Lorsque Sofia ouvrit les yeux, il faisait presque jour. Elle était réveillée depuis longtemps à guetter les bruits au rez-de-chaussée. En entendant la porte se refermer, elle se sentit prête à affronter l’inanité de son existence. Maintenant, il n’y avait plus personne pour lui demander de repasser en vitesse une chemise ou pour solliciter de l’aide pour nouer une cravate. Ne trouvant aucune bonne raison de se lever, elle resta allongée à fixer les fissures au plafond, en écoutant le vent dans les branches du merisier devant la maison. La veille, elle s’était emportée contre son mari. Rien de bien méchant, quelques mots de vaine colère lancés précipitamment pour un incident qui n’en valait vraiment pas la peine, rien de toute façon, qui aurait pu élargir davantage le gouffre qui, depuis quelque temps, commençait à se creuser entre eux. Benjamin était rentré en retard, comme cela lui arrivait dorénavant un jour sur deux, et il avait crié, la porte à peine franchie :
– Je monte prendre une douche, je ne mange pas à la maison ce soir.
Elle s’était précipitée hors de la cuisine pour l’intercepter et demander des explications. Comme seuls signes de son passage, elle avait repéré ses mocassins abandonnés au pied de l’escalier et son attaché-case jeté sur le guéridon. En soupirant et en se traitant de pauvre cloche, elle avait été ranger la mallette sous le bureau et les chaussures à côté du porte-parapluies. Lorsqu’il était redescendu, cheveux encore humides et chemise largement entrouverte sur la poitrine, et qu’il avait voulu effleurer ses lèvres d’un baiser, elle s’était détournée et avait hurlé :
– Tu me prends pour qui, Benjamin, pour ta bonniche ?
Il l’avait fixée avec une lueur d’étonnement au fond des yeux et elle avait ajouté en avalant ses mots :
– Tes affaires, bon Dieu, tes affaires, tu pourrais au moins faire l’effort de ne pas les laisser traîner n’importe où. Ta sainte femme de mère ne t’a-t-elle donc pas appris le sens de l’ordre ?
Elle l’avait vu blêmir et avait bredouillé :
– Excuse-moi, Ben, je ne voulais pas m’en prendre à ta mère…
D’un ton fielleux, il avait susurré :
– Je ne t’en veux pas, Sofia, je sais qu’il t’arrive souvent de parler sans réfléchir, mais je te trouve bien énervée depuis quelque temps. Ce n’est pourtant pas le travail que tu abats ici qui te met dans un état pareil.
Cette réflexion lui avait fait l’effet d’un coup de poing et elle s’était sentie ravalée à moins que rien, une espèce de potiche qui avait eu, un jour, son utilité mais qui ne servait plus à rien.
Elle était restée éveillée une grande partie de la nuit à lire tout d’abord quelques pages de l’aride « Traité du gouvernement civil » de Locke, à se tourner et à se retourner ensuite à chercher la bienheureuse amnésie qu’apporte le sommeil, en s’efforçant de faire l’impasse sur les images du jeune étudiant si charmant et si attentionné que le hasard lui avait fait croiser, vingt ans auparavant, au détour des couloirs de la faculté et dont elle s’était éprise dès pratiquement le premier instant. Lorsque son mari était rentré, elle avait rapidement éteint la lampe de chevet et avait fait mine de dormir lorsqu’il avait entrouvert la porte de ce qui avait été leur nid d’amour au début de leur mariage. À cet instant, elle n’aurait pu supporter qu’il lui adresse la parole ou qu’il la touche. Elle resserra la couverture autour d’elle et se recroquevilla sur le côté. Elle estimait, peut-être à tort, avoir été une bonne mère et une bonne épouse. Elle avait assuré au mieux ses devoirs de maîtresse de maison et avait toujours essayé de satisfaire Benjamin sur le plan sexuel. Malgré ses quarante ans passés, elle se savait encore attirante et elle croyait même être mieux conservée que la plupart des femmes de sa génération. Elle ne pensait pas avoir de défauts majeurs qui seraient apparus avec l’âge et dont elle n’aurait pas été consciente, et elle continuait à supporter, sans trop se plaindre, les menus travers de son époux dont elle s’était pourtant tant irritée au commencement de leur vie de couple, cette habitude qu’il avait conservée de son enfance, de se promener en pyjama la plus grande partie du dimanche, cet esprit de contradiction qui le poussait parfois à s’emporter lorsqu’on n’était pas d’accord avec lui, ces jugements à l’emporte-pièce qu’il assenait brutalement au détour d’une conversation et qui pouvaient faire se hérisser ses interlocuteurs. Elle ne voyait donc pas en quoi elle avait démérité