La fenêtre est ouverte. C’est une soirée sans relief, au fond de laquelle on distingue les contours d’une ville extraordinaire. Les coudes appuyés sur le rebord, Joshua Nill tient sa tête dans ses mains. Ses paumes recouvrent largement ses joues, ses doigts glissent sur ses tempes et se perdent sous ses cheveux noirs. Dans sa main gauche il tient une cigarette qui semble lui sortir de l’oreille.
Une ville extraordinaire. Paraît-il.
Mais Joshua Nill n’en avait guère foulé que le pavé des faubourgs et la ville restait pour lui un décor lointain dont les innombrables détails excitaient sa curiosité, d’abord, accablait ses espoirs d’y vivre jamais, ensuite. Bien sûr, il avait voulu la connaître et il lui était arrivé de s’y rendre mais pour trouver quoi ? Des impasses et des grands boulevards, et nulle part où s’arrêter. À croire que dans toute cette foutue ville, il n’y avait pas un endroit où Joshua Nill aurait pu poser son tabouret, s’adosser au mur, réfléchir un moment puis repartir, ou rester. Toujours des impasses et des boulevards. Des murs de vitesse et des murs de béton devant lesquels il échouait systématiquement à chacune de ses tentatives. La ville lui était imperméable et dedans il étouffait comme s’il avait eu un sac en plastique sur la tête. Le plus souvent il entrait dans un café enfumé, histoire de respirer un peu, grattait un black jack et finissait l’après-midi là, à écouter les histoires des gens. « Toutes ces vies… » pensait-il en soufflant dans sa bière. Le soir venu, il s’enfonçait dans la terre en titubant, pour prendre le métro qui le ramènerait vers les quartiers périphériques, avec la foule des bannis.
Il regagnait son petit hôtel d’immigrants, croisait la mine menaçante du propriétaire qu’il saluait, par habitude, avant de monter dans sa chambre sans attendre l’infime hochement de tête que celui-ci lui renvoyait depuis sa loge en guise de réponse. C’était un escroc, un vrai sale type. La moitié des chambres de son hôtel servait de bordel ou de casino clandestin. Joshua Nill savait bien tout ça, il n’est pas né de la dernière pluie. Il l’aurait égorgé ce fils de pute, si seulement… « Tant qu’il me fout la paix » pensait-il. Son travail à la station-service lui rapportait suffisamment et il payait toujours sa chambre à temps, mais qu’il vienne lui chercher des noises ce connard et il verrait.
La silhouette de Joshua Nill se découpe dans l’embrasure de la fenêtre. De la fumée s’échappe paresseusement de sa bouche, de son nez, s’accroche à son visage puis se dissipe. Sa dernière cigarette. Derrière lui, posé sur l’unique table de sa chambre, un paquet vide. Il se dit qu’il ira en chercher demain, mais demain c’est dimanche et il lui faudra se démener pour en trouver. Joshua Nill se demande s’il sait toujours compter. Ça fait quatre mois qu’il habite cette chambre. Quatre mois et cinq jours précisément mais il ne pourrait dire combien de minutes, ou d’heures, il vient de passer à la fenêtre jusqu’à cet instant. Sa perception du temps est brouillée. « Je suis fou » se dit-il à lui-même. Et, comme pour se convaincre du contraire, il se met à reconstituer sa journée. Il s’est levé, débarbouillé, habillé, il a fait chauffer un café qu’il a bu, par petites gorgées régulières, il s’en souvient parfaitement. Et puis il est parti travailler, il devait être un peu moins de cinq heures. Sur le chemin qu’il fait à pied, il a rencontré quelques connaissances matinales, salué la boulangère dans sa langue - la même que la sienne - joué avec un caillou sur quelques mètres jusqu’à ce que celui-ci glisse sous une voiture, et puis il est arrivé à la station-service qui se trouve à moins d’un kilomètre de l’hôtel. Alors il a mis cette putain d’essence dans ces putains de réservoirs. « Tu n’es pas fou Joshua Nill ! Mais voilà que les fichues habitudes qui rythment ta vie t’embrument l’esprit et te font prendre aujourd’hui pour hier ! »
Bientôt la cigarette lui brûle les lèvres. Il souffle une dernière fois la fumée et laisse échapper le mégot incandescent qu’il regarde glisser dans l’air, rebondir sur le trottoir. Il a maintenant les yeux rivés sur la rue en contrebas, comme pour sonder la distance qui le sépare du bitume. Quatre étages. Un frisson court dans son dos. C’est un délicieux vertige, il voudrait y goûter encore, se penche un peu plus. Quatre étages. Il n’a jamais pensé à ça avant.
