« Superstitions littéraires – j’appelle ainsi toutes croyances qui ont de commun l’oubli de la condition verbale de la littérature : ainsi existence et psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles. » (Paul Valéry, Tel quel, 1941).
Première partie
Chapitre un
– Cette fois-ci, c’en est trop. J’en ai assez. Je m’en vais. Je te quitte, hurla-t-elle. – Tu n’iras plus nulle part ! rugit-il.
Sur ces mots…
Chapitre deux
Cet incipit vous laisse dubitatif ? Nous aussi. Nous ne nous rendons que trop bien compte qu’il est abrupt et cousu de fil blanc. Mais il faut nous comprendre : de nos jours, on nous demande de commencer un récit in medias res, au milieu de l’action. Exit l’ère du roman réaliste, qui procédait lentement, pas à pas. Aujourd’hui, les préliminaires sont bannis, cloués au pilori de la sacro-sainte modernité ; ramasser toute pensée en cent quarante caractères au maximum, tel est le dogme, le credo absolu, l’alpha et l’oméga de notre époque. Oh ! Vous pouvez compter, cher lecteur : cent quarante caractères, espaces comprises, telle est bien la longueur tweetienne du chapitre un. Nous avons obtempéré, bien sagement, au règne du « on ».
Contempler les mots, se délecter de leur musique, sentir leur saveur propre, les déguster, les caresser, en prendre quelques-uns dans ses mains pour les cajoler et les faire fondre, à la manière de Pantagruel et de ses compagnons dans le Quart Livre ? Non, cela ne se fait plus. Il est hors de question de perdre son temps à ces billevesées d’un autre âge, nous dit-on : les mots, aujourd’hui, on peut, on doit, même, les prendre brusquement ; on les accouple à la sauvette, on les laisse copuler mécaniquement quelques brefs instants, puis, dès qu’ils ont transmis l’information, on les jette. On les piétine. On les consomme et on les laisse se consumer. Ils perdent leur saveur et leur magie ? Ce n’est pas bien grave : ce ne sont que des outils. On ne leur demande rien d’autre que de servir à communiquer ; le reste du temps, qu’ils se tiennent cois.
De nos jours, nous ne pouvons plus laisser le temps au lecteur d’être pris dans les lacs d’une atmosphère dans laquelle il se plongerait peu à peu, la laissant s’installer en lui, progressivement, s’instiller doucement tel un divin poison, puis le happer, l’envelopper, le recouvrir tout entier. Non, c’est le consommateur qu’il faut satisfaire, nous fait-on comprendre : ce n’est pas la peine d’emballer le colis, l’essentiel est de le livrer. Le plus vite possible. Et puis, aussi, il faut surprendre, bousculer, ébahir, épater, quitte à abuser, embabouiner ; l’essentiel est de ne pas l’ennuyer, le consommateur, sans quoi il ne tardera pas, ajoute-t-on, à jeter le livre, sans une once de scrupule ou de remords, pour se plonger dans Cinquante nuances de Grey et dans son bain.