et elle finit par se demander si son mari n’avait pas quelque secret à dissimuler. Se lamenter sur son triste sort ne lui apportant nul réconfort, elle tenta de se convaincre qu’il lui fallait se lever. Elle n’avait qu’une seule envie, les sucreries dont elle se gavait devant la télévision après le dîner. Mais d’ici là, il y avait encore de nombreuses heures à tuer. Elle sortit finalement du lit, releva le volet et s’attarda devant la fenêtre dans la contemplation absente de la maison d’en face. Si elle avait été plus fière et plus courageuse, tout aurait été bien différent. Elle aurait eu la force de quitter cette situation qui l’avait transformée en l’ombre de ce qu’elle avait souhaité être. Mais elle avait préféré se laisser guider par la main comme une petite fille sage en pensant que son existence se peindrait éternellement de rose bonbon. N’était-il pas déjà trop tard pour espérer changer quoi que ce soit ?
Une feuille arrachée à un agenda était coincée sous le repose-plats. Benjamin y avait hâtivement griffonné : « Je ne serai pas au bureau de toute la matinée, j’accompagne maman à l’hôpital. » Elle s’interrogea sur ce que sa belle-mère s’était cette fois découvert comme nouvelle maladie. Depuis que Sofia la connaissait, elle avait toujours entendu la vieille femme se plaindre et l’avait vue à maintes reprises alitée alors qu’elle semblait en pleine forme. Était-ce pour qu’on s’intéresse à elle ou n’était-ce que les symptômes apparents d’un mal-être dont Emma aurait été incapable de parler ? Sofia s’était souvent posé la question sans trouver de réponse et elle avait fini par se convaincre que sa belle-mère n’était qu’une de ces personnes névrosées pour qui la vie semble n’être qu’une longue suite de maux imaginaires. Alors qu’elle achevait de ranger la vaisselle du petit déjeuner, une sonnerie brisa le silence de la pièce. Elle repéra le portable que Benjamin avait oublié sous le journal et consulta le numéro qui s’affichait. Celui-ci lui étant tout à fait inconnu, elle hésita à décrocher – elle n’avait pas de temps à perdre à repousser les sollicitations d’un quelconque importun. Mais les sonneries continuant à lui agacer les tympans, elle finit par céder.
– Sofia Vaneste.
Elle entendit respirer à l’autre bout du fil, une respiration hésitante de personne qui a couru ou est atteinte d’une affection respiratoire.
– À qui ai-je l’honneur ? – Je cherche Benjamin, j’ai essayé de le contacter au bureau, mais on m’a répondu qu’il était absent.
Une voix de femme, une voix très jeune.
– Il n’est pas là et je ne pense pas que ce soit le moment idéal pour le déranger. C’est de la part de qui ?
Un silence se fit qui ne dura pas.
– Vous pourriez lui signaler que Laurie a téléphoné, on s’est rencontrés à la foire du jeu de Essen, il se souviendra de moi. Dites-lui de me rappeler.
Tout cela fut débité d’une traite avec le ton de supériorité que doit employer le maître avec l’esclave, sans une ombre de sourire, sans même un s’il vous plaît ou un merci. Choquée par ce qu’elle imaginait derrière ces quelques phrases, Sofia resta quelques secondes le combiné collé contre l’oreille, à ressasser les paroles de l’inconnue. Laurie et Benjamin, rien que les deux prénoms, les noms de famille étant considérés comme superflus et les numéros de téléphone étant notés depuis longtemps sur quelque page ornée de cœurs entrelacés. Elle finit par reposer l’appareil et s’efforça de se rassurer. C’était peut-être une collègue trop timide ou trop inexpérimentée pour oser se présenter ou plus probablement, une collaboratrice d’une autre firme en quête l’un ou l’autre renseignement. Pensive, elle fit défiler les communications de la semaine précédente. À cinq reprises apparaissait le même numéro. En constatant la probable infidélité de Benjamin, Sofia s’étonna de sa réaction. Elle ne ressentait ni colère, ni chagrin, juste l’étonnement d’avoir enfin obtenu une explication. Son mari ne la méprisait pas, il en aimait une autre tout simplement. Forte de cette découverte, elle se dirigea vers la salle de bain où elle se doucha, se brossa les cheveux et s’habilla. Elle se sentait beaucoup mieux dans sa peau, sa démarche lui apparaissait plus légère et l’air même lui semblait plus facile à respirer. Ce coup de téléphone lui avait donné une arme qui allait lui permettre de se battre avec de meilleures cartes entre les mains et peut-être d’obtenir ce à quoi, depuis longtemps, elle aspirait, la liberté d’être enfin elle-même.
