La ferme du brave Eusèbe se situait dans un trou perdu de la campagne française. Certaines âmes vulgaires auraient même pu parler de trou du cul du monde tant celui-ci était isolé et peu touristique. En fait de trou du cul, c’était plutôt ceux de ses poules qui l’intéressaient le plus, car ceux-ci lui pondaient de beaux et magnifiques œufs qui assuraient un ordinaire, certes modeste, mais dont notre brave fermier se contentait aimablement. Un ordinaire qu’il partageait avec Églantine son épouse depuis… Oh ! Et puis à quoi bon préciser. Tout le monde s’en fout, et moi le premier. Le couple avait aussi quelques hectares de cultures qui représentaient l’essentiel de leurs revenus. Ils y vivaient très chichement, très pauvrement, mais paisiblement.
La grande fierté d’Eusèbe, c’était son poulailler. Ah ! Son poulailler ! S’il n’y avait pas eu Églantine, il y aurait même dormi dedans. Ce qui lui arrivait régulièrement, quand un excès de libation poussait son épouse à le flanquer hors du logis conjugal. Ses poules, il les chérissait comme ses propres enfants. Enfants que la cruelle Nature leur avait refusés ! C’était un poulailler très modeste dont le cheptel ne dépassait pas une dizaine d’animaux, mais c’était un hôtel trois-plumes pour cocottes et coqs en pâte. La volière était faite d’une belle construction en bois. Elle était propre, et pimpante. Chaque animal avait son box empli de paille douce et propre. Les deux vastes portes, aux extrémités de la pièce, donnaient sur une immense pelouse, où le peuple à crête rose vaquait et pérorait à son aise. Un vrai paradis de poules pondeuses. C’était son jardin secret à l’Eusèbe. Sa danseuse entretenue, sa fierté comme d’autres le sont de leur voiture de luxe, de leur piscine, de leurs clebs pedigree-péteurs, de leur vélo de course, de leurs chiards, de leurs maîtresses, de leur bonsaï, made in China, acheté à la supérette du coin.
Comme il se doit, il régnait sur ce gynécée à plumes, un maître incontesté : Pavarotti. Oui ! Je sais ! C’est surprenant, pour un nom de coq. Mais la culture lyrique de notre brave Eusèbe était des plus restreintes. Il était donc allé au plus célèbre, et au plus connu, pour baptiser celui qui chantait tous les matins, pour annoncer au monde, qu’il était là, fier de ses plumes, de sa crête de rubis, et de son autorité virile sur la gente pondeuse. Ah ! Qu’il était beau, l’animal ! Avec son poitrail chatoyant, son regard altier, ses petits coups de tête à la cantonade, pour repérer le fessier offert d’une belle poulette de passage.
Pavarotti avait bien un rival en la personne d’un jeune coquelet de cinq mois, mais celui-ci, par son comportement un peu fragile et émotif, surtout peu enclin à côcher nos pondeuses, ne portait nullement ombrage à la belle santé reproductrice de notre Chantecler. Le père Eusèbe, dont un petit verre de gros-plant matinal allumait le regard, ne manquait jamais d’assister, chaque matin, au concert matinal du ténor de sa basse-cour.
- Alors ! Qu’est-ce que c’est-y qui va nous chanter c’matin, l’Pavarotti ?
L’interpellé penchait sa petite tête, et de son petit œil rond, examinait son proprio d’un air interrogatif et légèrement méprisant. Et pour bien montrer qu’il se foutait royalement de ces remarques insolentes, poussait son hymne quotidien à la gloire de la vie campagnarde. Dans le troupeau à plumes on distinguait d’autres personnalités dont une succincte et rapide description sera nécessaire pour comprendre les nœuds secrets de cette histoire dramatique.
Allonza était une jeune poulette, non encore reproductrice, mais au caractère déjà bien trempé. Ses nombreuses prises de becs avec ses consœurs commençaient à faire jaser, et agaçaient pas mal les vieilles pondeuses qui ne supportaient pas toujours son regard hautain, sa faconde, et ses airs supérieurs de jeunette qui sait tout, avant même d’avoir commencé à vivre. Elle n’était même pas jolie, et Pavarotti l’ignorait superbement. Ceci expliquant peut-être le caractère acariâtre de la donzelle. Hélas, pour le plus grand malheur de tous, et pour la suite funeste de l’histoire ; c’était l’intellectuelle de la bande.
