1
Il a trouvé l'arme de son père rangée au-dessus de l'armoire. Pas sous clé. Pas enfermée. Posée au-dessus de la vieille armoire, à l'abri des regards, mais à l'air libre. Deux balles restées dans le magasin. Il savait où la trouver au besoin. Il l'avait déjà repérée. Une fois, son père avait dégommé quelques bouteilles vides après un apéritif arrosé. David avait simplement regardé discrètement où son père remisait l'arme. L'arme ? Un semi-automatique MAS 49 des années soixante-dix. Parfait état de marche. Il en prenait soin, le père. David est allé avec l'arme dans le jardin. Il ne tenait pas à tout dégueulasser. Il fallait qu'il fasse ça bien. Par respect pour sa mère, au moins. Il s'est assis sur le muret en pierre grise. Il a regardé la chair de poule qui recouvrait ses bras. Il avait son tee-shirt préféré, celui de Megadeth. Il a retourné l'arme contre lui, a mis le canon dans la bouche. Il avait vu faire ça dans des films. Les films, c'est ce qui allait le plus lui manquer. Le bruit de la détonation a fait s'envoler les moineaux perchés sur les fils électriques et sur les branches du tilleul.
2
Elle se rhabille sans hâte. Prend son temps. L'homme est toujours endormi dans le lit. Elle se dit que niveau baise, c'était pas mal. Elle se demande ce qu'elle éprouve réellement pour le type qui ronfle dans ce lit. Un peu d'affection, pas de l'amour. C'est purement physique. Il faut bien que le corps exulte. Jean-Michel ne la touche plus. Depuis deux ans. C'est à peine s'il la regarde. Quand elle s'observe dans le miroir, elle voit encore une belle femme. Pas trop abîmée. Un corps de quarante-huit ans plutôt bien conservé. Des rides au coin des yeux, mais guère plus. Des cheveux bruns, avec d'imperceptibles reflets gris. Qui lui tombent aux épaules. Une bouche encore sensuelle. Et… Son portable vibre. Elle décroche.
– Candice ? C'est Sylvie à l'appareil. Je t'appelais parce que… il y a eu un coup de fusil. Ça venait de ton jardin. J'ai appelé la police. Il faut que tu viennes.
Candice. La tête lui tourne. Elle pâlit, se sent pâlir. Le sang déserte son visage.
3
Jean-Michel a été très clair. Il n'est pas question de le déranger. Il présente un PowerPoint. Dans la salle aux volets clos, dans la pénombre. Il a toute l'attention du comité. Il projette les images sur l'écran blanc. Il les commente. Il parle de la façon de faire des économies de temps et d'argent. Il propose une nouvelle façon de travailler. Pour réduire les coûts. « L'avantage de ce système est de pouvoir fonctionner avec des équipes réduites. » Il voit un sourire étirer les traits du directeur Fauchard. Le directeur est bedonnant et presque chauve. Il ajuste ses lunettes sur son nez. Ce qu'il voit ne lui déplaît pas. La projection est finie. On rallume la lumière. Duvauchelle, la femme des ressources humaines, dit qu'il sera délicat de faire avaler la pilule aux employés. Le président dit que c'est le cours de l'histoire. Il a déjà dit aux syndicats que les réformes étaient indispensables pour sauvegarder le secteur. Pour permettre de conserver quelques emplois sur le territoire national.
4
Une voiture de police. Un camion de pompiers. Le SAMU. Ces véhicules sont garés à l'emporte-pièce devant sa maison. Candice sort de la Volvo les jambes tremblantes. Elle se trouve dans un état second. Comme s'il s'agissait d'un film. Elle aperçoit quelques voisins. Sylvie qui fuit son regard. Elle se présente au flic en faction. Derrière le cordon de sécurité. Il lui fait signe de passer. Dans le jardin, elle voit le corps, sur un brancard. Recouvert d'une bâche. Elle crie. Deux personnes viennent la soutenir.
– Je veux le voir, hurle-t-elle.
Quelqu'un écarte la bâche. Le visage de son fils, en dessous. Du sang et des fragments d'os.
– Ce n'est pas lui ! crie-t-elle.
Elle s'effondre. On l'amène dans le salon. Un médecin lui fait une piqûre.
– Ce n'est pas mon fils ! hurle-t-elle.
On lui demande de se calmer. Comment le pourrait-elle ? Elle a vu le fusil, par terre, dans l'herbe. Au pied du muret. On aurait dit l'arme de Jean-Michel. Le sédatif est puissant. Les muscles se relâchent. Son cœur ralentit. Sa tête semble peser une tonne.