Elle enfila un anorak et décida de ne pas se rendre à la bibliothèque municipale où, deux fois par semaine, elle tâchait d’enseigner des rudiments de français à un groupe d’immigrées. Elle n’ignorait pas qu’elle allait décevoir ses élèves, mais dans l’état d’esprit où elle se trouvait, elle ne se voyait pas supporter les bavardages et les minauderies de ces femmes, libérées le temps d’une courte leçon, des pesanteurs du foyer. Elle rejeta le capuchon en arrière et laissa le crachin lui fouetter le visage. Elle avait envie de danser en imaginant la vie qu’elle mènerait lorsqu’elle aurait réussi à régler ses problèmes. Dans les brumes d’une existence antérieure, avant qu’elle ne tombe enceinte de Johan, elle avait travaillé quelques mois dans une entreprise de fabrications métalliques. Comme toute bonne secrétaire, elle avait déchargé son patron des petits désagréments quotidiens, l’avait protégé, autant que possible, contre toute intrusion intempestive et avait fait obstacle à tout ou partie de tout ce qui aurait pu le perturber. Elle se sentait encore capable d’assumer de telles fonctions et elle pensait que malgré la crise et son âge, elle pourrait, sans trop de difficultés, dénicher un emploi convenable. Elle se dirigea vers la cathédrale, tourna à droite après la boutique de farces et attrapes et suivit le chemin le long de la rivière. À hauteur de l’île d’Yonne, elle perçut la musiquette aigrelette qu’elle avait téléchargée sur son portable. Elle le laissa résonner et continua à marcher en observant, amusée, le couple de canards qui papotaient en escaladant la berge. Arrivée sur le cours Tarbé, elle consulta le téléphone et constata que l’appel avait été émis de la maison. Elle composa le numéro du poste fixe et tomba sur un message de Benjamin. Il s’exprimait dans un grand heurt de mots, d’une voix paniquée qu’elle ne lui connaissait pas.
– Sofia, c’est moi. Le rendez-vous de maman s’est mal déroulé… Les médecins ont décelé quelque chose, cette fois. Peut-être une tumeur, mais ils n’ont pas voulu m’en révéler plus, tu sais comment cela peut se passer avec le corps médical, et comment certains toubibs peuvent se montrer bornés quand on désire en savoir plus, surtout quand tu n’es pas concerné directement… Faut pas vous affoler, monsieur, qu’ils m’ont dit, votre mère a l’air assez costaude pour supporter une opération. J’aurais voulu les y voir moi, ces idiots, c’est de ma mère dont il s’agit quand même… J’ai reconduit maman chez elle, elle ne voulait pas rester à l’hôpital, mais elle doit y retourner après-demain. J’ai proposé de lui tenir compagnie, mais elle a refusé en me disant : « Voilà vingt ans que je souffre, Benjamin, et je ne vois pas ce que ta présence pourrait m’apporter de plus… » Alors je me demande si cela ne serait pas bien que tu ailles la voir pour lui remonter le moral. Je serai au bureau le reste de la journée. Tu veux bien me rappeler pour me dire ce que tu comptes faire.
Sofia stoppa devant le restaurant chinois à l’angle de la rue de la République et éteignit le portable. Emma, malade ? Cela lui paraissait inconcevable. Sa belle-mère l’avait tellement éreintée avec ses souffrances imaginaires qu’il lui semblait impensable qu’elle puisse souffrir d’une véritable maladie.