Mais l’occasion semble belle.
Joshua Nill n’est pas le genre de type à fuir. Il s’est assis sur bien des désillusions déjà. « C’est la curiosité qui m’a amené jusqu’ici » pense-t-il. « Et les circonstances sont ce qu’elles sont. Je suis un curieux c’est tout. Un curieux ballotté par le vent, les marées, et les camions. Au fond je n’ai pas décidé grand-chose. » Mais son histoire est commune. Joshua Nill le sait bien à présent. À quoi bon se lamenter. Il l’a déjà entendue mille fois dans des bouches étrangères, ici à l’hôtel, et ailleurs aussi. Il l’a reconnue, il a lu sa propre histoire dans le regard des autres. Son village, le départ, la douane, le travail, l’espoir, le désespoir qui n’est pas exactement son contraire mais plutôt sa continuation. Et puis les chansons d’enfance qui reviennent toujours, quand on croyait les avoir oubliées depuis longtemps. « Les grandes villes sont ainsi » pense Joshua Nill, sans décoller les yeux du trottoir en bas. Une cacophonie de chansons pour gosses dans toutes les langues du monde.
Dans ses chansons à lui, il s’en souvient, le sort s’acharnait. Dans le dernier couplet, l’enfant était dévoré par les loups, le paysan perdait ses terres, les amoureux étaient séparés… Bref, tout se finissait très mal – « et c’est pire dans la vraie vie » plaisantait sa mère. Pourtant il aimait les derniers couplets, il les trouvait très beaux. Joshua Nill a toujours eu le sens de l’esthétique. Il se demande s’il pourrait donner une aussi belle fin à son histoire.
La chambre est vide. Dehors, l’air est léger. Entre les deux, Joshua Nill est pensif. Maintenant il est assis sur le rebord de la fenêtre, à califourchon, de sorte qu’une de ses jambes pend dans la pièce tandis que l’autre se balance dans le vide. Il observe le quartier en bas, les deux rues à l’angle desquelles se trouvent l’hôtel et le square qui occupe l’angle opposé. Parfois il y a des gens qui passent, d’autres sont assis sur le perron des immeubles. Silencieux, ou presque. Joshua Nill reconnaît quelques silhouettes. « Ils prennent le frais » se dit-il. C’est que l’après-midi a été chaude. L’atmosphère est particulière. Figée. Même les prostituées n’ont pas l’air de vouloir se mettre au travail. Une nuit chaste et interminable. Ici le temps passe au rythme des corps, alors quand les corps sont immobiles, le temps s’arrête. Tout semble suspendu à la venue d’un événement.
- Ils attendent que je saute ou quoi… murmure Joshua Nill.
Dans la rue, juste en dessous l’endroit où il se trouve, il reconnaît la voiture du gérant de l’hôtel - une Alfa Roméo - il pourrait l’atteindre sans mal. Il ferme les yeux. « La scène est montée » se dit-il, « le décor est idéal, il suffit que je me laisse aller sur le côté, et je glisse dans l’air… » Quatre étages. Joshua Nill regarde le film de sa vie qui déroule sur le fond noir de ses yeux clos, jusqu’à cette fin anticipée contre le bitume, mais c’est comme s’il manquait un acte pour achever sa tragédie. Troisième étage. Il sent le poids de l’air. Bien sûr il a connu des malheurs, mais rien qui n’atteigne des sommets dramatiques. Des tourments, oui, et puis des choses qu’il aurait voulu vivre, des peines de cœur de petit garçon - les pires peut-être car les amours d’adolescents sont enchantés... Mais rien qui n’eut fait se pendre le plus abattu des hommes. Deuxième étage. « Tans pis ! » se dit-il, « on s’en va tous avec ses regrets. Le mien sera de ne pas avoir grand-chose à regretter. » Premier étage. Boum ! Boum ! Boum !
« Ça fait deux Boum de trop » pense Joshua Nill qui n’a toujours pas bougé.