5
C'est son tour de rentrer dans la cage. La cage en plexi. Elle ne porte qu'une fine culotte, un soutien-gorge qui fait remonter ses seins. Elle est à quatre pattes. Se contorsionne, écarte les jambes, plaque ses fesses contre le plexi. Deux types balancent des billets contre la cage. Elle enlève son soutien-gorge. Plaque les seins contre le plexi. Puis les prend dans ses mains. Un type couperosé, un habituel, balance un billet. Il veut en voir plus. Elle attend deux billets de plus pour tomber la culotte. Elle leur montre ce qu'ils veulent voir. Il est 3 heures de l'après-midi et elle commence sa journée de travail. Dehors, le soleil tape fort. Ici, on pourrait aussi bien être au cœur de la nuit. La musique. Les spots bleu et rouge. La scène. La barre de pole dance. La cage en plexi. Cinq ou six clients. Des routiers peut-être. Elle leur montre l'origine du monde. Pense à autre chose. Son esprit vagabonde. L'herbe qu'elle a fumée avant de se lancer l'aide à planer. Les clients sont juste des ombres, pas des vraies personnes. Après, elle ira servir derrière le bar. Fera un brin le ménage dans les loges. Puis retournera sur scène à 18 heures.
6
Candice dort dans la chambre. Sous tranquillisants. Jean-Michel est seul dans le salon. Il a foutu tout le monde dehors. Les voisins, les amis. Il a fait un saut à la morgue pour voir son fils. L'arrière de son crâne a été emporté par la balle du MAS 49. Comment expliquer son geste ? Il se sent coupable. De ne rien avoir vu venir. Il a ses raisons : la pression que lui mettent ses employeurs. L'avenir de la boîte. C'est pas rien. Et Candice, alors ? Elle aurait dû savoir, elle. Elle était plus proche de David que lui ne l'a jamais été. Jean-Michel se sert un bourbon. C'est le quatrième. Il va avoir besoin de plus que ça. Il regarde le jardin à travers la vitre de la porte-fenêtre. Là où il y avait le corps, l'herbe est tassée. Et tachée de sang noir. Les flics ont embarqué le fusil. Il espère le récupérer bientôt. Il pense à Marjorie. Il ne sait même pas comment la joindre. Il faudrait qu'elle sache. Pour son frère.
7
Marjorie retrouve son dealer calle Montalban. Il est si jeune qu'il a encore de l’acné. Elle lui prend de l'herbe et du speed. Comme d'habitude. Elle revient derrière le bar avant même qu'on ait remarqué son absence. L'heure tourne, les clients vont bientôt arriver. Marjorie a besoin d'un petit remontant, parce que la danse ne va pas suffire ce soir. Ce soir elle va devoir emprunter une loge. Elle a besoin de plus d'argent. Elle va devoir donner de sa personne. Sucer deux ou trois queues. Se faire grimper dessus par un type pas trop dégueulasse. Elle repense en frémissant à l'enfoiré du mois dernier qui lui a dégueulé son whisky coca dessus. Il a fallu qu'elle nettoie la putain de moquette et fasse disparaître l'odeur. Quelquefois, elle se tape un petit Français. Souvent ce sont ses potes qui lui offrent la passe. Ça peut être pour un anniversaire, un enterrement de vie de garçon, ou pour un dépucelage. Mais elle doit faire attention. Certains sont respectueux et intimidés, d'autres la considèrent comme une marchandise. Un sac à foutre.
8
Un nouveau jour se lève. Jean-Michel est retourné au bureau. Tant pis si les collègues ne comprennent pas. Il n'a pas l'intention de rester enfermé avec Candice, de l'entendre gémir et pleurnicher, de l'entendre lui reprocher tout et n'importe quoi. Son attitude envers David. L'arme au-dessus de l'armoire. Il va se comporter en homme, il va rebosser son PowerPoint, parce qu'il s'est aperçu qu'il avait oublié certains détails. Ses collègues ont le bon goût de ne pas se montrer envahissants. Quelques accolades discrètes, des poignées de mains franches et compatissantes. On le laisse travailler, seul dans son bureau. Un peu avant midi, Julie passe la tête à sa porte. Demande si elle ne le dérange pas. Elle porte sa robe rouge qui lui fait un cul fantastique. Elle entre dans le bureau.
– C'est terrible, dit-elle. Et puis : tu devrais rester auprès de Candice.
Jean-Michel la prend dans ses bras, enfouit son visage dans la chevelure brune et parfumée de la jeune attachée de direction. Il pleure, sans savoir sur qui vraiment. Il craque. Enfin. Ça lui fait du bien. Julie passe une main dans son dos.