Steemy faisait toujours rire nos pondeuses à cause de sa démarche chaloupée, qui tentait d’une manière ridicule, de les imiter. C’était un petit coq fragile et délicat. Il avait bien commencé par pousser quelques petits cris, un matin, pour imiter son grand ténor d’aîné, mais le son qui était sorti de son gosier, ce jour-là, était si minable, si fluet, si peu puissant, en un mot si ridicule, qu’il en éprouva une honte définitive. Depuis, il se gardait bien de toute poussée sonore intempestive, en présence de son glorieux aîné. Mais vous connaissez comme moi, la gente féminine et son irrépressible besoin de consoler le malade, le faible, et souvent aussi le truand, la feignasse, l’alcoolique, et pour tout dire, le taré intégral. Ceci vous fera comprendre pourquoi il devint, malgré sa fragilité, le chouchou protégé de ces dames. D’ailleurs, celles-ci l’acceptaient sans vergogne dans leurs conversations intimes. Elles étaient reconnaissantes du fait que, lui au moins, par sa sensibilité, les comprenait. Ce n’était pas comme ce balourd, ce rustaud de Pavarotti qui, s’il leur procurait bien ces petites sensations, ces plaisirs secrets auxquels elles ne pouvaient résister malgré tout, n’était qu’un être primaire et frustre dont on ne pouvait rien attendre de plus, qu’une brève saillie furtive de reproducteur prétentieux.
Ainsi allait la vie paisible de notre poulailler.
Les saisons passaient. L’hiver, tout ce petit monde vivait calfeutré dans la masure que le père Eusèbe couvait. C’était bien son tour de couver son cheptel, pour que ses petites pensionnaires ne prennent pas froid. Mais le beau printemps arrivait pour chasser les vilains frimas, et l’été dardait rapidement ses rayons prometteurs. Et cette année-là, il promettait d’être caniculaire. Ce qu’il fut. Les journées étaient torrides, et les nuits peu rafraîchissantes.
Allonza avait chaud. Le poulailler dormait paisiblement en cette étouffante nuit d’été. Les ronflements de ses consœurs l’empêchaient de réfléchir. Si ! Si ! Ça ronfle une poule ! Tous les dessins animés de Tex Avery, et de Walt Disney, nous le prouvent à l'envi. Notre brave poulette avait un défaut supplémentaire ; elle était insomniaque. Et ça tournait ferme (sans jeu de mots) dans sa cervelle de poule. Il serait préjudiciable à la bonne suite du récit de croire que la petite cervelle d’un gallinacé ne peut pas réfléchir comme un gros cerveau d’humain suffisant.
Bref ! Allonza s’emmerdait sec, puisqu’il faut dire les choses crûment, comme elles se présentaient alors. N’y tenant plus, elle sauta de son perchoir pour sortir de cette étuve duveteuse et trop sonore à son goût. Plongée délicieusement dans la relative fraîcheur de la nuit, ses petites pattes la portèrent irrésistiblement vers la maison du père Eusèbe. Une des fenêtres donnant sur la cour était faiblement éclairée, et son intensité variait brusquement d’une manière mystérieuse. Si mystérieuse qu’Allonza se crut obligée de sauter sur le rebord pour savoir quel était le curieux phénomène provoquant ses halos bizarres et fugaces.
À sa grande stupeur, elle vit le père Eusèbe affalé dans un fauteuil, devant un engin étrange, qui diffusait une image en couleur. Le paysan avait la bouche ouverte et cuvait, comme à son ordinaire, ses trois ou quatre litres de mauvais pinard quotidiens. Églantine écossait des petits pois dans une écumoire. Activité désuète, que nos jeunes générations ne comprennent pas plus, qu’ils ne comprendraient le tissage de la laine sur un rouet. Les ronflements de chaudière emballée de son poivrot de mari empêchaient Églantine de suivre le débat télévisé portant sur la condition féminine, et la nouvelle position des femmes dans la société moderne.
Un coup de pied vengeur dans le fauteuil tentait bien de faire taire, de temps à autre, cette horrible pollution sonore, mais en vain.
- Bon Dieu d’sac à vin de merde ! Tu vas t’y pas te taire ! Tu pourrais pas cuver ta vinasse ailleurs !
Car Églantine avait de la conversation. L'interpellé poussait un grognement qui semblait plus sortir d’une bauge à cochon, que de la bouche d’un être humain. Ce qui avait quand même l’avantage de procurer quelques précieuses secondes de répit, à notre écosseuse de petits pois, pour suivre le débat qui la passionnait.