Plusieurs coups secs résonnent à nouveau contre la porte de sa chambre. Il soupire longuement puis ouvre les yeux. Il saute sur le plancher et se dirige vers la porte. Il n’hésite même pas avant de tirer sur la poignée, comme s’il savait à quoi s’en tenir. Ou plutôt comme si ça n’avait pas d’importance.
- Ouvre grand tes oreilles, aujourd’hui est un grand jour Joshua Nill !
Face à lui se dresse l’effrayante anatomie de son voisin de palier : un physique de bagnard russe, une grosse tête, un visage caillouteux, des longs bras de babouin et au milieu de tout ça - il les avait remarqués dès leur première rencontre - des yeux d’un bleu presque transparent, « comme on en voit que dans cette partie du monde ». L’homme pointe sa grosse bedaine vers Joshua Nill. Il porte une veste militaire trop courte, largement ouverte, et un T-shirt sur lequel il est écrit "Je suis célibataire". Joshua Nill s’arrête un instant sur ces mots qui dansent nonchalamment sous son regard. « Voilà ce que le destin m’envoie comme invitation à rester en vie… » L’autre sourit comme un enfant, un enfant de cent dix kilos. Il tient une bouteille de vodka.
- Je suis venu boire avec toi ! bredouille-t-il en lui collant sa bouteille sous le nez. Je suis papa Joshua Nill ! - ses yeux brillent - Pour la quatrième fois ! reprend-il fièrement de sa grosse voix de géant. À deux cents kilomètres de nous, il y a un petit Moi qui braille dans ses fripes. La femme se porte bien. C’est pas merveilleux ça, hein !
Il l’attrape par l’épaule et le secoue.
- C’est merveilleux Joshua Nill !
Il brandit sa bouteille.
- Bois donc avec moi, à ma petite fripouille de fils !
Alors Joshua Nill saisit la bouteille, avale une gorgée, puis une seconde, et la retend à son propriétaire qui affiche un air satisfait. Celui-ci reprend sa bouteille mais cesse brusquement de sourire. Maintenant il le fixe de son regard vitreux - un bleu intense, saisissant - tout en rapprochant son visage du sien comme pour mieux le scruter. Ils restent un instant comme ça, silencieux. Et Joshua Nill se dit que ce grand dadais saoul va bien finir par s’effondrer sur lui et l’écraser comme une mouche. Mais il tient bon et quand il s’écarte c’est pour lancer :
- Te laisse pas abattre Joshua Nill ! Fais comme moi.
Le russe fait résonner son gros rire, avale une gorgée de vodka et disparaît dans le couloir en baragouinant dans sa langue.
Joshua Nill a traversé la pièce sombre et repris sa place sur le rebord de la fenêtre, entre le dehors et le dedans. Debout dans l’encadrement, il se demande s’il a vraiment l’air abattu. Une mouche vole. Il la suit des yeux et songe : « Tu es une mouche qui se cogne sans cesse au carreau ». Mais la fenêtre est ouverte. Il soupire. Où en étais-tu Joshua Nill, avant que l’autre bougre se pointe à ta porte. Ah oui ! C’est ça. Un pas en avant et… Inch’Allah. Dans le trottoir. Demain on dira : « Tiens Joshua Nill est mort, il a fait le grand saut. » Ils ne chercheront pas à comprendre, ils auraient tort d’ailleurs, mais l’affaire fera bien jaser quelques jours à l’hôtel. Il n’y en aura que pour lui.
C’est qu’il est plutôt apprécié dans le coin, depuis une histoire anodine, mais les choses ici suivent une logique singulière. Quelques semaines après son arrivée il avait eu une altercation avec une maquerelle du coin. Une grosse Africaine aux yeux jaunis qui effrayait tout le faubourg en faisant carillonner, à chacun de ses mouvements, l’indescriptible quincaillerie vaudou qu’elle portait au cou et aux avant-bras. Ce soir-là, la matrone avait pris en grippe une de ses poules, Évelyne - « la jolie Ève » on l’appelait - qui prenait une sacrée raclée. Joshua Nill s’était simplement trouvé là, saoul et plein d’orgueil, et s’était interposé sans trop savoir pourquoi.
