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Aventure/Epopée
Gafraje : Le grand Anatole
 Publié le 06/04/17  -  7 commentaires  -  8901 caractères  -  63 lectures    Autres textes du même auteur

Le voyage d'un géant anatolien jusqu'aux caves de Paris.


Le grand Anatole


Tom, petit Tom, connais-tu l'histoire d'Anatole ?


Anatole est né il y a bien longtemps dans une région qui a souvent changé de nom. Son père était un géant prénommé Georges, sa mère, Ana, était douce et rêveuse. Son frère s'appelait Georges comme son père et était destiné à devenir agriculteur comme son père. Ils cultivaient des fèves et des abricots, des lentilles et des poires et élevaient des moutons aussi. Ana faisait pousser des tulipes et offrait des bulbes en cadeau comme le veut la tradition. Ils n'étaient pas très riches, mais ils vivaient heureux. Tout petit, Anatole, oui, Anatole fut petit un jour – et même plusieurs –, Anatole était joueur, voire frivole. Il aimait la musique et peu l'école. Il était vêtu d'une grande chemise blanche ceinte d'une étoffe rouge, un pantalon serré et des guêtres montantes. Anatole parcourait les plaines de son pays. Il était curieux et ne tenait pas en place. Chaque jour, Anatole partait sur les chemins, les cheveux au vent, les yeux brillants et à la bouche un chant. Du matin au soir, il fredonnait des airs avec des notes dont il ne connaissait pas les noms.


Tom, petit Tom, sais-tu ce qui arriva dans la vie d'Anatole ?


Un jour, Anatole devait avoir neuf ou dix ans, il aperçut cinq hommes. Il se cacha d'abord, ses parents l'avaient mis en garde, de jeunes garçons étaient parfois enlevés pour être faits janissaires. La curiosité l'emporta quand il les vit étendre des tapis, s'asseoir et sortir des objets étonnants : une grande et une petite pelles, une planche, toutes trois avec des cordes, une pipe immense qui ne fumait pas, un pot recouvert d'une peau tendue. Les hommes firent alors chanter les objets. Anatole découvrit la musique. Son cœur fut transporté, son âme s'éleva, son esprit s'envola à travers les plaines, à travers les nuages, il eut l'impression d'avaler le soleil, de devenir un oiseau, ses yeux s'embuèrent de larmes de joie et de tristesse, de mélancolie, tout cela à la fois.


Le sarki cessa, l'enfant se ressaisit et s'approcha du groupe. Le daoulgi le salua. Le daoulgi était celui qui jouait du tambour. Il lui parla avec un accent qu'Anatole trouva drôle. Ils étaient des musiciens ambulants, leurs mélodies s'enrichissaient au gré des rencontres. Le daoulgi s'appelait Murat Salim, celui qui soufflait dans le ney Kudsi, ceux qui frottaient les cordes du tanbur et du kemençe Derya et Fahrettin, la planche – un qanûn – se réveillait sous les doigts de Hakan. Ils portaient une chemise blanche, comme Anatole, et une cape colorée, à chaque famille d'instruments correspondait une couleur : du rouge pour Derya, Fahrettin et Hakan, du vert pour Murat Salim, du bleu pour Kudsi. Ils jouèrent un nouveau sarki pour un jeune Anatole fasciné. Il ne pouvait détacher ses yeux des doigts de la main gauche de Fahrettin qui décidaient de la hauteur des notes et de l'archet qui frottait les trois cordes.


Tom, petit Tom, devine ce que pensa Anatole ?


Anatole deviendrait joueur de kemençe. Il le décida ce jour-là. En attendant, il se faisait tard, les musiciens reprirent leur route et le petit garçon regagna son logis un peu plus rêveur que tous les autres jours de sa vie réunis. Il arriva tard auprès de ses parents, du bois dans les bras, des sons dans la tête.


Jour après jour, mois après mois, il travailla à la fabrication de son instrument. Dans un seul morceau d'épicéa, il fit la caisse de résonance, piriforme comme il se doit. Pour que la sonorité en soit idéale, il avait pris un morceau bien sec du côté sud de l'arbre, celui qui reçoit le soleil. La structure des fibres en est plus serrée. Il y incrusta des morceaux de nacre et perça deux ouïes symétriques en forme de G pour honorer son père. Il attacha trois cordes en boyau et les tendit sur de longues chevilles en forme de tulipes pour honorer sa mère. Avec des crins de chevaux, il fit l'archet.