Une aussi, qui n’en perdait pas une miette, c’était notre Allonza. Son petit œil rond collé à la vitre semblait enregistrer, tel un objectif de caméra, tous les mots de la conversation télévisuelle. Au bout du cinquantième coup de pompe, et parce que l’émission était terminée, Églantine se leva pour éteindre le poste, et se dirigea vers la fenêtre pour en fermer les volets.
Notre poulette affolée se jeta en bas du mur, et courut en clopinant vers son poulailler salvateur. Cette nuit-là, sous une crête plus échauffée que d’habitude, un petit cerveau vrombissait à la manière d’un hachoir électrique, et de sombres pensées en éclaboussaient les parois.
Pavarotti s’ébroua, s’épousseta, fit battre ses ailes, tressaillit du bec, et de la crête. Puis, d’un pas hautain et vaniteux, lent comme une pensée de sénateur, se dirigea vers son tas de paille sèche, le fumier n’étant plus assez noble pour ses ergots délicats. Là, de petits coups de tête périscopiques précédèrent son chant glorieux et sonore. Le concert dura un petit moment. Moment que notre animal appréciait au plus haut point. C’étaient les seuls instants de la journée où sa vanité pouvait s’exprimer sans complexe. La levée des couleurs étant terminée, notre parangon à plumes se sentit des poussées impérieuses qui ne souffraient d’aucune attente. Et le premier cloaque qui passa à sa portée fut le bienvenu.
Mais soudain, sa sérénité fut troublée par une rumeur étrange venue de l’appentis, d’où ces dames n’étaient pas encore sorties pour picorer leur population de vers et de vermisseaux. Ceux-ci ne se plaignirent pas du sursis ainsi accordé à leur petite vie dérisoire et alimentaire.
Ça bavassait ferme sous les crêtes rubicondes qui tressaillaient sous la passion des conversations. Des coups d’aile hystériques ponctuaient certaines phrases bien senties par une Allonza très remontée. Pavarotti s’avança prudemment pour savoir de quoi il pouvait bien s’agir. Mais soudain, un silence étrange se fit à l’approche du seigneur des lieux. Les becs de ces dames s’étaient brusquement celés comme par un mot d’ordre secret. Pavarotti en tressaillit de surprise.
Elles le dévisagèrent soudain comme s’il était devenu brusquement un étranger qu’elles voyaient pour la première fois. Il en fut si désarçonné qu’une pierre qu’il n’avait pas vue faillit le faire trébucher, perdant ainsi encore un peu plus de sa superbe. Et devant son cheptel, encore. Mais une cervelle de coq n’est pas assez grande pour emmagasiner trop de soucis, et de questions en une seule fois. C’est ainsi qu’il continua sa petite journée, peinard et sans changer ses habitudes pour autant.
C’est le lendemain que les choses prirent un tour légèrement plus dramatique.
Pavarotti, qu’une envie pressante chatouillait depuis un moment, se rua sur la première poulette qui passa à sa portée. Mal lui en prit ! Au lieu de la soumission attendue, et du plaisir assouvi rapidement, il fut la victime d’une volte-face de la promise, et d’un violent coup de bec sur son poitrail multicolore.
- Gare tes fesses, malotru !
La stupeur, encore plus que la colère, provoqua chez le gallinacé mâle une sorte de vertige qui l’empêcha de sévir, comme il eut été en droit de le faire. C’était la première fois de son existence qu’il était victime d’une rebuffade pareille. Reprenant pourtant vite ses esprits, il se dit, pour lui-même, et surtout pour se consoler, que cette poule devait avoir quelques dérangements secrets des intestins qui la poussaient, la malheureuse, à des extrémités aussi insolentes. Ses envies ainsi brutalement coupées, il ne songea plus à côcher de la matinée. Mais heureusement que l’esprit des coqs, autant que celui des hommes, oublie vite ce genre d’incident. Donc, après une petite sieste réparatrice, notre seigneur et maître reprit sa chasse interrompue.
Il avisa la rouquine, une poule dans la force de l’âge, une de celles qui ne font aucune manière, et dont Pavarotti faisait habituellement son ordinaire avec gourmandise et volupté. Comme il s’apprêtait à grimper joyeusement cette femelle, celle-ci, à l’instar de la précédente, lui fit face avec fureur !
- Non Mais ? Tu ne prendrais pas mes fesses pour un baisodrome des fois ? - Mais Titine ? Qu’est-ce qui te prend ? - Il me prend que j’en ai marre de sentir ton sale cloaque sur mon duvet propre ! Et puis je veux être libre de mon corps, à présent !