- Vieille sorcière ! avait-il lâché dans toutes les langues qu’il savait, avant de monter dans sa chambre en titubant. - Je t’écrabouille les testicules et je les brûle au diable, avait hurlé l’autre dans son dos, usant de toute sa magie pour le maudire, alors que tout l’hôtel retenait son souffle.
Mais Joshua Nill avait vaincu le mauvais sort. Il n’était pas mort - à vrai dire il s’était même endormi comme un bébé ce soir-là - ce qui lui avait valu une certaine estime.
« Joshua Nill sait quand il meurt au moins », se dit-il, puis il se fend d’un sourire immense. Il imagine l’empreinte de son sourire dans le trottoir.
Il se souvient de l’empreinte de ses pas dans la terre. Le jour de son départ. La police était venue. La situation n’était pas bonne. Sa mère pleurait. Et on avait dit à Joshua Nill de partir. Alors il était parti. Partir, ça il sait faire, partir. C’est la seule évidence à laquelle il ait jamais été confronté. « Le sol te brûle les pieds Joshua Nill ! Voilà l’unique conclusion de ta vie. » Il regarde encore en bas. « C’est drôle « se dit-il, « si on m’avait dit ça ce matin… « Il a du mal à croire qu’il soit aussi simple de rompre avec sa propre existence. « Peut-être que je rêve et qu’il faudra tout recommencer demain. « Il se pince. « Non. Je ne rêve pas. Me voilà maître de mon destin. Ça fait bizarre, c’est tout. » En fait, envisager sa mort, en choisir la scène, négliger de lui donner le sens que sa vie n’a jamais eu, tout cela lui procure une sensation de liberté immense. Il se dit qu’il n’a pas dû ressentir pareille chose depuis sa naissance. Quand ils ont coupé le cordon ombilical. Il pourrait presque se souvenir de l’immense bouffée d’air qu’il a aspirée alors. Depuis il fait de l’apnée. Il voudrait se souvenir des premiers moments. Enfin… Quatre longs étages. Il aura bien le temps d’y penser encore, d’ailleurs ses talons se soulèvent déjà. Il se dresse sur la pointe des pieds.
Soudain il y a un sifflement, accompagné du clappement d’un vêtement cahoté par le vent. Une ombre traverse le ciel devant lui. Puis un bruit sourd, un craquement étouffé, le genre qui vous glace le dos, et le silence revient. Joshua Nill repose les talons sur la pierre. Il lève les yeux vers les étages supérieurs, reste un instant arc-bouté, repère une fenêtre ouverte au dessus de lui, puis baisse la tête en direction de la rue. Il observe le corps désarticulé de Walter qui gît en bas.
- Il a sauté. Ce con de Walter a sauté… murmure-t-il.
Et, alors qu’il prononce ces mots, une pensée le traverse : « Walter. Quel prénom stupide pour un mort ! »
Walter. Le p’tit gars du sixième. Il habitait au dernier étage de l’hôtel, sous les toits. Juste au dessus de la chambre de Joshua Nill. C’était un étudiant - il n’avait pas vingt-cinq ans - le genre poète, plutôt discret et ombrageux. Sauf quand il se saoulait dans le bistrot qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel. Alors il déblatérait des histoires improbables, s’endormait sur sa table, se réveillait en sursaut, chantait, cherchait querelle, se rendormait. La plupart du temps, Joshua Nill ne comprenait rien à ce que Walter rabâchait. Les filles l’aimaient bien. « Le parfait suicidé » pense Joshua Nill sans dévier son regard du mort.
Une tache sombre s’étend autour du corps. Des spasmes secouent les jambes de Walter, puis il se fige. Joshua Nill déglutit. Maintenant ils sont parfaitement immobiles, l’un et l’autre.
L’instant dure.
En bas, dans la rue, des voix retentissent. Dans l’hôtel on s’agite. On ne parle déjà plus que de Walter. Mais Joshua Nill n’entend rien. Il est descendu du rebord, a refermé la fenêtre, traversé la pièce dans l’obscurité jusqu’à son lit où il s’est dévêtu puis couché. Ses yeux sont lourds, il se sent fatigué. « Tu es un exilé Joshua Nill, qui n’a de place ni dans la vie, ni dans la mort » songe-t-il avant de s’endormir, bercé par un air de son enfance qui semble bien lointaine.
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