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Laboniris
Geigei : Sorgho [concours]
 Publié le 01/11/24  -  10 commentaires  -  4860 caractères  -  142 lectures    Autres textes du même auteur

Café ?
Allongé, oui, merci.


Sorgho [concours]


Ce texte est une participation au concours n° 36 : Des courts littéraires atypiques

(informations sur ce concours).



─ Et un souvenir, là, sans chercher ?

─ Ah ! Euh… pouf, pouf… Sans chercher ? Impossible. Ça fait trente minutes que vous me faites parler de cul, alors forcément. Là, j'ai bien cinq ou six moments chauds en même temps, mais bon, les confessionnaux ou les histoires de baise en paroi, c'est banal. Ça ne reste pas. Je vais fermer les yeux parce que votre déco me perturbe. C'est quoi, là ? Un bas-relief ? Des scènes du Kamasutra ?

─ C'est romain. Mais oui, fermez les yeux.

─ Des souvenirs surgissent maintenant, plus tenaces. Là j'ai des scènes, plein de scènes de femmes à peine envisagées. Elles m'ont désiré et je n'ai pas répondu. C'est ce qui me culpabilise le plus. C'est grave ?

─ Chhh…

─ Une anecdote croustillante, ça peut faire piste ? Elle glissera tout pareil, en fait. Mes rencontres avec des célébrités ? Des situations humiliantes, vous en voulez ? Juste une alors. Mais c'est peanuts. Je pense déjà à autre chose, vous voyez… Vite fait alors. Je rentre de l'école. En chemin, un pénible me provoque, menaçant. Je ne sais pas me battre. J'ai peur de le blesser en lui arrachant une oreille avec les dents. Je me souviens de la réaction de mon frère quand il s'est jeté sur lui avec sa règle. Pas le double-décimètre en plastique inoffensif ─ on l'utilisait seulement pour catapulter des boulettes de buvard ensalivé ─ non, l'autre, la règle en aluminium de trente centimètres, section carrée, qui entre à peine dans le cartable. Une arme par destination dirait Marleau. Vous l'aviez cette règle ?

─ Chhh…

─ Et bim, je pense à autre chose, je vous l'avais dit. C'est mon chef-d’œuvre. Il trône en majesté sur l'autel de ma chapelle Sixtine intérieure, celle des beaux jours. C'est le prince des souvenirs. Il date du temps où j'aurais fait n'importe quoi pour m'assimiler aux Agnis. Je vous ai dit que je pensais finir ma vie là-bas ? OK, l'image. La rive du marigot. Une femme prélève deux rameaux d'un arbrisseau avec le geste délicat d'une Kevina devant un tube de Pringles au paprika. Les feuilles sont posées sur l'eau d'un canari que je suis censé ramener au village. La femme roule un pagne en anneau, le pose sur mon crâne et m'aide à y placer le lourd récipient. Le fond n'est pas plat, de sorte qu'il se cale confortablement dans l'anneau de tissu. Je reviens du marigot. Les mouvements de la surface du liquide sont contenus par les feuilles et l'eau ne verse pas. J'apprends en marchant que la terre cuite la gardera fraîche. C'est le même principe que la sudation. Lorsque l'eau passe de l'état liquide à l'état g…

─ Vous vous égarez, là. Concentrez-vous sur le souvenir.

─ Oui. Pardon. Donc, le village. Je revois d'abord les cours balayées chaque jour, rases pour n'offrir aucun abri à la perfidie des serpents. Une telle exigence en matière d'hygiène, je n'ai trouvé ça nulle part ailleurs. Ou alors en Suisse, dans la salle des coffres où je planque ma fortune. Et dans les toilettes du Ritz. Enfin, là où…

─ Vous partez sur un fantasme ! Le souvenir, le souvenir.