Libre de son corps ? Pavarotti n’en était plus à la colère, à présent, mais à l’interrogation existentielle et métaphysique à propos d’un phénomène qui le dépassait. Ce qui lui causa une forte migraine, manifestation clinique dont il n’avait pas l’habitude.
Mais qu’est-ce qu’il leur prend, à ces idiotes ? Un coup de chaleur ? Son trouble fut si manifeste, et sa céphalée si prenante, que le reste de la journée lui fut morose et déprimant. Son moral en subit un contrecoup puissant.
Le lendemain matin, l’Eusèbe, qui passait comme à son habitude pour voir son ténor à plumes, s’inquiéta de constater chez son poulain une méforme évidente. Méforme dont le résultat fut un cocorico légèrement foireux et dont les nombreuses fausses notes traduisaient un état d’âme en berne.
- Éh ben ! L’Pavarotti ! C’est-y que t’aurais pris un coup de froid ? Ou alors, c’est-y qu’t’abuse de ta santé auprès d’mes poulettes ? Sacré bandeur, va !
Car l’Eusèbe était un fin observateur de la vie sexuelle des gallinacés. Comme vous l’avez déjà constaté, ceux-ci comprennent parfaitement bien notre langage, et le coup d’œil assassin du coq aurait dû alarmer Eusèbe. Le « Pauvre con ! » mental que lui adressa un Pavarotti en colère, était aussi sonore que le meilleur de ses cocoricos.
Revigoré par cette saillie intellectuelle, notre animal se dit qu’il devait réagir sainement et courageusement devant ces évènements perturbateurs. Il réussit à se convaincre que le mâle c’était lui, et qu’il se devait à lui-même, ainsi qu’à la bonne santé mentale et physique de toute la basse-cour, de montrer qui commandait sur son territoire. Ah ! Mais !
C’est ainsi que, conquérant et regonflé à bloc, il se précipita sur la Roussette, une vieille pondeuse inoffensive, au bord de la décrépitude. Courageux, mais pas téméraire ! Les nombreuses saillies subies par la pauvre poule, au cours de sa douloureuse existence, devaient lui garantir un succès facile.
Ah ! la ! la ! Le malheureux ! Mal lui en prit ! (J’aurai pu écrire aussi : mâle lui en prit). Non seulement il subit une raclée sévère de la part de sa partenaire, non volontaire, mais une horde de poules en furie vint l’assaillir et le battre comme plâtre. Pendant plusieurs minutes ce ne furent que cris, fureur, volées de plumes, de duvets, de coups de pattes et d’ergots.
C’est par miracle, si notre ex-flambard en sortit vivant. La crête froissée, les plumes arrachées, couvert de poussière, et même d’excréments, notre pauvre Pavarotti n’était plus que l’ombre de lui-même, comme on l’écrit des milliers de fois, dans des romans à deux balles. Mais le plus dur, pour lui, ne furent pas ses souffrances physiques. Non ! Ce serait trop simple. Il dut se farcir pendant un temps qui lui sembla interminable, un discours lénifiant sur la nouvelle condition des poules, et le respect que celles-ci attendaient désormais de leur coq.
Quand il regagna son coin, dans le poulailler, il était tellement assommé par le sort, les soucis, et le dépit, qu’il s’écroula comme une masse sans vie. La fin du coq glorieux et fier de lui venait de sonner tristement.
Les jours qui suivirent furent les plus sombres de la vie de notre ténor champêtre. Eusèbe s’inquiétait de cette méforme chronique dont était frappé son coq. Il se confia à son épouse pour savoir s’il ne devait pas appeler le vétérinaire de la ville. Mais celle-ci fut d’un avis contraire qu’elle exprima, comme à son habitude, d’une manière plutôt fleurie :
- Si c’t’animal est aussi feignasse que toi, ça m’étonne qu’à moitié ! Tel maître, tel animal !
Car Églantine était une fine psychologue. Bon ! L’Eusèbe se le tint pour dit mais dans sa caboche un nouveau souci germa, et il se promit de surveiller son poulailler avec un peu plus d’attention que d’habitude.