Jour après jour, mois après mois, année après année, effort après effort, il apprit à jouer seul, avec pour l'orienter le souvenir des quelques heures passées auprès de Murat Salim, Derya, Kudsi, Hakan et surtout de Fahrettin. Son œil attentif avait enregistré les mouvements des mains, son oreille avait gardé les sons, son cœur avait créé des mélodies.


Jour après jour, mois après mois, année après année, centimètre après centimètre, Anatole avait grandi et progressé. À seize ans, plus grand que son père le géant, il quitta la demeure de ses parents. Ana, toujours tendre, le serra fortement, Georges en fit autant et l'autre Georges pareillement. Sa mère lui avait cousu une tulipe sur sa chemise et une belle cape rouge. Il partit sur les traces de Fahrettin. Cette année-là, il devint officiellement turc, musicien et vagabond. Pendant ce temps, la guerre se déclara dans sa région…


Tom, petit Tom, cela t'étonne ?


À toutes les époques, des guerres se sont déclarées. Les hommes convoitent ce qui ne leur appartient pas. Mais Anatole était un drôle de bonhomme. De tout cela, il se savait rien. Il avançait en chantant, il s'arrêtait pour jouer du kemençe. Il vivait de ce qu'il chapardait ou de ce qu'il recevait dans les villages isolés qu'il égayait. À Sogmatar, il rencontra Christophe, musicien aussi, mais plus érudit. Christophe était grec, ils auraient dû être ennemis. Mais Anatole ne fut jamais ce qu'il devait être. Christophe jouait du qanûn et lui apprit le nom des notes. Dès lors, ils devinrent inséparables, et de leur instrument et de leur camarade. Ils étaient toujours en désaccord. Quand le grand Anatole jouait do, la mineur, ré mineur, sol7, Christophe s'évertuait à des do, do7, fa, fa mineur, leurs enchaînements étaient un régal et enchantaient ceux qui avaient la chance de les écouter.


Tom, petit Tom, rappelle-toi, c'était la guerre.


Un jour de printemps ensoleillé, le grand Anatole et le robuste Christophe usaient leurs guêtres et vers de nouveaux paysages ils se dirigeaient, toujours inconscients de ce qui les environnait hors la nature, les belles rencontres et leurs accords qui se complétaient. Mais au détour d'un chemin, les roulements qu'ils entendirent n'étaient pas ceux des kudiin, ces tambours dont jouait Murat Salim. Des soldats s'affrontaient pour un bout de territoire. Anatole reçut une balle à un autre destinée, la face contre la terre il tomba sans pouvoir se relever. Christophe devint Achille. À genoux, il pleura longuement son Patrocle. Quand le tumulte cessa, quand le jour et la nuit se furent salués deux fois, Christophe fit un grand feu, pas pour réchauffer son cœur, non, ça, c'était impossible. Il mit le corps de son compagnon sur le bûcher jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que les os.


Tom, petit Tom, veux-tu savoir pourquoi il fit cela ?


Anatole était trop grand pour que Christophe, même robuste, pût le prendre avec lui. Il ramassa soigneusement les os décharnés, les roula dans la cape rouge ; dans la chemise à la tulipe tissée il plaça le kemençe de son ami bien-aimé. Il reprit la route plus chargé et le cœur bien lourd. Partout où il s'arrêtait, il jouait un peu de qanûn, un peu de kemençe, les accords d'Anatole et les siens, il chantait pour son ami, il improvisait. Il marcha tant et tant qu'il traversa l'Europe et jusqu'en France il alla. Il visait Paris pour son ami et il y arriva. À Paris, la guerre venait de finir, mais la grippe espagnole commençait à sévir. Christophe, épuisé par tant de kilomètres avalés, fut une proie toute désignée. À l'hôpital où on le soigna, il continua à chanter, à jouer, à improviser. À tous, il parlait de son grand ami Anatole. Il jouait les accords sur le kemençe et le qanûn, les accords d'Anatole et ceux de Christophe. Un jour, il sortit Anatole. Les médecins furent bien étonnés de voir des os si grands et si bien conservés, ils décidèrent de les rassembler. Un à un, les douze kilos furent remontés et par des chevilles ressoudés. Christophe sourit en voyant son ami de nouveau debout. Il sourit, il pleura et s'éteignit. À Paris, en 1918, on ne faisait plus de bûcher, Christophe, plus conventionnellement, fut enterré. Anatole prit place dans un coin de la salle d'anatomie des étudiants en médecine. À l'époque, la faculté de médecine résidait au sein du Quartier latin. Les étudiants étudiaient le jour, s'amusaient la nuit. L'un d'entre eux avait assisté à la mort de Christophe, et avant à ses récits, et encore avant à ses improvisations. Il fit naître le jazz dans un bar de nuit. Il expliqua l'armature de l'improvisation à des musiciens amis de lui. Le grand Anatole devint célèbre sous forme de squelette dans les écoles de médecine, sous forme de cadence dans les groupes de jazz. Christophe ne fut pas oublié, il enchaîne après Anatole.