9
Candice est dans le brouillard à cause des médicaments. Elle cherche plus d'une heure le carnet dans lequel elle se souvient avoir noté le numéro de Marjorie. Elle le trouve au fond d'un placard. Au milieu de vêtements qu'elle ne porte plus. Elle compose le numéro, tombe sur une boîte vocale. Laisse un message. On sonne à la porte. Sylvie et Marc sont sur le perron. Ils lui amènent plusieurs tupperwares. Au cas où elle aurait faim. Il faut qu'elle mange. Marc s'étonne de ne pas voir Jean-Michel. Candice répond qu'elle ne veut plus rien avoir à faire avec cet assassin. Elle leur dit pour l'arme. L'arme en haut de l'armoire. Chargée. Le silence est pesant. Candice pleure et se mouche. Il y a des Kleenex usagés un peu partout dans le salon. Par terre ou sur des meubles. Sylvie et Marc s'en vont. Elle reste seule, avec le soir qui tombe dans le jardin. Elle envisage de mettre un terme à sa vie. Elle n'arrive pas à ôter ces visions de son esprit : elle qui s'envoie en l'air pendant que leur fils, seul à la maison, se suicide. Elle a envie de mourir.
10
Jean-Michel rentre tard. Après 21 heures. Et encore : c'est son supérieur qui lui a intimé l'ordre de rentrer chez lui. À peine arrivé il se sert un grand verre de bourbon. Venant de la chambre, des gémissements. Des pleurs. Jean-Michel ne ressent plus rien pour cette femme. Il sait ou se doute qu'elle le trompe. Au lieu de s'occuper de son fils, elle se fait culbuter dans un hôtel pisseux. C'est du moins ce qu'il imagine. La pute. Il l'imagine avec un autre homme. Un autre homme qui la possède, à grands coups de torgnoles dans la gueule. C'est tout ce qu'elle mérite. Le fusil en haut de l'armoire. Il avait quelquefois imaginé s'en servir contre elle. Lui faire sauter le caisson. Ce n'est plus une épouse, plus une mère. Mérite-t-elle encore d'exister ? Il se ressert un verre. S’enivre. La femme dans la chambre ne gémit plus. Les médocs ont eu raison d'elle pour aujourd'hui. Les pensées de Jean-Michel s'envolent vers Julie, sa robe rouge qu'il aimerait tant lui enlever. Pour découvrir son corps mat, parfumé, son corps de fille des îles avec ses seins pointus, ses hanches souples.
11
Marjorie émerge à 15 heures. C'est son jour de congé. Enfin. Dehors le soleil est terrible. Elle boit un café. Sa coloc, Cindy, est allée bosser. C'est une fille cabossée. Qui se shoote. Une pauvre fille perdue, qui baragouine deux mots d'anglais. Des bouteilles traînent un peu partout. Les cendriers débordent. La fête de la veille. Elle pense à recharger son téléphone. Elle a un message vocal. Sa mère. Des mois qu'elle n'a pas entendu sa voix. La voix tremble, bredouille une suite de mots entre deux sanglots. Ce que Marjorie comprend : il est arrivé quelque chose de terrible. À David. David est mort. Il s'est tué avec l'arme de leur père. Marjorie appelle son patron, Joaquim. Elle dit qu'elle doit partir quelques jours. Joaquim n'est pas d'accord. Il a besoin d'elle.
– Si tu pars tu es virée, il dit en espagnol.
Elle lui promet d'être de retour lundi. Il répète :
– Si tu pars tu es virée.
Elle le traite d'enculé et raccroche.
12
Julie rajuste son corsage, reboutonne son chemisier. Son mascara a coulé, à cause des larmes. Jean-Michel lui dépose un baiser sur le front et sort du bureau. Julie est effondrée. Elle a mal à l'endroit où il l'a pénétrée. Ses larmes coulent, elle se sent sale et humiliée. Elle se demande si elle ne vient pas d'être… violée. Le mot s'imprime dans son esprit en pleine confusion. Violée. Jean-Michel est venu la voir, il avait l'air si malheureux. Elle l'a pris dans ses bras, comme la veille. Elle a commencé à sentir ses mains sur elle. Elle a dit non, il a continué. Il pleurait. Il disait des mots comme « pardon », comme « tu es si belle ». Comme « s'il te plaît ». Il lui a presque arraché les vêtements. Elle a senti qu'il la pénétrait avec un doigt, puis deux. Elle a eu envie de hurler, d’appeler à l'aide. Il l’a basculée sur le bureau et l’a prise par-derrière. Ça a été rapide. Chaque coup de reins la blessait, ses hanches cognant contre l'angle du bureau. Elle se rhabille, pleure sur elle-même. Violée. Peut-être lui a-t-elle envoyé les mauvais signaux. Peut-être il n'a pas compris.