Les jours qui suivirent ne virent pas le moral de notre pauvre coq remonter. L’Eusèbe était de plus en plus inquiet. Mais un beau matin, la catastrophe survint. L’Eusèbe qui s’était levé plus vasouillard que d’habitude, finissait dans sa cuisine son troisième verre de gros-plant quand lui parvint à travers la porte de la maison un bruit ou plutôt, un cri qui ne lui était pas familier. Son inquiétude grandit quand il remit les bretelles de son pantalon pour sortir et voir de quoi il retournait. La foudre d’un bel orage d’été n’aurait pas eu plus d’effet sur notre fermier que cette vision d’horreur qu’il eut soudain devant les yeux. Une poule, montée sur le tas de foin habituellement réservé à Pavarotti, s’escrimait à imiter celui-ci par des cocoricos féminins d’un ridicule consommé. La musique n’y était pas, et encore moins, la belle puissance virile de notre ex-clairon champêtre.
Une fureur noire et assassine remplaça brutalement la paralysie temporaire de notre brave paysan. Il se précipita avec une célérité et une vigueur qu’il ne se connaissait plus depuis des siècles, sur la source sonore de cette incongruité scandaleuse ! Le formidable coup de pompe dans l’arrière-train que se prit une Allonza insolente, fit comprendre à cette dernière, que sa nouvelle fonction avait du mal à se faire accepter par ce balourd, ce macho, ce péquenot, ce sac à vin minable d’Eusèbe. Elle y laissa quelques plumes et quelques touffes de duvet. Mais, elle l’aurait à l’usure. Foi d’animal, intérêt et principal !
Dans sa razzia vengeresse, Eusèbe cherchait à présent ce couard, ce déserteur de Pavarotti. Lui faire ça ! À lui ! À lui qu’il choyait, qu’il admirait tous les matins, qu’il bichonnait comme son propre fils ! Ah ! Il allait voir de quel bois se chauffait un Eusèbe en colère !
- Ça va chauffer pour ton matricule ! Sacré bon dieu d’animal ! - Et si ça suffit pas, je connais une bonne recette de coq au vin qui lui fera une belle oraison funèbre !
Car Eusèbe avait de la religion. Il entra dans le poulailler à la recherche du traître et du renégat. Et ce qu’il vit alors lui coupa définitivement les jambes. Pavarotti, coincé entre deux pondeuses… COUVAIT ! L’échange de regards entre l’homme et l’animal prit beaucoup plus l’allure d’une stupéfaction douloureuse et réciproque, que celle d’un sentiment de colère.
- Mais quoi qu’c’est-y que tu branles là ? T’es malade ou quoi ? Je vous épargne-le : « Mais qu’est-ce que tu nous couves ? » que certains, à juste titre, trouveraient un peu facile et vulgaire. Le pauvre gallinacé, qu’une déprime définitive et mortelle taraudait depuis plusieurs jours, eut pourtant ce sursaut d’indignation, cette lueur de révolte de l’ampoule qui jette un dernier éclair avant l’extinction définitive :
- Si cet enfoiré aviné me fait encore une toute petite réflexion, je lui vole dans les poils !
L’expression « voler dans les plumes » eut été ridicule de sa part, dans le cas présent. Mais il n’eut pas le temps de réagir qu’un Eusèbe, par sa colère vengeresse retrouvée, le flanquait par terre, et le poussait vers la sortie, de la même manière qu’il fit comprendre à Allonza qu’elle n’était pas non plus à sa place.
C’est ainsi que notre pauvre Pavarotti se retrouva dehors, au soleil, le moral encore plus enfoncé dans ses ergots que d’habitude. (Oui ! Vous avez déjà compris que son moral pouvait difficilement être enfoncé dans ses chaussettes !) Il dut subir, mais sans s’émouvoir outre mesure, un torrent d’invectives, d’éructations assassines, de postillons vinicoles de la part d’un Eusèbe dont le foie malmené continuait à entretenir la colère. Heureusement Églantine veillait !
- T’as pas fini d’gueuler comme un viau ! Va plutôt arroser l’champ d’maïs !
Car Églantine était une pacifiste. Les jours qui suivirent, furent des jours de déprime absolue, tant pour Pavarotti, qui continuait à couver sous les regards vigilants de ses matonnes à plumes, que pour notre brave Eusèbe qui n’osait même plus jeter un regard sur ce qui fut sa fierté. Il poussait la désespérance jusqu’à mettre la radio à fond, lorsque montaient, dans le matin clair, les quelques notes foireuses et grotesques d’une Allonza triomphante. Attitude d’une lâcheté sans nom qui agaçait bien évidemment, sa compagne.
- Tu d’viendrais pas sourdingue, avec ton pinard, des fois ?