─ Un son ! Des pilons s'abattent sur des mortiers, en désordre d'abord ─ ta pa pa tap pa tap tap tap pa tap ─ puis en rythme assez vite ─ pa ta tap ─ pa ta tap ─ pa ta tap. Un chant ! Un chœur jaillit, éclatant et lumineux, comme une révélation. Un opéra ! Mystère. Je ne vois pas les femmes. Chacune est dans sa cour et s'accorde aux autres pourtant, en réponse parfois, parfois à l'unisson. Et la virtuosité s'ajoute à la force quand, m'approchant, je comprends que les femmes lancent le pilon assez haut pour taper deux fois dans leurs mains avant le temps suivant. C'est la syncope du jazz. Je suis soufflé. Une émotion me prend. Le syndrome de Stendhal ? À quoi ressemble un Blanc ému aux larmes avec un canari de 30 ou 40 kilos sur la tête ? Il faudrait interroger le crépuscule. C'est lui qui m'a ravi… Le silence. La femme m'aide à poser mon fardeau au sol. Que disaient ces chants ? Une invocation aux esprits ? Un hommage aux maris parce qu'ils travaillent loin ? Des récits de sorcellerie, de liens sacrés entre les vivants et les ancêtres ? Je questionne. Ce chant mettait en garde contre les méfaits de la jalousie.

Je me souviens, elles viennent de piler du sorgho. Et elles vont devoir en enlever le son. LOL. Enlever le son ♫ Et je remets le son ♪ Elles vont devoir le vanner. Je cherchais le mot : le vanner.

─ Oui, moi aussi je suis vannée. On se revoit la semaine prochaine ? Nous reviendrons sur les trente centimètres de votre frère. Intéressant, ça.


 
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   Donaldo75   
22/10/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Cette nouvelle m'a fait marrer, je ne saurai expliquer pourquoi dans le détail même couché sur le divan d'un psychothérapeute à grosses lunettes. Dès l'exergue et surtout en relisant ses quelques mots, j'ai été emporté par ce dialogue au goût surréaliste, un peu comme du Dali dans un souvenir cinématographique, à l'instar de ce que le peintre espagnol avait réalisé dans le film d'Alfred Hitchcock intitulé "pas de printemps pour Marnie". Et le recadrage est amusant, avec une phrase de fin ambivalente mais bien vue dans la série "les freudiens sont parmi nous et ils ont pris le pouvoir" proche de cette des "envahisseurs" où David Vincent les a vus.

   Provencao   
1/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

J'ai beaucoup apprécié vous lire...

Bel écueil d’une certaine dialectique en ce Sorgho . J'ai particulièrement aimé cette oscillation entre deux extrémités : le choix des mots et la volonté de puissance, l’irrationnel et le rationnel, le rêve désespéré et l’action implacable ... Quant au surréalisme, dans la démesure et la subversion, cela nous apprend en
tout cas par quelles voies le fantasme, le souvenir peuvent amener tout un chacun aux formes les plus liberticides de l’interprétation.

   Dameer   
2/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Hello,

C’est fort comme un vin de palme !

Cette histoire remporte le prix de l’esquive et de l’égarement, mais aussi de l’émotion pure :

Un : On part d’abord sur des histoires de cul : "parler de cul", "cinq ou six moments chauds", "histoires de baise", "Des scènes du Kamasutra".
Je pense forcément que c’est un mec qui va relater ses conquêtes, réelles ou fantasmées !

Deux : détour sur un souvenir d’enfance. Intéressant, surtout la description de la règle (J’ai connu des élèves qui n’avaient que trois objets dans leur sac : une règle en fer, un cutter et un compas). Rien à voir avec le cul !

Trois : Là on passe dans un autre souvenir et immédiatement les mots "Agnis" (recherche google), "La rive du marigo", "l'eau d'un canari", "village". "La femme roule un pagne en anneau"
Evoquent l’Afrique de l’Ouest !

Et lorsque la femme pose le canari sur la tête du Blanc, on réalise que celui-ci est une fille – car aucun garçon qui se respecte n’a jamais porté d’eau sur sa tête !
Puis vient la scène des pilons, et là c’est authentique, magnifique, cet art qu’ont les femmes africaines, aux bras forts et musclés, de lancer le pilon dans le mortier, en le lâchant à mi-course. Puis elles se mettent à chanter, et la encore c’est toute l’Afrique qui est évoquée dans leurs chants : sorcellerie, liens entre les vivants et les ancêtres, la jalousie (du côté des hommes et peut-être encore plus chez les femmes, quand le mari est polygame !)