13
Sa tête contre la vitre du train. Les arbres qui défilent. Les champs, l'arrière des maisons. Des fermes. Elle se revoit avec son frère dans la maison familiale. Elle lui apprend à grimper à la corde. À tirer à la fronde en visant des oiseaux que jamais ils ne touchaient. Elle sentait que quelque chose de grave allait arriver. C'est pour ça qu'elle était partie. Elle n'en pouvait plus. Ce climat anxiogène. La violence et la haine rentrée du père. Dans ses yeux. La façon dont il parlait à sa femme. À son fils. À eux tous. Les humiliations. Faire semblant lors des réunions de famille. Les barbecues dans le jardin avec les voisins. Faire comme si tout allait bien. David. Où es-tu à présent ? C'est comment de passer de l'autre côté ? Est-ce que plus rien ne compte ? Elle a eu envie d'en finir elle aussi. Vers seize ans. Ou dix-sept. Pour qu'ils se sentent responsables et coupables. Les parents. Qu'ils comprennent leur douleur. Qu'ils récoltent ce qu'ils ont semé. Sa mère pour sa lâcheté. Son père pour son mépris, sa cruauté. Qu'ils aillent au diable. Mais David, lui, c'était un ange. Auquel ils ont arraché les ailes. Ils devront payer pour ça.
14
Jean-Michel passe chez lui chercher quelques affaires, après son travail. Il remplit une valise de vêtements. Candice se tient dans l'encadrement de la porte de la chambre. La chambre qu'elle ne quitte presque plus. Elle dit :
– Tu n'as pas le droit de nous abandonner.
Elle le traite de salaud. De salaud. D'assassin.
– Nous ? réplique-t-il. Regarde autour de toi. Tu es seule. C'est comme ça que tu vas finir. Tu as échoué à être une épouse, tu as échoué à être une mère.
Elle fond sur lui, lui martèle le dos de coups de poing.
– Assassin ! Tu as tué notre fils, hurle-t-elle.
Il se retourne et la gifle. Fort. Pour qu'elle comprenne bien, une deuxième fois. Ça laisse des marques rouges sur les joues de Candice.
– Je voudrais que tu crèves, gémit-elle.
Il la pousse et elle s'effondre sur le lit conjugal. Il empoigne la valise et sort de la chambre, de la maison.
15
– Tu as changé, fait Louise. – En bien ? Ou en mal ? demande Marjorie. – Je sais pas.
Marjorie sourit devant l'embarras de Louise. Louise est venue la chercher à la gare. Elle a le permis depuis un an. Elle l'a passé quelques mois après le départ de Marjorie.
– C'est bien, l'Espagne ? demande Louise en s'éloignant de la gare. – Bof ! fait Marjorie.
Il lui semble être partie depuis une éternité. Pourtant rien n'a changé ici. La gare. La mairie. Le pont Anatole France. Le lycée Jean Genet.
– Tu es sûre que tu ne veux pas passer chez toi ? demande à nouveau Louise. – Je verrai tout le monde à l'enterrement. Après-demain, dit Marjorie.
La maison. Ce n'est plus chez elle. Elle s'est juré de ne plus y mettre les pieds.
– Je peux descendre au Formule 1, propose Marjorie. – Ne dis pas de bêtises. Ma mère sera contente de te voir. Et puis la chambre d'ami, elle sert jamais !
16
Julie est sortie plus tôt du travail. Elle a dit qu'elle était malade. Des nausées. Des vertiges. Sa mère est surprise de la voir débouler à l'appartement à 16 heures.
– Tu n'as pas l'air bien, constate cette dernière. – Ce n'est rien. J'ai besoin de me reposer, fait Julie. – Je viens de lui donner son biberon, dit la mère avant de s'en aller.
Julie va voir sa fille, couchée dans le petit lit. La tétine à la bouche, elle semble apaisée. Ses yeux sont clos mais elle mastique le bout de caoutchouc. Julie se penche pour sentir l'odeur du bébé. Elle respire et se met à pleurer. Un torrent de larmes qu'elle ne contrôle plus. Elle se laisse glisser sur la moquette de la chambre. Elle a honte. Elle se dit qu'elle devrait porter plainte. Jean-Michel. Il n'était pas vraiment lui-même, n'est-ce pas ? Il vient de perdre son fils. On serait chamboulé à moins. C'est ce qu'elle se dit. Pour se convaincre. Elle n'a pas eu la force ni le cœur de le repousser. Est-elle responsable de ce qui lui est arrivé ? L'a-t-elle encouragé sans le vouloir ? Il avait l'air si désespéré. Comment va-t-il la regarder maintenant ? Comment vont la regarder tous ses collègues au bureau ? Son directeur ? Ils vont le voir sur son visage, c'est sûr. Ils vont savoir. Elle sent que quelque chose est brisé. Là, à l'intérieur.