Car Églantine était mélomane. Il n’avait plus goût à rien, le pauvre homme. Même son gros-plant avait un goût amer et acide. Les rares fois où il osait s’aventurer près de l’enclos il ne faisait même plus attention à l’étrange spectacle d’une couvée de poussins qui suivait un Pavarotti traînant un accablement pénible à voir. C’est que, dans le poulailler livré à lui-même, les choses ne s’arrangeaient pas du tout. Les discussions allaient toujours bon train autour d’une Allonza remontée, et qui se remettait difficilement de son altercation avec le fermier. Il faut dire que son croupion douloureux savait le lui rappeler, à chaque fois qu’elle tentait de se reposer.
Maintenant que le problème de la liberté sexuelle était résolu, on s’attaqua joyeusement à celui du contrôle des naissances. Ces dames en avaient assez d’être des pondeuses reproductrices. Elles exigeaient d’avoir des poussins quand elles le voulaient, et au nombre qu’elles voulaient. Le programme fut d’autant plus facile à tenir, que Pavarotti n’était plus en état de faire quoi que ce soit.
Dans son accablant malheur, Pavarotti eut un allié surprenant. Steemy, que la situation dramatique de son congénère avait quand même fini par émouvoir, se dit en son for intérieur que les choses étaient mûres, pour faire connaître à son aîné des plaisirs compensateurs, que celui-ci avait longtemps méprisés, par ignorance, et par préjugé.
On les vit donc ainsi, tous les deux, en grandes conversations, pendant de longs moments, accompagnés par des gloussements moqueurs et sans pitié des femelles aux aguets de leurs confidences intimes. Quand je parle de conversation, le mot est très légèrement galvaudé. C’était plutôt un monologue, un cours magistral et unilatéral donné par un Steemy à un coq dont la pupille terne, et le regard absent, montraient à l’évidence, que si le corps était toujours là, l’esprit s’était déjà évadé depuis longtemps de sa petite boîte crânienne. Pavarotti n’était plus qu’un automate de chair et de sang.
Du côté de l’Eusèbe, les choses ne s’arrangeaient pas non plus. Sa consommation de pinard encore moins !
- Mais tu vas z'arriver à nous foute sur la paille avec ta vinasserie de merde !
Car Églantine avait le sens de l’économie. Les travaux des champs s’en ressentaient aussi. Et ça, c’était infiniment plus grave. La saison avançait, il fallait faire les moissons, et un tas d’obligations paysannes qui ne souffraient aucun retard. Églantine, un beau matin, faisait le ménage dans la modeste cuisine du logis tout en ressassant les sombres soucis que lui causait son intempérant de mari.
Soudain, comme une explosion cataclysmique, la porte de la pièce s’ouvrit sur un Eusèbe au comble de la fureur et de la folie meurtrière. Il passa en trombe devant sa femme, et sans même un regard pour elle, se saisit de la vieille pétoire accrochée à un clou, et qui n’avait pas servi depuis la guerre de 1870. Il mit ostensiblement deux cartouches dans le fusil tout en regardant sa femme d’un air terrifiant.
- Eusèbe ! Tu vas t-y pas faire des conneries ?
Car Églantine était une âme inquiète. Sans une réponse à sa dramatique interrogation, le vengeur à la pétoire était déjà sorti dehors. Le char d’assaut s’arrêta devant l’enclos de la volière. L’Eusèbe, sur le visage duquel coulaient à présent deux grosses larmes de désespoir, contemplait un spectacle affligeant et obscène ; Steemy côchait un Pavarotti soumis et amorphe.
Quand l’ex-gloire du poulailler tourna sa tête, et vit deux énormes trous noirs, pointés sur lui, il sut que sa souffrance et son martyr arrivaient enfin à leur terme. La double détonation fit tressaillir Églantine dans sa cuisine.
- Pourvu que c’te couillon, y m’fasse pas veuve, avec tout le boulot qu’y reste à faire !
Car Églantine était une sentimentale. Elle fut rassurée quand elle vit sur le pas de la porte, un Eusèbe blême, extatique, le fusil en bandoulière, et tenant par le cou, les corps inertes des deux délinquants sexuels.
- Bah ! C’est pas avec des conneries pareilles que t’auras des poussins c’t’année !
Car Églantine était toujours une fine observatrice. Ce qui ne l’empêcha pas de plumer avec ardeur et dextérité nos deux cadavres. Mais comme l’Eusèbe aurait été incapable d’avaler, ne serait-ce qu’une miette de sa défunte fierté à plumes, il fut décidé d’aller les vendre à Momo le rôtisseur ambulant de la place du marché dominical. Et nous étions, comme par le plus grand des hasards, dimanche.