Alors qu’elle s’apprêtait à sonner, Sofia se ravisa et ouvrit la porte avec la clé du trousseau qu’elle avait été récupérer à la maison. Si sa belle-mère s’était assoupie comme elle le faisait presque chaque début d’après-midi, elle ne tenait pas à la réveiller trop brutalement et subir ensuite la mauvaise humeur dont la vieille dame était coutumière lorsque quelque imprévu perturbait son petit train-train quotidien. Emma la surprit dans le couloir et s’étonna :
– C’est toi, Sofia ? Je pensais que Benjamin était revenu, il avait l’air fort tracassé quand il m’a quittée. Mais je suis quand même heureuse de te voir.
Sofia s’attendait à beaucoup de choses, mais certainement pas à cette vieille dame souriante, vêtue d’un tablier à ramages rouges et bleus.
– Tu ne t’es pas rendue à la bibliothèque ?
Elle retira son anorak et le suspendit à la patère.
– J’ai préféré venir bavarder avec vous. Benjamin m’a téléphoné pour me faire part des résultats de la visite médicale et j’ai pensé que vous aimeriez avoir de la compagnie. – Il ne fallait rien changer à ton emploi du temps, Sofia. Apprendre subitement que l’on est atteint de quelque chose de grave, cela, bien sûr, vous terrifie, mais quand on y repense à tête reposée, on se dit qu’on n’a pas le choix et que ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
Sofia n’y comprenait plus rien. Elle avait pensé découvrir sa belle-mère accablée par la nouvelle, elle l’avait imaginée blottie au fond de son lit à s’apitoyer sur son sort, elle était face à une femme pleine de vitalité qui semblait avoir rajeuni de dix ans. Elle resta silencieuse un moment comme si elle craignait d’émietter la carapace d’apparente sérénité dont Emma semblait s’être drapée, puis après s’être éclairci la gorge, elle attaqua mezza voce :
– Benjamin m’a raconté très peu de choses, je crois d’ailleurs que les médecins se sont montrés plutôt évasifs et qu’ils n’ont pas voulu trop lui en dire. – Les médecins, la coupa la vieille dame d’un ton irrité, les médecins, voilà vingt ans que je les fréquente et que je m’efforce de les persuader que je suis réellement souffrante, vingt ans qu’ils m’écoutent me plaindre, m’examinent, m’auscultent, me palpent, vingt ans où ils me regardent avec de grands yeux ronds amusés où je lis doute et scepticisme. Et puis là, subitement, alors que je ne me suis jamais portée aussi bien, ils me découvrent une belle et bonne saloperie. – Mais que vous ont-ils expliqué exactement ? – Tu sais ce qu’il en est avec ces gens-là, ils emploient des mots parfois si compliqués que la moitié du temps, on a bien des difficultés à les comprendre. Mais je dois avouer que cette fois, ils avaient l’air fort embarrassés. Ils veulent d’ailleurs pratiquer une intervention le plus rapidement possible.
Elle esquissa un pauvre sourire et haussa délicatement les épaules.
– Bon, assez parlé de ma petite personne. Accompagne-moi, j’ai une surprise pour toi.
Elles pénétrèrent dans le salon et Emma invita Sofia à prendre place dans le fauteuil qu’elle se réservait habituellement.
– Une petite tasse de café, Sofia ? – Non, non, ne vous dérangez pas, je vais m’en charger. – Reste assise, ma fille, je ne suis pas encore impotente.
Sofia balaya la pièce du regard et fut surprise par le désordre qui y régnait. Les tiroirs du bureau étaient grand ouverts et on avait dispersé leur contenu sur la moindre surface plane disponible en empilements incertains de classeurs, de chemises, de dossiers, de factures et de quittances d’électricité ou de gaz.
– Comme tu peux le remarquer, je me suis décidée à trier et à me débarrasser de certains documents, fit une voix en provenance de la cuisine. Si tu savais tout ce qu’on peut conserver ! Imagine-toi qu’il y a même des papiers datant de l’époque où ton beau-père vivait encore, je ne te dis pas dans quel état ils sont. Je veux que tout soit en ordre s’il m’arrive quelque chose et je ne tiens pas à ce que ton mari s’arrache les cheveux s’il ne s’y retrouve pas dans ce fatras. – Il ne faut pas penser comme cela, Emma. La médecine, à l’heure actuelle, est capable de bien des miracles. – Des miracles, persifla la vieille femme, il y a très longtemps que je n’y crois plus et je me demande même si j’y ai cru un jour.