17
Il boit du bourbon dans la chambre du Formule 1. Une chambre petite, impersonnelle, mais ça lui convient. Il n'aime pas dépenser son argent n'importe comment. Il regrette de ne pas avoir demandé son numéro de téléphone à Julie. Il aurait pu l’appeler. Elle l'aurait écouté. Consolé de sa douce voix au léger accent créole. Il regarde la télé sans la voir vraiment. Un fond sonore, un accompagnement. Il pense à David. Était-il à ce point désespéré ? Il devait se sentir seul lui aussi. Avec une mère démissionnaire, ça n'avait rien d'étonnant. Jean-Michel avait prévenu Candice dès le début, pourtant. Il l'avait prévenue. Les enfants, c'était pas son truc. Il avait énormément de travail, devait s'y consacrer tous les jours et même probablement le week-end. Ce n'était pas un petit boulot de fonctionnaire. Il était un créatif. Il avait besoin d'espace, de temps pour s'y consacrer. Candice avait insisté pour les gosses. Elle l'avait tanné pendant des mois. Merde. S’il avait su, il aurait pris les jambes à son cou dès la première grossesse.
18
Louise et Marjorie sont sorties sur la terrasse. Le film du soir vient de s'achever, la mère de Louise est allée se coucher. Marjorie a eu du mal à se concentrer sur le film. Les deux filles se partagent un joint d'herbe. On entend le chant des grillons. Des moucherons, des papillons, tournent autour de l'applique murale qui dispense une lumière jaunâtre.
– Tu comptes rester un peu, après l'enterrement ? demande Louise.
Elle marche sur des œufs. Ne sait pas comment aborder le drame avec son amie. Voudrait mais ne sait pas.
– Je ne crois pas. Je dois retourner en Espagne. – Tu as du travail, là-bas ? – Par-ci par-là. Rien de vraiment sérieux.
Elle se remet à mentir. Elle a l'impression de faire ça depuis si longtemps. Mentir. D'abord à ses parents, ensuite à ses amis. Est-ce que mentir c'est comme ne pas dire la vérité ? Qu'y a-t-il entre les deux ? Elle se demande.
– Ici sans toi c'est plus pareil, dit Louise. Tu nous entraînais dans ton sillage. Avec toi, on avait du courage. – Du courage ? fait Marjorie. Pour quoi faire ? Des conneries ? – Pas seulement, fait Louise.
Marjorie surprend le regard de son amie. Ses yeux noirs. Elle l'avait regardée comme ça, ce soir-là, quand elles avaient couché ensemble pour la première fois.
19
Il se rend au bureau en milieu de matinée. Il a mal dormi. L'alcool l'a assommé autour de 3 heures du matin. Il a l'impression que les collègues l'évitent. Il sollicite Fauchard, pour le PowerPoint. Il veut faire une nouvelle démonstration.
– On verra plus tard, fait Fauchard. Ne vous inquiétez pas pour ça.
Il est fuyant. Il le sent fuyant. La standardiste ose à peine le regarder. Il essaie de joindre Julie. On lui répond qu'elle n'est pas venue.
– Elle ne se sent pas bien, lui explique une secrétaire.
Alors il s'enferme dans son bureau. Il a le sentiment d'être un pestiféré. Ce n'est pas juste, pense-t-il. Il allume l'ordinateur. Va jeter un œil sur son compte en banque. Celui qu'il cache à Candice. Celui qu'il alimente tous les mois. Tout l'argent économisé depuis qu'il est en poste. Son plan est le même depuis le début. Gravir les échelons, et demander cette promotion qui l'enverra à Boston, États-Unis. Sans Candice, sans enfants. Seul, avec tout le fric qu'il a mis de côté. Une nouvelle vie. Débarrassée de ces poids morts. « Poids morts ». L'expression brise quelque chose au plus profond de lui. Il a besoin d'un verre. Une bouteille de scotch traîne dans un tiroir de son bureau.
20
Sylvie est passée pour faire du ménage. Candice n'a plus la force de faire quoi que ce soit. Elle avale des cachets. Ajoute une lampée de rhum dans son thé. Elle n'a même plus la force de pleurer. De gémir. Elle tente de joindre son amant, Pascal. Elle tombe sur sa boîte vocale. Dix fois qu'elle appelle depuis deux jours, dix fois qu'elle tombe sur le répondeur. Il lui envoie un SMS. Enfin des nouvelles. « Je ne suis pas en ville. Je te rappelle bientôt », est-il écrit. Doit-elle le croire ? Qui est ce type au juste ? Est-ce que je crois vraiment le connaître. Elle avale un autre médicament. Qui l'abrutit. Avec une gorgée de thé au rhum. Sylvie prend congé. Veut savoir si elle n'a besoin de rien. Elle s'en va, trop heureuse de quitter ce lieu de désolation. Candice tente de joindre sa fille. Pas de réponse. La mort de David a creusé un abyme autour d'elle. Chacun se tient éloigné de l'enfer. Peut-être ferait-elle de même à leur place. Toxique. Le mot s'impose à elle. Je suis une personne toxique. Nous sommes une famille toxique. Depuis le début. Elle pense.