C’est ainsi qu’Eusèbe vendit les deux coqs au marchand, quand il alla faire son tiercé habituel au café du village. Quand il sortit du troquet, un peu plus tard, il vit les deux beaux poulets, sur la rôtisserie verticale, bien dorés, succulents à souhait ! Eusèbe avait une grosse boule dans la gorge, et l’étreinte d’une émotion irrépressible, le fit chialer comme un enfant.
Dans le poulailler, l’ambiance était légèrement plus détendue, et plus gaie. Si la disparition de ce brave et charmant Steemy les avaient plongées dans une tristesse sincère, et de bon aloi, par contre, la disparition de Pavarotti les laissa de marbre. Et une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, elles n’avaient plus rien à craindre pour leur maternité non désirée. Allonza triomphait. Elle avait eu la peau de cet imbécile, de ce grotesque, de ce prétentieux, de cet inutile, de ce parasite de Pavarotti. Elle en tressaillait de bonheur. Elle riait ! Si ! Si ! Ça peut rire une poule ! Elle exultait !
Mais ce qui la mettait dans une joie proche de l’extase, c’était de savoir que ce sac à vin d’Eusèbe, ce tortionnaire imbécile, avait procédé lui-même à la mise à mort de ces deux crétins de coq. Double triomphe. Elle reprit donc ses discours lénifiants pour expliquer comment désormais, on pouvait se passer de ces balourds de mâles, même dans les plaisirs secrets. C’est qu’elle en avait appris des choses, grâce à la lucarne magique de chez le père Eusèbe.
Une semaine passa durant laquelle celui-ci ne décuva pas d’un seul jour. Églantine vivait ainsi un veuvage virtuel. Elle pensa appeler un médecin, mais les finances de la maison n’étant guère florissantes, cela aurait encore été des frais superflus. Malgré tout, il finit par émerger un beau matin ensoleillé, l’œil encore noyé d’alcool, le moral aussi sombre et noir que l’âme d’un politicien en campagne électorale. Sa tristesse faisait peine à voir. Même pour sa femme. C’est vous dire si l’heure était grave.
Il se décida pourtant à sortir pour prendre l’air. Pensant ainsi que le vent frais et matinal allait lui influer un nouveau dynamisme, et le remettre sur les rails de l’homme honnête et courageux qu’il avait quand même été, malgré tout, pendant de longues années. Et puis, ce n’était pas un incident malheureux qui allait briser à jamais sa passion pour son poulailler. D’autres éleveurs avaient dû surmonter ce genre d’épreuves. Il ne faut jamais désespérer dans l’existence. Un paysan aguerri aux dures vicissitudes de l’exigeante Nature doit le savoir mieux que quiconque. Ainsi dopé par ces pensées optimistes et revigorantes notre Eusèbe se dirigea vers l’ancien objet de ses attentions.
Églantine, devant l’attitude un peu plus positive de son compagnon, commençait à respirer de nouveau. Elle préparait avec entrain et enthousiasme une belle tarte aux pommes, en maniant le rouleau à pâtisserie en bois. La porte crissa pour laisser passer un Eusèbe proche d’un état somnambulique. À pas lents et mesurés, comme un zombi frappé par le sort de quelque sorcier vaudou en colère, il décrocha à nouveau sa pétoire antédiluvienne. Mais cette fois-ci, il remplit un sac d’une quantité phénoménale de cartouches de chevrotine. Églantine suivit la scène de ses yeux exorbités, grands ouverts, comme les assiettes souvenirs, accrochées au mur de la salle à manger. Un moment, elle pensa arrêter les velléités chasseresses de son Tartarin de mari, avec son ustensile de cuisine. - Ouais ! Mais il est foutu de me truffer de plombs, si j’rate mon coup, c’t’animal !
Car Églantine était la prudence même. Elle le laissa sortir, pétrifiée d’inquiétude et d’interrogation, quant à la suite des évènements. Ils ne tardèrent pas. La ferme fut secouée d’une pétarade de coups de fusil qui lui sembla interminable.
- Pourvu qu’y s’fasse pas sauter l’caisson avec la dernière cartouche, c’est qu’y a les foins encore à rentrer, Bon dieu d’bois!
