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Sentimental/Romanesque
Gaspardeloire : Ne parle plus d'amour
 Publié le 17/06/23  -  12 commentaires  -  6481 caractères  -  66 lectures    Autres textes du même auteur

De l'impossible discours entre les générations.


Ne parle plus d'amour


Elle arrivait de son pas qui déclinait lentement, un pied devant l'autre. Je ne sais pas pourquoi m'étaient venus à l'esprit les San Antonio. Peut-être à cause de la dévotion chaque fois lue dans ces romans de gare, pour le personnage de Félicie, la maman du héros. Sans doute aujourd'hui je la comprends, cette dévotion. Celle qui rentrait en mon logis était elle aussi arrivée à l'âge où le fils entoure de son bras sûr ses derniers pas, comme elle-même avait su le faire pour ses parents.


Il ne s'agit chaque fois que de station debout, notre condition d'humain. Quand on a passé sa vie en verticalité combattante, quand on a assisté à la toute première levée du cul encouché de son fils, se voir contrainte à la station assise davantage qu'à celle debout est un délitement. L'Homme a conquis son titre d'Homme en se redressant depuis son animalité et chaque phase qui l'amenuise, au cours de ses âges, ne cesse de lui rappeler qu'il est moins Homme ou qu'elle est moins Femme. Dans l'acceptation de la déchéance il n'y a plus de querelle de genre, et sans doute, pour décrire ce désétat d'être, faudrait-il inventer un genre neutre. Bien sûr il y a « Humain » mais je ne peux l'employer puisque, jamais, jamais, je n'ai vu ma mère perdre de son Humanité en perdant de sa verticalité.


À part deux ou trois idées à la con, maudite télé. Mais pour le reste ma mère n'était qu'amour, amours maladroites. Spontanément désarmées d'intentions, ce qui les rendait d'autant plus dangereuses, imprévisibles. Parce qu'autant l'amour est pur, autant son incarnation peut-être dévastatrice.


Le temps est passé. On ne vit que sur nos bases, inchangeables. À nous d'en tirer le meilleur. Les querelles intimes et d'enfance n'ont plus d'existence, plus de chair. Une vieille femme était entrée en mon logis et cette femme avait besoin de mon bras, de ma présence, surtout. L'âge n'est qu'une roue farceuse mais je n'y pensais même pas en cet instant. Le plus de mes pensées, si tant est qu'il y en eût, était : le prochain dans l'ordre des futurs disparus, quand elle ne sera plus, c'est moi.

Prends garde à la marche. Elle entrait de son pas mesuré. Elle me donnait son sac, son vêtement. Je les posais pour elle là où elle les aurait mis elle-même. Ma façon personnelle de dire mon humanité.


Elle tirait une chaise. On avait tant de choses à ne pas se dire.


Maman, dis-moi qui c'était.


Question silencieuse, réponse de silence. Une logorrhée me venait, pâteuse comme un enduit. Boucher les trous. Parler de tout, de ces riens du quotidien, de tout ce qui ne parle pas, parler de ce qui remplit. Et ma mère se taisait. Et ce silence prenait lentement la pièce et peu à peu j'y consentais.


Le soleil parisien, cette chose un peu floue, enjolivait pourtant le bois poli de la table basse entre nous. Nos regards perdus dans cette brève enluminure. De qui parlions-nous ?

Elle savait combien je m'en fous de ses radis, de ses salades, ses compagnons du quotidien à la belle saison, alors elle se taisait. Elle se taisait à sa façon, avec les lèvres qui remuent comme celles d'une bigote qui réciterait son rosaire. Le café préparé refroidissait discrètement dans la pièce à côté. Le soleil se rembrunissait déjà et la table redevenait l'assemblage incertain de bois tourné, ramené dans les bras depuis les puces de Saint-Ouen le mois dernier.


Son dessus m'avait plu. Lisse, comme neuf. Un dessus de glissade impeccable, le reste m'importait peu. En cet instant le regard de ma mère dérapait dessus autant que le mien, autant que je voulais m'en arracher, autant que je voulais modifier l'équilibre, ne plus me dérober sans cesse devant ses incessantes dérobades à chacune de ses venues. Ses lèvres mouvantes envoyaient glisser leur mutisme sur la surface lisse et patinée de la table où ne dérapait aucun écho.


C'était qui, maman, c'était où ?

Le « quand » de ma demande je n'avais pas trop de mal à le calculer.