21
Marjorie se lève tard. Elle le devine à la lumière du jour, au soleil déjà haut. Dormir dans cette chambre, ça lui a rappelé des souvenirs. Elle descend à la cuisine, met du café en route. Louise est allée travailler. Sa mère est assise à la table du salon. Une revue posée devant elle. Elle dit « bonjour Marjorie ». Marjorie ajoute un nuage de lait dans son café.
– J'aimerais que tu t'en ailles, lâche la mère de Louise.
Marjorie la regarde. Voit son regard dur, ses yeux sombres comme ceux de sa fille.
– Tu n'as pas une bonne influence sur Louise, dit la mère. Quand tu es partie, elle était dévastée.
Marjorie se tient debout, ose à peine bouger, sa tasse à la main. Elle soutient néanmoins le regard de la femme. Qui ajoute :
– Je sais ce que vous avez fait, toutes les deux. Louise n'est pas comme ça. Louise n'a pas besoin de ça.
Marjorie ne sait que dire. Elle recule vers l'évier, vide sa tasse, la rince sous l'eau froide, la repose à côté de l’égouttoir.
– Je remonte prendre mon sac et je m'en vais, dit-elle.
22
Jean-Michel a réussi à se procurer l'adresse de Julie grâce à Élodie du service du personnel. Il profite de la pause méridienne pour rouler jusque chez elle. Il se gare dans la petite rue tranquille, qui abrite des maisons et des petites constructions de trois étages. Il trouve la sonnette. Une voix demande qui c'est.
– Julie ? C'est Jean-Michel. Je suis venu voir si tout va bien, dit-il.
Un silence. Il pense que l'interphone déconne.
– Julie ? il demande.
Enfin la voix répond :
– Je suis malade. Je crois que c'est un virus. Je n'ouvre à personne.
Il se demande si elle traînait déjà cette saloperie hier. Quand ils ont baisé. Il ne manquerait plus qu'il l'attrape.
– Tu as besoin de quelque chose ? Je peux te faire des courses, il propose. – Ça ira merci, dit-elle.
Puis plus rien.
23
Elle doit tuer le temps, elle marche sur le chemin de halage. La rivière est d'un gris acier, comme dans ses souvenirs. Elle arrive à l'usine à papier, désaffectée depuis des années. Un terrain de jeu pour les mômes à l'époque. Et les plus grands. Certains étaient dangereux. Elle pense à Yoann. Son côté mauvais garçon l'avait attirée, mais elle n'était pas la seule. Les autres filles aussi. Elle avait découvert le speed avec lui. La poudre. Qu'était-il devenu ? Il s'était fait serrer par les flics à l'époque et avait pris du sursis. Après ça il avait disparu. Ce serait marrant, se dit-elle en pénétrant à l'intérieur du bâtiment aux murs lépreux, bouffés par la végétation. Ce serait marrant de le revoir ici, à la même place, sur ce bloc de béton là-bas, assis avec ses jeans usés, ses écouteurs dans les oreilles. Mais il n'y a personne, pas un bruit. Elle shoote dans un ballon crevé, abandonné au milieu des blocs de béton tagués. Elle se souvient de parties de ballon avec David. Il shootait et elle était dans les buts improvisés. Souvenirs de gosse. Elle arrêtait tout, il s'énervait. Il ne trouvait pas ça normal, parce qu'il était un garçon et elle une fille. Elle le taquinait puis le rassurait. « J'ai cinq ans de plus que toi, c'est normal. »
24
Jean-Michel frappe à la porte de Fauchard. Il entre. Son chef est à son bureau, surpris de le voir. Fauchard lui dit :
– Vous seriez mieux auprès des vôtres, vous ne croyez pas ?
Il y a de l'agacement dans sa voix.
– Je tiens à faire cette présentation, monsieur, insiste Jean-Michel. J'ai vraiment travaillé dur dessus. Je pense que vous serez satisfait.
Fauchard croise ses avant-bras qu'il a épais. Une ride profonde creuse son front. Ses joues sont un peu rouges, comme lorsqu'un apéritif s'éternise ou qu'il est contrarié.
– Encore une fois vous n'êtes pas raisonnable, fait-il. Frémond va reprendre là où vous en étiez. Vous avez fait du bon boulot, mais Frémond va prendre la relève. Vous n’êtes pas en état. – Avec tout mon respect, je pense être le mieux placé pour… commence Jean-Michel. – Vous puez l'alcool mon vieux ! s'emporte Fauchard. Excusez-moi mais c'est dit ! Je ne vous jette pas la pierre, je sais le drame que vous endurez. C'est pour cette raison que je vous ordonne de rentrer chez vous, auprès de votre épouse. Les obsèques sont prévues demain, c'est cela ? Soyez raisonnable.