Tom, petit Tom, le jazz est né en Anatolie, n'écoute pas ce qu'on dit.


Tom, petit Tom, tu connais maintenant l'histoire du grand Anatole.


Tom, petit Tom, tout ce que je t'ai raconté est vrai… Enfin, je crois…


 
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   Tadiou   
6/4/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↓
(Lu et commenté en EL)

Un joli conte, populaire sans doute, racontant une version des origines du jazz et utilisant bien le nom « Anatole ». C’est bien écrit, de manière vivante et alerte.

La forme est intéressante : un adulte (sans doute) qui raconte à Tom auquel il pose de (fausses) questions ; car on n’entend pas du tout ce Tom dont on ne sait rien ; un peu de dialogue aurait peut-être bien étoffé l’ambiance d’histoire racontée.

On ne sait rien concernant l’époque et le lieu (une seule indication à la fin : 1918 et Paris). On peut penser que c’est l’Anatolie (le prénom étant Anatole), donc la Turquie.

Le mélange des prénoms arabes( ?), turcs( ?) et des prénoms français est étonnant (Christophe, Georges, Anatole, Fahrettin, Murat Salim, Derya, Kudsi, Hakan….) et peu plausible : je ne pense pas qu’il faille chercher de manière forcenée du crédible dans un tel conte.

Le petit Anatole est présenté au début avec précision, tout comme la construction du kemençe.

Je suis étonné qu’il soit écrit que « Anatole découvrit la musique. » alors qu’il est écrit auparavant : « Il aimait la musique et peu l'école. »

Je suis émerveillé par le don d’Anatole pour la musique : « Jour après jour, mois après mois, année après année, effort après effort, il apprit à jouer seul, avec pour l'orienter le souvenir des quelques heures passées auprès de Murat Salim, Derya, Kudsi, Hakan et surtout de Fahrettin. Son œil attentif avait enregistré les mouvements des mains, son oreille avait gardé les sons, son cœur avait créé des mélodies. » Mais enfin, c’est un conte….

Il est tout de même peu crédible qu’Anatole et Christophe manipulent les accords avec leur écriture américaine : « Quand le grand Anatole jouait Do, La mineur, Ré mineur, Sol 7, Christophe s'évertuait à des Do, Do7, Fa, Fa mineur, ». Les partitions de cette musique du Moyen-Orient utilisent sans doute une autre écriture.

C’est d’ailleurs amusant que « Anatole » renvoie à l’Anatolie et aussi au jazz : dans celui-ci l’Anatole est une suite d’accords ; il est amusant de noter que « Anatole » est le nom donné autrefois en France aux squelettes dans les Facultés de Médecine.

La fin avec l’arrivée à Paris, la date 1918, la grippe espagnole… nous emmène directement à une autre période plus proche de la nôtre. On change de monde et on arrive à un univers bien français.

Je pense que cette fin est bien vite « expédiée » comme s’il fallait vite se débarrasser au plus vite de cet Anatole et de ce Christophe décédés...

Au total un agréable moment de lecture.

   plumette   
15/3/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Cette histoire est adressée à un enfant et sa forme simple et coulante, structurée comme un conte fait penser à l'oralité, à une histoire qui serait racontée par un conteur à un auditoire captivé.

j'ai bien aimé avancer et entrevoir peu à peu le destin d'Anatole, sa découverte de la musique, son voyage au long cours et sa rencontre avec Christophe, le mariage des sons et leur belle amitié.

la surprise de ce texte , c'est le devenir d'Anatole, vraiment inattendu.