Car Églantine était toujours aussi prévoyante. Mon Dieu, ce carnage ! Il fallait voir ce champ de bataille sanglant couvert de plumes, de duvet, de cadavres rougis par le sang, de nos pauvres poulettes ainsi martyrisées par un Dieu vengeur et impitoyable.
Oui ! Car tel Yahvé foudroyant Sodome et Gomorrhe par le feu du Ciel, Eusèbe massacra d’une nuée de plombs, son cheptel en pleine partouze aviaire. Les poules, grimpées les unes sur les autres, gloussant d’une manière obscène et ridicule, reproduisaient entre elles, par couples, et très maladroitement le simulacre de la reproduction. Cette fois-ci, Églantine renauda ferme devant cet abattage industriel. Un ou deux, ça passe encore ! Mais dix volailles à plumer, elle y passa toute sa matinée. Eusèbe, le visage en larmes, entassa les suppliciées dans sa dedeuche fourgonnette, et rebelote pour la rôtisserie de Momo. Celui-ci, devant cet arrivage conséquent, eut comme un moment de doute.
- Deus donc l’Eusèbe j’y voudrais pas que ti me refourgues di bistiaux malades au moins ? Y sont sains, ti z’animaux ? - Tout ce qu’il y a de plus sains du côté barbaque, Momo ! Du côté cervelle, j’garantis rien ! Mais c’est-y qu’on les bouffe, les cervelles ? Non ? La preuve, la bourgeoise te les a guillotinés ce matin même !
Car Églantine était une bonne républicaine. Une demi-heure plus tard les anciennes poulettes du père Eusèbe prenaient une belle teinte caramel et appétissante à souhait dans la rôtisserie de Momo. La plus dorée et la plus délectable était la carcasse de feue Allonza. Après tout, c’était peut-être ça les feux de l’Enfer. Il y eut bien quelques râleurs, quelques insatisfaits parmi les clients de Momo. Notamment, Monsieur Joly le pharmacien.
-Je ne sais pas avec quoi ils nourrissent les volailles, maintenant, mais à ce régime, ils vont nous faire crever de saturnisme.
Ding ! fit le quatrième plomb, en tombant dans son assiette.
Ma terrifiante histoire aurait pu s’arrêter là, mais le sort pitoyable du père Eusèbe mérite une petite rallonge narrative. Quelques jours plus tard, notre malheureux paysan, encore plongé dans les affres de son deuil récent, accentuées par une intempérance en progression vertigineuse, dut se rendre à sa banque pour quelque opération urgente et indispensable.
Lorsqu’il poussa la porte de l’établissement, son cerveau embrumé par les vapeurs d’alcool lui fit interpréter d’une manière totalement incongrue et erronée les sons qui parvenaient à ses oreilles.
C’est ainsi que de nombreux quidams attendaient patiemment devant plusieurs guichets où officiaient de charmantes et ravissantes employées. Celles-ci ne pouvaient faire autrement que de s’entretenir avec leur client par un bavardage courtois et sonore. Mais la cervelle dérangée de notre pauvre paysan transforma ces conversations en caquetages lui vrillant les tympans et l’âme. Il n’entendait plus des mots mais des « cot cot codec ! cot cot codec ! ». Son visage se couvrit de sueur. Et soudain il bondit en hurlant par-dessus le premier guichet à sa portée. Il tenta d’étrangler la pauvre malheureuse qui se trouvait derrière !
- Sacrées putassières de poules de merde ! Enfoirées de salopes vicieuses !
En tous les cas, ce sont les seules paroles compréhensibles et audibles que les témoins rapportèrent, dans le commissariat de police, où l’on enferma le fou furieux. Maintenant Églantine rend visite à son époux très régulièrement, dans sa nouvelle résidence ; l’asile d’aliénés du département. Propre et très bien tenu.
Elle peut l’observer dans sa chambre entièrement capitonnée, par un petit hublot vitré pratiqué dans la porte. Il est là, bien vivant, bien remuant, debout, dans sa belle camisole de force toute blanche. Comme il a percé son traversin avec ses dents, il crache quelques petits duvets, et pousse de très joyeux, très sonores mais très approximatifs : « Cocorico ! » Toutes les amies de cette pauvre Églantine la soutiennent dans cette dure épreuve. Et pour toutes celles qui l’interrogent pour savoir ce qui est arrivé à son mari, elle a cette réponse immuable :
- Ben c’est qu’il a attrapé le délire homme très mince.
Car Églantine a de la culture médicale. Au fait ? Vous reprendrez bien une cuisse de poulet ?
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