Et puis ces jeux de mots : le son du sorgho = le son de la musique, vanner le sorgho = être vanné, et cette pirouette ultime comme pour se remettre de ce trop plein d’émotion, ce Syndrome de Stendhal : "Nous reviendrons sur les trente centimètres de votre frère. Intéressant, ça."

C’est tellement bien amené, cette évocation de la vie du village en Afrique, tout ça me parle vraiment !

   papipoete   
1/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
bonjour concurrent
Ne serait-ce pour le dernier vers " le sorgho à piler, et vanner le son... je suis complétement vannée... "
j'ai pris plaisir à lire ces instantanés, un son ( du bruit ) que produisent les pilons, en désordre, puis à l'unisson avec même ce geste des femmes ( taper des mains entre chaque coup )
et au final, sans bruit alors qu'est expulsé le son...
NB le portage sur la tête de la cruche sur le canari... et la cour balayée chaque jour contre la perfidie des serpents.
en quelques lignes concises, l'auteur nous emmène du marigot jusqu'à l'habitat des gens, avec force détails mais pas kilomètres !

   Robot   
1/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Le cheminement de la pensée et du fantasme sur le sofa du psy nous entraîne dans un récit surréaliste au gré des souvenirs.
C'est littérairement plaisant, divertissant et intrigant.
Une des meilleurs nouvelles que j'ai lu depuis le début des lectures pour le concours.

   BlaseSaintLuc   
2/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
J'adore le chocolat lanvin ! Ah, je vous l'ai déjà fait ...
C'est un véritable plaisir, très bien formulé, et le style est jugé adéquat pour le LABORINIS.
en plus c'est drole , inteligent , un texte qui risque de finir sur le podium.

   Catelena   
3/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
premier commentaire supprimé par son auteur

3 novembre 2024
Je reviens éditer complètement mon premier commentaire...

Cela m'apprendra à lire et commenter alors que je sortais de trois pages d'émotions intenses écrites sur les violences dans le monde. Preuve s'il en fallait de l'influence de nos moments de vie sur nos lectures. Preuve aussi qu'il n'y a que les sots percés qui ne reviennent jamais boire à la rivière...

Heureusement, le pa tap pata du jazz du sorgho pilé – qui n'est pas sans me rappeler celui de Myriam Makeba - m'a retenue reliée à la poésie par le son entêtant dans ma tête.

Alors ce matin, fraîche et entièrement disponible, j'ai relu une histoire bien plus fine qu'il n'y paraît.

Je suis contente, car je ne l'aimais pas beaucoup le mec relou que j'avais cru deviner.

Il n'est pas que ça, finalement. Ses souvenirs sont drôles et émouvants à la fois. Le frère, la règle, la chapelle Sixtine intérieure, celle des beaux jours sur la rive du marigot... pour finir sur une note rigolote avec Philippe Katerine qui coupe puis remet le son.

   Catelena   
3/11/2024
Oups, doublon !

   Cristale   
4/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
En vrai, je pense que c'est la psy l'obsédée de la chose sexuelle ^^.
Truffé d'anecdotes croustillantes, je comprends que ce récit évoque des scènes de la vie ordinaire dans quelque province africaine, scènes extra-ordinaires pour moi, pauvre européenne, qui fait couler l'eau en ouvrant un robinet dans ma maison et prend sa farine au super marché du coin.
Les souvenirs colorés ne sont pas avares de mouvement, de musique, d'émotion que le narrateur tente de minimiser sous des propos "légers" comme pour se donner l'excuse d'aborder ces instants si précieux gravés dans sa mémoire avec l'aveu de cette déchirure : "Je vous ai dit que je pensais finir ma vie là-bas ?".

J'ai apprécié ma lecture, originale, riche en couleurs, haute en décibels.
Bonne chance pour le concours.

   aldenor   
15/11/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Amusant enchaînement de souvenirs, du coq à l’âne, que cette séance débridée chez la psy. Il s’en dégage une réjouissante spontanéité dans l’écriture.
L’interaction avec la psy relance habilement le débit. Et la scène finale, attendue dès le début, ne déçoit pas ; « les femmes lancent le pilon assez haut pour taper deux fois dans leurs mains avant le temps suivant. ». On entre dans la danse.


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