Jean-Michel se sent humilié. Il tourne le dos et sort sans refermer la porte.
25
Marjorie s'est résolue à prendre une chambre au Formule 1. Elle a vu sur son portable les appels manqués de sa mère. Elle hésite à la rappeler. Pas longtemps. Elle ne veut pas prendre le risque que son père soit dans les parages. Elle ressent tant de haine et de colère en elle qu'elle pourrait exploser. Comme un cocktail Molotov. Le soufre sur l'allumette. Les larmes lui viennent aux yeux. Elle allume la télé pour s'abrutir. Un jeu bien débile. Elle ne sait pas de quoi demain sera fait. Il lui semble être arrivée à une intersection et elle est perdue. Perdue comme au premier jour de sa vie. Elle aimerait qu'il y ait un endroit pour elle dans ce monde. Autre chose que La Jonquera. Mais elle se dit qu'elle y retournera. Ne serait-ce que pour revoir les copains. Certaines des filles. Depuis deux ans qu'elle fait la pute, peut-être en est-elle devenue une pour de bon. On s'habitue à l'argent vite gagné. On en veut plus. Et que sait-elle faire d'autre ?
26
L'église est à moitié pleine. Le curé fait son boulot. Il parle de ce qu'il y a avant la mort. De ce qu'il y a après. Ne prononce pas le mot de suicide. Candice est entourée de sa sœur et de son beau-frère. Il y a un peu de famille, des gens qui travaillent au lycée de David. Peu d'élèves. Candice ne peut détacher ses yeux du cercueil. Comme si à force de le regarder, il allait s'ouvrir et David en sortir. Elle a entrevu Jean-Michel, qui s'est mis à l'écart. Elle n'ose croiser son regard. Il lui a semblé apercevoir de loin Marjorie, à l'extérieur. Une jeune femme qui lui ressemblait, qui rentrait dans le bar de la place de l'église. Ce serait son genre d'éviter de mettre les pieds dans la maison du Seigneur. Le curé fait chanter un cantique. Le curé invite les gens à s'asseoir. Le curé invite les gens à se lever. Et chacun obéit au curé. Il est le maître à bord. Après Dieu. « Seigneur, ne retiens pas ce qui a pu être ombre ou faiblesse dans la vie de David », dit le curé. Candice ne pleure plus, ses yeux sont secs.
27
Marjorie suit la procession qui se rend au cimetière. De loin. Elle retarde le moment où elle devra faire face à la mère. Au café, elle a bu trois demis, pour calmer ses nerfs. Elle voit son père, de dos. Il est accompagné d'un autre homme, un collègue probablement. Elle a aussi reconnu les voisins, Sylvie et Marc. Le directeur du lycée, dont elle a oublié le nom. La tombe a été creusée. Les gens se mettent autour. Le cercueil descend. Marjorie ne peut plus se cacher. Sa mère l'aperçoit. Elle semble esquisser un imperceptible sourire. Triste. Son visage ressemble à un masque sculpté dans de la craie. Peu à peu, les gens s'en vont. Se retirent. Candice s'approche de sa fille.
– Tu es venue, elle dit.
Candice prend sa fille dans ses bras. Marjorie respire son odeur, aigre. Un mélange de sueur, de larmes, de parfum. Marjorie veut savoir si David a laissé un mot. Quelque chose. Candice secoue la tête.
– C'est ton père. C'est sa faute, elle dit. Ton père est un assassin.
28
Jean-Michel voit les deux femmes s'étreindre. Il pense : « Quelle hypocrisie ! » Il sent la rage bouillir à l'intérieur. Il remercie son collègue Gérard de sa présence et ce dernier prend congé. Les deux femmes s'éloignent. Jean-Michel reste seul, devant la tombe de son fils. Marjorie. Elle est donc venue. Il pense rarement à elle. Quand c'est le cas, il l'imagine faire ce qu'elle a toujours fait : coucher à droite à gauche. Peut-être faire la pute. Ça lui irait bien. Depuis le lycée, c'est une fille à problèmes. Une scolarité désastreuse. La honte qu'il a ressentie quand il a fallu aller la chercher au magasin où un vigile l'avait surprise dérobant une bouteille d'alcool. L'humiliation quand le proviseur l'a convoqué pour lui parler des tendances qu'avait sa fille à s'enfermer avec des garçons dans les toilettes du lycée. La rage. La honte. L'humiliation. Il revenait à la maison et s'en prenait à tous. « Occupe-toi de ta fille ! » avait-il fini par lancer à Candice. « Moi c'est terminé ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette petite pute. » Il s'en lavait les mains. Marre. Assez d'être tiré vers le bas par cette famille de demeurés.
