Le parc était bruyant de mille éclats d’enfants jouant à perdre haleine dans les allées poussiéreuses, les pelouses leur étant interdites. Anna se demandait pour la énième fois ce qui pouvait pousser les municipalités françaises à interdire leur herbe à la population quand les beaux jours exacerbaient le besoin de nature en zone urbaine. Pourquoi ne pas interdire aussi les boissons quand on a soif ou les gaufres quand on a faim, il y avait plusieurs endroits dans le parc où l’on pouvait, moyennant finances, s’offrir de quoi se rassasier, peut-être parce que justement boissons et gaufres étaient à vendre, “vendre” mot magique en ce début de siècle et qui ouvre toutes les portes ou toutes les barrières, alors pourquoi pas celles qui enferment les vertes étendues du parc Montsouris ou du Luxembourg pour lesquelles nous payons des impôts locaux. Au pire pourquoi ne pas, comme à Londres louer quelques chaises longues qui permettraient de financer l’entretien accru des zones herbeuses.
Ah décidément la stupidité n’avait pas de limites et les gestionnaires des parc municipaux les avaient repoussées (les limites) plus loin que l’infini. Anna sentait une fièvre révolutionnaire lui monter aux tempes lorsqu’elle entendit son fils dans la poussette émettre quelques sons qu’elle prit pour ses gazouillis habituels. Il avait maintenant trois ans, et force était de constater qu’il était quelque peu attardé en la matière, ne prononçant que très peu de mots de manière intelligible, la plupart des autres devenant de vagues homophones amputés ou déformés selon les cas. Ainsi lion devenait “vion”, regarde était “da”, manège se muant en “manè” pour ne citer que ceux-là et régulièrement lors de promenades au zoo ou dans des fêtes foraines entendait-on le petit s’écrier “da un vion” ou bien “da manè”, et cela au plus grand désespoir de sa mère et de ses grands-parents qui au plus loin qu’ils se souvinssent ne parvenaient pas à identifier un ancêtre qui eût pu être affublé d’un tel handicap à cet age. Seul son père restait indifférent.
Elle se pencha néanmoins vers son enfant qui était en revanche d’une beauté angélique, avec son visage rond et gracieux, ses yeux vifs marron clair à reflets mordorés ceinturant une pupille brune et ses longues boucles blondes qui achevaient de lui conférer une beauté spéciale. Elle entendit une phrase intelligible sortir de la bouche de l’enfant et la stupeur passée, elle tenta de la retraduire en langage attardé. Elle n’y parvenait pas malgré une concentration intense qui plusieurs fois, lui fit écraser une patte de chien, filer le collant d’une vieille dame, foncer dans un château de sable ou passer au beau milieu d’un match acharné de foot et détourner un ballon qui prenait le chemin du but, au grand dam des joueurs en herbe (si je peux m’exprimer ainsi alors qu’ils jouaient sur du gravillon) qui n’étaient pas sûrs que la providence leur sourirait de nouveau.
Après moult excuses à toutes les personnes qu’elle venait de molester, elle se pencha de nouveau sur l’enfant et entendit distinctement la même phrase qu’elle avait entendue précédemment. Elle prit sur elle, et arborant son sourire le plus niais, penchée en avant à s’en couper la respiration afin d’être le plus près possible de la bouche du bambin, elle s’apprêtait à recueillir dans ses toutes ouïes le message incongru quand derrière elle, des rires nerveux de garçons pubères la sortirent momentanément de sa quête. Elle prit soudain conscience qu’elle portait sa jupe bleu marine assez courte et qu’elle offrait vraisemblablement une vue naissante sur ses fesses seulement vêtues d’un string à des gamins qui étaient en train de cesser de l’être. Elle se releva, et sans se retourner poursuivit son chemin à la recherche d’un banc ou d’un endroit plus calme, où elle pourrait reprendre ses investigations. Il faisait chaud et elle dut interrompre deux fois sa recherche et s’éponger le front ainsi que celui du petit qui s’était assoupi, en chaque occasion elle dut repousser sèchement les avances de dragueurs de jardin public qui pensa-t-elle ne diffèrent des séducteurs de supermarchés que par le type de lieu où ils opèrent.
Elle traversa une allée étroite et bordée d’arbres touffus où elle aurait aimé s’arrêter mais les bancs vert bouteille étaient occupés par des personnes âgées, à l’exception du dernier où seulement deux des quatre places étaient occupées, mais elles l’étaient par des quadragénaires à mine peu engageante et dont les yeux, à mesure qu’elle approchait d’eux, décrivaient le mouvement de ses seins libres sous le haut de soie beige largement échancré qu’elle aimait à porter quand le fond de l’air le permettait. Elle passa son chemin dans un maintien méprisant qui enleva l’envie aux deux hommes de tenter quoi que ce soit, l’un d’eux susurra néanmoins une réflexion graveleuse du genre “oh mais ça vit tout ça” qu’elle entendit comme elle sentit le regard lourd jauger son corps, lorsqu’elle fut hors de portée elle s’arrêta pour juger de sa situation géographique. Un coup d’œil circulaire lui fit découvrir un bac à sable à vingt mètres sur la gauche où un banc complet était disponible et pas trace de possibles importuns alentour. Elle s’assit avec toutes les précautions d’usage bien que ses voisins d’en face fussent des petits vieux proprets certainement venus tuer le temps en se remémorant les moments excitants qui avaient jalonné leurs vies, elle leur décerna un petit bonjour sous forme de hochement de tête agrémenté d’un sourire neutre pendant qu’elle disposait la poussette-canne devant elle. L’enfant dormait toujours, elle le contempla avec un mélange de fierté et d’amour effrénés. Des enfants se poursuivaient dans le bac à sable en profitant pour écraser au passage des pâtés effectués par de petits bâtisseurs du dimanche et qui les avaient peut-être laissés là la mort dans l’âme avec l’espoir ténu de les retrouver lors d’une prochaine venue.
Comme souvent dans ces cas-là, pendant que leurs mères s’abîmaient dans une conversation animée où l’on passait des diarrhées infantiles à la recette du filet de loup au beurre blanc, leur jeu dégénéra et ils finirent par envoyer un jet de sable sur les pieds d’Anna, qui, surprise dans la lecture d’une magazine se leva et les rabroua violemment. Les mères soudain désenvoûtées rappelèrent leur progéniture tout en regardant Anna de travers, puis elles se replongèrent dans leur conversation pendant que les deux mongoliens jetaient leur dévolu sur un gamin plus jeune. En se rasseyant Anna constata que son enfant était réveillé. Elle se pencha doucement sur la poussette et s’émerveilla une énième fois au sourire coquin du bambin qui sans s’en départir répéta une nouvelle fois ce qu’elle avait entendu une heure plus tôt et dont elle avait fini par se persuader qu’elle l’avait rêvé :
- Maman, plus tard je voudrais être Gustav Malher.
Anna eut un petit rictus pincé où l’on pouvait lire beaucoup de douceur mais aussi une petite tristesse désabusée, elle se pencha encore, régalant un passant de la blancheur de ses seins visibles dans l’échancrure du petit haut de soie beige, prit l’enfant dans ses bras et lui dit tout bas :
- Tu sais papa s’appelle Clayderman, mon chéri, pas Mahler.
Sans comprendre ce que disait sa mère mais mû par une intuition hors du commun, l’enfant poussa un hurlement qui figea d’effroi le parc tout entier.
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