Mais ce jour-là j'ai voulu son entière présence, j'ai voulu qu'elle lève enfin les yeux vers moi, vers ma question muette, alors j'ai pioché dans ma discothèque avec violence, à la lettre V, comme Van Halen. Avec intention de faire mal.


Bordel, mais c'était qui, maman ?


"Ain't Talkin’ About Love". Ça couinait dans mon appart, ça dégueulait sévère de mes enceintes, et le plus étrange c'est qu'elle semblait aimer. Elle balançait doucement la tête avec la rythmique rageuse d'Eddie Van Halen.


Ou alors elle laissait passer l'orage, avec ses yeux qui s'adressaient à la table, à sa glissade où s'attardait encore le soleil incertain de Paris, ses lèvres qui semblaient mâcher du silence. Non, elle donnait plutôt l'impression qu'elle chantait, qu'elle faisait un cover vocal sur Van Halen, alors j'ai laissé le disque jusqu'à la fin de la plage.


Je l'ai raccompagnée dans l'escalier en lui tenant le bras, puis dans le hall de l'immeuble en lui tenant la main, puis à la porte du taxi en lui tenant son sac. Avant que je referme la portière et que le taxi démarre, elle a eu vers moi un regard apaisé. Surtout elle m'a regardé. Elle m'a regardé longuement, je dirais une bonne seconde. J'en fus traversé.


Après ce jour elle n'eut plus la force de monter l'escalier qui mène à mon appartement. Ses lèvres avaient cessé de psalmodier, seul son regard a encore parlé d'amour pendant quelques semaines. Après son ultime visite j'avais remisé le Van Halen avec un sentiment trouble, coupable mais trouble. C'est longtemps plus tard que j'ai compris, alors que depuis longtemps elle avait peut-être une dernière fois murmuré son secret, cette fois au fond d'un trou dans la terre.


Je montais les marches vers mon appartement. Je repensais à sa dernière visite, sa lente ascension, notre descente plus tard, et son regard apaisé depuis l'intérieur du taxi.

Et marche après marche en remontant vers mon appartement je comprenais. Je comprenais que ce jour-là, parmi le déluge sonore que j'avais imposé, ses lèvres avaient articulé le nom que j'attendais. J'ai compris que sa gorge avait enfin projeté un son jusqu'à la patinoire de ma table de salon. Et je n'ai rien entendu tant j'avais fait de Van Halen un mur sonore infranchissable. J'ai compris qu'elle avait jeté au vacarme ce qu'elle devait me dire comme on jette le grain de sable sur la dune, la goutte d'eau dans l'océan, l'intenable secret dans le trou creusé qu'on rebouche aussitôt.


J'étais heureux, elle m'avait quitté en paix. J'ai brûlé la table en bois tourné.


 
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   Disciplus   
24/5/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Espace lecture
Style sans conséquence. Lecture accessible à la mise en page aérée (très).
Histoire (?) : Petit secret de famille, manque affectif maternel ou éloge d'une table ?
Psychanalyse de la condition d'homme à revoir.
Passer du Hard Rock à une vieille dame : maltraitance?
"Je ne parle pas d'amour" (Ah? What else?)

Rappel :
- Elle arrivait de son pas qui déclinait lentement, un pied devant l'autre. (Bancal)
- entoure de son bras sûr ses derniers pas (?)
- me dérober sans cesse devant ses incessantes dérobades. (répétition)
- Une logorrhée me venait. (indigeste)
- C'est longtemps plus tard (trop lourd).../... alors que depuis longtemps (répétition)

   Perle-Hingaud   
24/5/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,
Une belle nouvelle, nostalgique et douce, où le non-dit qu'on prône souvent comme choix stylistique est le coeur même du sujet. Et un doute prégnant: le narrateur souhaitait-il vraiment entendre sa mère ? On peut en douter...
J'ai bien aimé le style, les détails, l'atmosphère. Le deuxième paragraphe est de trop, à mon sens ("il ne s'agit..."). Il tente d'introduire une dimension réflexive que je trouve, mais c'est tout personnel, trop explicative, pas à la hauteur du reste.
Les questions du fils resteront sans réponse, donc. Jusqu'au retour des démons, peut-être, lorsqu'il s'occupera des affaires de sa mère disparue: une photo, 3 lignes sur un papier officiel, une carte postale ? On peut tout imaginer, et j'apprécie cette liberté accordée au lecteur.
La dernière phrase reflète l'expérience de l'auteur, elle me paraît un tour connu mais toujours efficace.
Merci pour cette lecture !