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Candice fait couler du café. Marjorie pousse la porte de la chambre de David. La même affiche de Pulp Fiction sur le mur. Une autre de Mad Max. Légère odeur de linge sale. Le lit est défait. Sur son bureau, des babioles. Un van miniature. Une boule à neige enfermant les deux tours du Tower Bridge. Un Opinel numéro 10. Le petit transistor à piles. La porte de l'armoire ferme mal. C'était déjà le cas avant que Marjorie ne parte. Si peu de choses ont changé. Elle allume le transistor. Tombe sur la radio préférée de David. Une station locale qui diffuse de la musique alternative. Elle regarde les murs au papier peint abîmé. Elle est frappée par le côté modeste et décrépit de cette chambre. Elle ne s'en était jamais rendu compte à ce point. La radinerie du père, qui gagnait bien sa vie. Tout cet argent, il devait le mettre de côté plutôt que le dépenser pour son foyer. Elle le déteste. Elle le hait. Sa mère a raison. Cet homme est un assassin. Mais cette dernière est complice. Cette dernière les a regardés se noyer. Sans rien faire.
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Julie revient au bureau. On prend de ses nouvelles. Elle prétexte une intoxication alimentaire. Elle dit que ça va mieux. Son cœur bat fort. Elle essaie de ne rien montrer. Elle ignore comment elle réagira quand elle croisera Jean-Michel. Son violeur. Elle n'a pas remis la robe rouge. Elle a jeté la robe rouge. Elle porte un pull, un pantalon en toile, coupe droite. Elle répond au téléphone. Fait une pause à la machine à café. Gérard parle de l'enterrement. Évoque Jean-Michel.
– Pas une larme. Je crois qu'il intériorise, dit-il. – Lui et sa façon de ne rien vouloir montrer, ajoute Benoît, un commercial.
Gérard se tourne vers Julie.
– Tu devrais le convaincre de prendre des congés. Une semaine. Toi il t'écoute, lui dit-il.
Il sourit. Julie est pétrifiée. Il sait, pense-t-elle. Ils savent. Tous. Elle baisse les yeux. Son visage au teint mat se colore de rouge. La honte. La salissure. L'humiliation. Encore.
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Marjorie fait un tour dans le jardin. L'herbe est haute. Les mûriers sont en fleur. Leur arbre est toujours là, bien sûr. Le tilleul. Plusieurs fois centenaire. L'écorce crevassée. Leur arbre. À elle et à David. Elle s'approche, le touche. Sent l'écorce épaisse sous sa main. Les crevasses. Elle se souvient. David avait l'habitude de cacher des petites choses dans une des crevasses. Depuis tout petit. Moins en grandissant. Mais c'était sa cachette. Secrète. Marjorie passe un doigt dans la cachette. Elle sent quelque chose. Il y a quelque chose. Une feuille de papier, pliée en plusieurs fois. Pliée tassée dans l'arbre. Elle la sort, la déplie. L'écriture. C'est celle de David bien sûr. « Frangine. Ce mot est pour toi. Qui d'autre ? La seule personne que j'aime en ce monde. Dans cette famille. Tu as eu bien raison de partir. À ta place, je serais parti aussi. Et c'est ce que je vais faire, d'une certaine façon. Définitive. Ne m'en veux pas. Moi je ne t'en veux pas d’être partie. Tu as une chance d'être sauvée. Je n'en peux plus de toute cette souffrance. Les parents ont fait de moi un faible et un inadapté. Je suis pourri jusqu'à la moelle. Je n'ai pas d'ami. Je suis toujours aussi seul. Papa est un fils de pute. Maman m'a abandonné. Nous a abandonnés. Je quitte cette vie sans regret. Tu trouveras dans une autre crevasse une deuxième lettre. C'est mon cadeau de départ pour le fils de pute. Dans cette lettre, je dis que je mets fin à mes jours à cause de mon père qui abuse de moi depuis que j'ai dix ans, sans que personne ne soit au courant (ne t'inquiète pas, c'est du flan). J'ai aussi transféré sur son PC du matériel pédopornographique en fichiers cachés. Va voir les flics avec cette lettre. Et enfonce-lui ça bien profondément là où je pense. Qu'il crève en enfer. Je t'aime sœurette. On se retrouvera peut-être, mais ne sois pas pressée. Profite de ta liberté. » La lumière joue à cache-cache dans le feuillage du tilleul. Il sera bientôt en fleur lui aussi. Les abeilles reviendront se délecter du nectar contenu dans les petites fleurs blanches.
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