Elle s’encadra dans l’embrasure de la porte, les bras chargés d’un plateau, le déposa délicatement sur la table basse et entreprit de servir le café d’une main qui tremblait légèrement.
– Si nous parlions de quelque chose de moins pénible, proposa-t-elle en tendant une tasse à Sofia. Cela commence à m’irriter sérieusement que l’on se tracasse autant pour ma santé. Tiens, j’ai pensé à vous en effectuant mon grand nettoyage. – À nous, s’étonna Sofia, qui trouvait sidérant que dans de telles circonstances, l’être foncièrement égoïste qu’était sa belle-mère s’intéresse plus aux autres qu’à elle-même. – À toi et aux enfants, précisa Emma. Cela peut sembler déroutant venant de ma part, mais je me suis dit que je pouvais bien vous faire un petit plaisir. Je sais que je n’ai jamais été la belle-mère idéale ou la grand-maman gâteau, alors il est peut-être temps que je me rattrape. – Et Benjamin ? hasarda Sofia. – Benjamin, quoi Benjamin ! Pourquoi te préoccuper autant de ton mari, tu crois que dans la même situation, il réagirait comme toi… Détrompe-toi, ma fille, je suis la mieux placée pour savoir que sous les sourires mielleux se cache quelqu’un qui se considère comme le centre du monde… Tu es trop bonne, je dirais même trop complaisante avec lui, et de temps en temps, quitte à l’affronter violemment, tu devrais mieux t’affirmer au lieu de le fixer avec des airs de chien battu quémandant une caresse.
La vieille dame s’interrompit brusquement et porta les mains à ses joues rouges de confusion.
– Oups, je crois que j’ai dérapé en me mêlant de ce qui ne me regarde pas.
Ce discours véhément, ce torrent de lave incandescente déconcerta Sofia. C’était la première fois qu’elle entendait sa belle-mère critiquer son fils aussi rudement, c’était aussi un aspect de la personnalité de la vieille femme que les non-dits et les conventions familiales lui avaient celé jusque-là.
Sofia sirotait son troisième verre de vin. Elle achevait de manger et elle avait envie d’une cigarette. Il était près de vingt heures, le serveur venait d’allumer le lustre central et les piétons se faisaient rares derrière la vitrine embuée. Elle s’observa dans une des glaces fixées sur les piliers du restaurant et vit une femme un peu ronde, au visage légèrement bouffi, à la chevelure broussailleuse. De beaux restes certes, mais dès demain, il lui fallait impérativement se reprendre en main si elle souhaitait continuer à plaire à Benjamin ou à un autre. Penser à son mari la fit pouffer. Elle se l’imagina tournant en rond, à se manger les sangs en s’interrogeant sur ce qu’elle pouvait faire à l’extérieur à cette heure tardive. Ne se faisait-elle d’ailleurs pas à nouveau des illusions et n’était-il pas ressorti pour retrouver la mystérieuse correspondante du matin ? Regard perdu dans le vague, elle repensa à Emma, à l’apparence de sérénité qu’elle affichait, au calme peut-être factice qui l’habitait, à ce cadeau inattendu, le plus précieux que la vieille dame ait pu lui faire, ces confidences murmurées en préparant sa valise et en triant des vêtements pour le Secours Populaire.
Sa visite chez sa belle-mère l’avait étrangement galvanisée comme si la vieille femme avait réussi à lui insuffler une partie de ce courage dont elle faisait preuve face à l’adversité. Au cours de l’après-midi, en l’observant mettre de l’ordre dans son passé, Sofia avait réalisé avec une terrible clarté que son tour viendrait un jour lorsque la vie aurait confirmé son inutilité. Comme Emma, si tout ne changeait pas radicalement dans son couple, elle risquait de devenir une de ces vieilles femmes acariâtres qui ne pensent d’abord qu’à leur petite personne avant de s’intéresser aux autres. Et de cela, elle ne voulait pas. Elle vida son verre, hésita à en recommander un et s’abstint. Il lui fallait avoir l’esprit clair pour reconstruire un avenir.
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