   jeanphi   
24/5/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Je commente votre nouvelle par pur esprit de contributivité artistique, mais je dois vous le faire savoir tout de suite : elle m'impressionne. Je ne crois pas pouvoir y amener une critique constructive car tout me semble solidement en place.
J'aime beaucoup ces digressions autour de la table, du non-dit ainsi que de Van Halen que je connais pas mal et de Paris que je ne connais pas.
Je trouve que tout a sa place, tout se renvoie, tout se renforce. Le message est intense, beau et pur, pour le dire de manière un peu simpliste.
Je trouve la forme du langage très contemporaine. Seul 'vice de construction' parfois certaines phrases mériteraient (selon moi qui ne suis pas sorti de romanes) d'être scindées en plusieurs.
Merci pour cette lecture

   Asrya   
26/5/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Une tonalité intimiste nous est livré.
Réalisme ou inventé, il y a une difficulté en tant que lecteur a jugé le côté "plausible" de la chose, ne souhaitant heurter.
Moi-même étant passé par une étape de deuil récemment, et l'ayant amené dans l'une de mes nouvelles, je sais ce que cela peut faire de se voir "juger" lorsque ce que l'on raconte est vécu.
Alors je préfère ne pas m'engager sur ce terrain, au risque de nuire à l'auteur.

J'ai apprécié la démarche et le rendu global, l'ambiance est posée, doucement, humainement ; de petites choses, de petits détails sont soigneusement décrits et ce sont ces petites choses qui donnent un peu d'ivresse au récit.
J'aurais probablement aimé m'engager davantage dans la situation, profiter des sensations, des odeurs, des couleurs, des meubles, de la pièce ; ici, on est bercé par la musique de "ain't talkin about love" sur la fin du texte, mais auparavant, peu de chose nous accroche véritablement à la situation décrite.

Un moment simple, tendre, d'une étape pour chacun des personnages ; un rôle nouveau, et une fin qui se veut dans la force des choses.

Ces mots mystérieux, que ses lèvres avaient articulé dans le déluge sonore que votre personnage impose, ne sont pas clairement énoncés mais on les comprend, on les devine, et c'est une belle manière de les déclarer. Cette nécessité de les passer sous silence souligne véritablement cet impossible discours entre génération ; c'est beau, car c'est vrai ; du moins, je m'y reconnais.

Des pensées amicales m'animent en vous lisant, me replongent à mes dépens dans cet épisode récent que j'aurais aimé languir un peu plus.
Elle m'a quitté, en paix je l'espère ; j'ai toujours cette table en bois triangulaire.

Merci à vous pour ce partage,
Au plaisir de vous lire à nouveau,
Asrya.

   Donaldo75   
1/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Autant le dire tout de go, malgré ses imperfections, j'ai trouvé ce texte fort. Et il est très bien construit en termes de progression dramatique. La tonalité est prenante, l'émotion est patente, cette nouvelle est incarnée. Les considérations qui pourraient paraitre philosophiques ne sont pas inutiles. Elles habillent le texte, elles décorent la narration et elles enrichissent l'histoire. La fin est admirable car tout arrive d'un bloc, l'émotionnel et le narratif, le symbolique - par exemple ce mur de son appelé Van Halen - et le signifié. Ce texte pourrait donner lieu à un véritable et riche commentaire composé comme nous en lisons quelques fois sur Oniris et ce serait intéressant car il y a plusieurs niveaux de lecture.

   Gaspardeloire   
17/6/2023
Modéré : Commentaire de l'auteur sous son texte (si besoin, ouvrir un sujet dans "Discussions sur les publications").

   JohanSchneider   
17/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Beaucoup de travail encore en perspective pour livrer un texte abouti, avec du sens et un vrai récit.
Au stade actuel tout cela manque de consistance et de maturité.
Une mention favorable toutefois pour "On avait tant de choses à ne pas se dire", pas une trouvaille inédite mais la phrase est placée pile poil au bon endroit.

   plumette   
18/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Un texte fort qui met en scène le non dit de manière habile , le narrateur étant lui même prisonnier de cette absence de mots entre lui et sa mère.
Mais veut il vraiment savoir ? A chaque lecteur d'interpréter.
L' introduction qui pourrait figurer dans la catégorie rėflexions/dissertation ne m'a pas semblée assez reliée à l'histoire ( être debout = être humain)
Un texte sensible dans son ensemble , la relation mère/ fils sonne juste, l'émotion est là.

