs, aux yeux bleus qui avaient été délavés, rincés par l'épreuve.
- Bonjour monsieur, qui êtes-vous ? Comment êtes-vous monté sur mon YAB ? J'y ai embarqué seul il y a déjà, heu, voyons un bout de temps et je ne savais pas avoir un compagnon... -... - Alors quoi, vous êtes muet ? -... - Hé bien parlez ! Je ne vais pas vous débarquer vous savez ! Vous avez vu l'état de la mer. -... -Bon bon, je vois.
Il s'éloigna du miroir, perplexe. Cet étranger, ce clandestin qu’il venait de croiser représentait-il un danger ? Était-il prudent de le laisser là ? Il n'avait aucun moyen de le débarquer de toute manière. Et puis, il n'avait pu embarquer qu'avant lui...
***Où il est encore question de temps ***
Cette question de l'autre devenait obsédante. Il ne devait pas représenter un bien grand danger ni même lui vouloir du mal, il avait en effet eu mille opportunités de l'occire. Mais pourquoi cette discrétion ? Il ne l'avait vu qu’à une occasion. Et il avait refusé de parler. Mais il n'avait pas le regard fuyant du sournois, non. Il avait soutenu son regard pendant tout l'échange. Mais il n'avait pas dit un mot, ça non. Était-il étranger ? Sourd ? Malveillant ?
En tous cas, il ne se montrait pas, il avait passé son temps caché dans les entrailles de son YAB. Il avait certainement suivi tous ses faits et gestes. Il avait bien dû manger aussi. Oui, voilà, il mangeait ses provisions. Ils allaient droit à la famine, oui, disette et scorbut seraient leur lot. Non, ce n'était pas possible. Il fallait mettre au point un stratagème pour l'obliger à se dévoiler et à jouer cartes sur table.
Il commença donc à organiser de manière différente le YAB afin de ne plus avoir à descendre dans ses entrailles. Il profita de la longue soirée afin de planifier l'affaire : - Remonter toute la nourriture ; - Remonter une barrique d'eau. Avec ce qu'il pleut, elle se remplira ; - Se construire un abri ici, donc remonter toile huilée et cordage ; - Et l'allumage des feux ? Il n'y a qu'à ne plus les éteindre... Il remonta donc tout ce qui lui serait nécessaire.
Les journées passaient vite et cette nouvelle vie entièrement extérieure lui convenait tout à fait. Il en avait presque oublié les entrailles du YAB et son redoutable passager clandestin. Au moins là, sous sa bâche était-il à l’abri. Il prêtait de plus en plus attention au monde qui l'entourait et il vécut un jour une expérience qui lui rappela qu'il avait un passager.
Le temps avait été plutôt clément les deux jours précédents et les vagues avaient perdu de leur violence. Il avait profité de ce répit pour se laver, se raser de près, faire un peu de lessive, raccommoder, recoudre un ou deux boutons qui pouvaient manquer ici ou là. Il en profita aussi pour faire un inventaire de ses denrées. Après s'être activé ainsi toute la journée, il remarqua comme une lueur qui provenait de la mer elle même. Elle paraissait scintiller, être fluorescente. Au fur et à mesure que le jour déclinait, la sensation luminescente se précisait. C'est cela. Il avait trouvé. Il était au beau milieu d'un ban de krill. Il était au beau milieu d'une des curiosités et des raretés de la nature. Seuls quelques rares privilégiés avaient pu admirer le spectacle de ces micro crevettes activant les fonctions fluorescentes du micro plancton qui les entourait et les nourrissait. Quand le jour se fut totalement éteint, le spectacle déjà féerique devint littéralement émouvant. La surface de la mer était légèrement frissonnante de cette masse vivante et lumineuse et il lui semblait entendre comme une musique, un doux bruissement aussi ténu que celui d'un souffle d'air dans les feuilles d'un peuplier. Cette douceur le reposait du métronome lancinant de la forte houle cognant le pauvre YAB de toute sa férocité. Soudain, un feulement sauvage monta des flots lumineux et des traînées noires et bouillonnantes zébrèrent l’étendue fluorescente. Deux énormes masses noires se jetaient avec délice, la bouche grande ouverte, dans la masse frémissante de krill, véritable gourmandise à leurs yeux. Les mastodontes se régalaient, virevoltant, laissant derrière eux de sinistres traînées noires.
Ce spectacle lui provoqua une nausée violente qui le renvoya à une peur qu'il avait oubliée depuis qu'il avait migré à l'extérieur. Il avait sous ses propres pieds un inconnu qui pouvait se révéler, sait-on jamais être un monstre du calibre de ceux qui sévissaient là autour de lui. D'autant qu'il lui avait coupé les vivres, littéralement, depuis... heu... quelque temps. Il décida donc de jeter dans les entrailles du YAB une boite de conserve et de déposer un bol d'eau sur la première marche tous les soirs. Cela lui évitera peut être que, dans un accès de folie provoqué par la faim, il ne vienne se jeter sur lui pour s'en repaître.
***Où il est temps ***
... Il est donc là ce soir dans les prémices de la tempête, et dans cet état d'esprit. Il a consciencieusement envoyé une boite de conserve tous les soirs dans le fond du YAB et a changé l'eau de l'écuelle. Il ne sait plus pourquoi mais le fait avec conscience. Il a remarqué, à force d'observation qu'il fait toujours des conditions météo plus déplorables sur le YAB que dans son environnement. Il y pense maintenant. Car pour la première fois, il voit s'approcher de lui un bateau. Il pointe droit vers lui. Il approche et aborde le YAB. Quelqu'un fait mine d'en descendre. Il met alors ses mains en porte-voix :
- Ho hé du bateau ! - Bonjour ! - Bienvenue ! - Oui, j'imagine ! Six mois sur ton phare !!!
© Frédéric Arcy, juin 2008
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