Pas de tristesse, malgré la mort prématurée de ces deux jeunes artistes. Ce texte est une sorte de leçon de vie qui rappelle la force de la musique qui dépasse tout.

Dans le troisième paragraphe, ma lecture a été freinée par l'abondance des noms désignant soit les instruments de musique, soit les joueurs. C'est trop à la fois pour un lectuer qui ne connait pas du tout cet univers.

un bon moment de lecture

Plumette

   Anonyme   
22/4/2017
Commentaire modéré

   Anonyme   
6/4/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonsoir,
J'ai été très sensible au tempo de votre nouvelle, à sa forme. Les questions posées à Tom, même si à chaque fois différentes, ont agi sur moi comme un refrain. Procédé retrouvé ensuite avec "Jour après jour, mois après mois... " , phrases d'attaque qui "grandissent" au fil du temps...
J'ai beaucoup aimé le deuxième paragraphe, "Les hommes firent alors chanter les objets ...".
La suite, c'est la guerre. Pourtant, nulle haine , la musique comme source de vie, de survie, de dépassement.
"Il visait Paris pour son ami " je me demande si viser ne pourrait pas être remplacé par une autre verbe.

Sur le fond, toujours par rapport à cette phrase, je me suis demandée si Paris avait été un rêve pour Anatole, je ressentais que Christophe et Anatole unissaient leurs musiques dans les villages, la nature, mais pas en quête d'une grande ville, de Paris.

Merci pour ce beau voyage musical et littéraire.
Nadine

   vendularge   
8/4/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Gafraje,

J'ai bien aimé lire ce conte qui nous transporte en Anatolie puis en Turquie dans une époque particulièrement troublée et sanglante. Le narrateur/trice, s'adresse à un enfant, élude les atrocités pour ne retenir que l'histoire d'une grande amitié fraternelle, le tout au son d'une musique enrichie des particularités de chacun. Une belle histoire pour une époque sombre.

Merci du partage

vendularge

   PierrickBatello   
8/4/2017
 a aimé ce texte 
Un peu
J'ai attendu deux jours avant d'écrire mon commentaire pour voir ce qu'il me resterait de ma lecture. Malheureusement, pas grand chose. Une espèce de fable sur une origine onirique du jazz. Pourquoi pas. Mon problème vient du fait que j'adore le jazz et je n'ai pas trouvé l'écriture très musicale. Je trouve le jeu de mots sur Anatole un peu lourdingue. Ou pas vraiment... je ne sais pas. C'est comme si le conte n'existait que pour le plaisir de ce jeu de mots. Voilà ce que j'ai ressenti à la fin de ma lecture. Désolé, une autre fois peut-être.

   FANTIN   
19/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Plein de charme et de surprise, voilà un conte original qui amène par des chemins hasardeux d'Anatolie à Paris, et fait passer, sans qu'on s'en doute, de la musique orientale à l'invention du jazz.
Un bel hommage à la musique et aux musiciens ambulants.
Les questions rythment tout le récit comme un refrain; l'exploitation des divers sens du mot "Anatole" ressemble à un numéro de jongleur.
Le plaisir qu'a pris l'auteur à écrire ce texte est communicatif.

   mirgaillou   
7/11/2019
Quel délice ce conte irrationnel...mais c'est là la caractéristique du conte!

Même archi-doué, et pourvu d'une mémoire musicale sans faille, le jeune Mozart a dû apprendre la musique qu'Anatole avec son oreille absolue capte immédiatement et se montre capable d'en reproduire les sonorités.

Il ne faut pas oublier que cette histoire un peu féerique (dans le sens où tout est possible)est aussi savante: connaissance des notes, des accords, des instruments.

Que vous cautionniez vos personnages de l'invention du jazz, est énorme mais qu'importe.
En plus de toutes ces données, vous inventez une amitié au delà de la mort.

Si j'apprécie autant votre conte, car cela en est bien un, c'est aussi que j'y retrouve certains des "défauts" que l'on reproche à mes écrits: goût de la description, et de tout ce qui va au delà des conventions.
La forme narrative que vous avez choisie permet cette liberté (interpellation de Tom, l'auditeur).

Continuez!


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