   AMitizix   
18/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Un texte que j’ai trouvé intéressant, avec un style assez perturbant, qui balance entre un registre – je ne dirais pas soutenu, mais assez « éthéré », « détaché », planant au-dessus de l’histoire, très imagé – et un autre, beaucoup plus terre-à-terre, avec un vocabulaire plus familier ou prosaïque. « Perturbant », d’ailleurs, n’est à priori ni positif, ni négatif : ici, je trouve le rendu plutôt sympathique, même si j’aurais préféré (affaire de goûts personnels) plus d’uniformité dans le style. Mais on peut aussi soutenir que cela apporte de la vie dans les pensées du narrateur.
J’ai bien aimé l’idée du deuxième paragraphe, qui s’inscrit, pour moi, assez bien dans le déroulé de l’histoire, l’aparté, assez court, attirant l’attention du lecteur en suscitant sa réflexion, sur un thème qui reste traité avec ce détachement plutôt agréable dont je parlais plus haut, avec ce bizarre mélange des genres dans la deuxième phrase.
Pour le fond de l’histoire, j’ai trouvé l’atmosphère plutôt bien rendue, mais si je trouve qu’elle peut parfois manquer un peu de puissance, les sentiments exprimés étant plus intellectualisés que ressentis. Avis personnel, bien entendu – ce point particulièrement subjectif devant beaucoup changer suivant le lecteur. L’intrigue est très simple, ce que, dans ce contexte, j’ai apprécié, car cela libère de la place pour la mise en place de l’ambiance, qui me semble être l’objectif d’écriture principal de l’auteur.
En résumé, j’ai trouvé ma lecture agréable, tant sur le fond que la forme.

   Corto   
19/6/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Voilà un texte qui aspire son lecteur. Ici on est dans l’intime, celui d’aujourd’hui, celui d’il y a longtemps, celui qui reste plus qu’intime, jusqu’à ne plus être.

Et pourtant ce secret inaudible occupe tout l’espace du texte, de la relation éphémère et presqu’ultime. Il provoque émotion, souvenirs, partage ancien au point d’en être trop tard.

Il faut gérer sa pudeur pour parler de sa mère arrivée à “l'âge où le fils entoure de son bras sûr ses derniers pas”. Il faut percevoir l’émotion de la mère qui fait écho à l’émotion du fils, l’émotion d’un passé qui, couvert par le volume du hard rock, ne répondra pas à la question récidivante du fils.
On chemine au milieu de ces décors, musique, brocante, taxi, avec ce sentiment d’une fuite du temps, d’un final annoncé auquel chaque personnage se prépare en lucidité peut-être pour apprivoiser le désespoir.

Le style est particulièrement adapté à l’ambiance recherchée.
Un beau et riche texte.

   papipoete   
24/6/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Gaspardeloire
Chaque jour, c'était le même scénario qui se jouait, avec toi Maman. Tu t'installais face à moi et me soûlais avec ton discours, toujours des questions sans réponse ou avec...alors je lançais Van Hallen sur la platine ! Tu ne me souleras plus désormais...mais que vais-je devenir sans toi ?
NB une histoire dont la trame déroula ses scènes dans bien des familles ;
" oui Maman je sais, tu nous l'as déjà dit
Non Maman, je ne connais pas ce monsieur ! "
Un peu tel un feuilleton, cette présence étouffe jusqu'au jour où le cinéma fait à perpétué... relâche
Le nombre " léger " de caractères m'a fait m'arrêter sous votre texte : j'ai apprécié !

   ferrandeix   
21/7/2023
trouve l'écriture
perfectible
et
aime beaucoup
(Presque) tout me paraît excellent dans cette nouvelle (je reviendrais sur le "presque" un peu plus loin. Tout d'abord, ce secret de famille - qui n'est pas éventé par l'auteur à la fin de la nouvelle, mais suggéré dans le récit de manière elliptique - est une idée très subtile (possiblement l'évocation du géniteur de la fille?). La psychologie de la scène est très bien réussie, dans sa violence. Le récit comporte également des échappées sur la condition humaine dans sa précarité sordide très percutantes. Il faut ajouter de magnifiques descriptions où les objets (la table par exemple) sont métamorphosés selon la signification de l'intrigue. C'est du grand style. Le "presque", ce sont les mots vulgaires qui, pourtant, n'ont pas lieu d'être car l'auteur possède amplement les moyens d'évoquer une atmosphère crue sans recourir à ce vocabulaire dépréciant, ce qui est généralement un aveu d'échec littéraire, une facilité. Pour ce dernier aspect, je vais rétrograder mon appréciation au niveau "perfectible". Dommage.


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