Et puis, si nous avions débuté notre récit de manière plus traditionnelle, on aurait immédiatement rangé notre illustre personne parmi les nostalgiques du passé, parmi les contempteurs de notre meilleur des mondes possibles. Quiconque se retourne un tant soit peu en arrière, quiconque ose émettre l’idée, saugrenue bien entendu, que le passé peut avoir quelque chose à nous apprendre pour vivre le présent et envisager l’avenir, quiconque croit en l’innutrition, comme les poètes de la Pléiade s’inspirant de l’Antiquité gréco-latine, quiconque pense qu’il peut être utile, voire enrichissant, de connaître les œuvres des maîtres, Molière, Corneille, La Fontaine, Diderot, Stendhal, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Zola, Proust, quiconque s’intéresse, de près ou de loin, à la Critique de la raison pure de Kant ou au Crépuscule des idoles de Nietzsche, quiconque pense que se plonger dans le Capital de Marx ou dans De la démocratie en Amérique de Tocqueville peut encore nous apprendre à penser le monde, quiconque se demande, ne serait-ce que l’espace d’une seconde, si l’on n’aurait pas intérêt à faire une pause dans la course effrénée et irréfléchie à la consommation, à la globalisation, à la mondialisation, à la libéralisation, à la flexibilisation, et autres merveilleux mots en –tion, quiconque se dit que pour savoir où l’on va, il serait sain, au minimum, de comprendre d’où l’on vient ; bref, tous ces quiconque épars, dont nous avouons faire partie, sont immédiatement, irréversiblement traités de réactionnaires et mis à la porte de l’Histoire. Nous sommes au XXIe siècle, bon Dieu, nous rétorque-t-on. Ce « on », ce sont ceux qui s’auto-nomment de nos jours, par un étonnant retournement de situation, les progressistes, et que nous appelons pour notre part, sans vouloir le moins du monde leur manquer de respect, les libéraux-optimistes-béats-incultes. Et ils ajoutent, du haut de leur arrogance et de leur mépris : il faut vivre avec son temps. Merveilleuse phrase ! Et d’une telle profondeur ! Il faut vivre avec son temps ! Personnellement, nous nous voyons bien vivre avec notre chien, ou sans, éventuellement avec nos enfants, ou sans, voire, en faisant quelques efforts, avec notre femme, ou sans ; dans ces situations-là, des choix sont possibles. Mais vivre avec son temps, ou sans, est-ce vraiment une alternative possible ?
Ah ! Les libéraux-optimistes-béats-incultes ! Écoutons-les encore un peu, juste pour le plaisir : il faut faire table rase du passé, être dans le désir d’avenir parce que le changement, c’est maintenant. À mort la littérature, à mort l’Histoire, à mort la philosophie, à mort, même, la réflexion politique ! Circulez, vous ne servez à rien ; on n’a plus besoin de vous ; ce n’est pas ainsi que l’on résoudra la crise, que l’on gagnera un point de croissance, que l’on luttera économiquement contre la Chine, la Corée du Sud, Taïwan, la Thaïlande et autres pays dits émergents. Il faut viser l’utilité, l’efficacité. Il faut être pragmatique. Il faut avancer ; foncer tête baissée ; ne pas regarder en arrière ; surtout, ne pas réfléchir ; être un winner. Que de slogans vides de sens, que de mots répétés à l’envi, jusqu’à écœurement ! Il est loin, le temps où Théophile Gautier pouvait écrire : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid ».
Mais nous nous égarons. Déjà. Tout cela ayant mis notre caractère bilieux dans une colère noire, nous allons donc prendre notre temps, par pure provocation envers les LOBI (Libéraux-Optimistes-Béats-Incultes). Pas de début in médias res, en fin de compte. Quitte à rejoindre les pestiférés-réactionnaires. Nous vous demandons donc, courageux lecteur n’ayant pas encore détruit cet opuscule sans queue ni tête, d’occulter le tweet formé par les deux premières répliques du précédent chapitre.
Chapitre trois
Commençons donc par indiquer dans quel lieu se situe notre action. Disons, Paris. Pourquoi ? Disons, par paresse intellectuelle : en effet, Paris étant censé parler, de près ou de loin et peu ou prou, à tout le monde, nous nous épargnerons ainsi un dur labeur, dans lequel, par ailleurs, nous excellons moins que dans celui des digressions intempestives, à savoir la description exhaustive de ce que l’on nomme, dans l’éminent milieu des experts ès littérature, le cadre spatial. Quelques mots suffiront. En fait, tout bien réfléchi, et en concertation avec nous-même, nous nous épargnerons sa description tout court, aussi brillante eût-elle été, nous n’en doutons pas. Ami lecteur, si vous trouvez cela quelque peu dommage, lisez ou relisez donc le début de La Fille aux yeux d’or, ne serait-ce que les trente premières pages, dans lesquelles Balzac détaille l’âme de l’auguste et illustre capitale, en évoquant successivement les différentes couches de population qui se côtoient sans vraiment se rencontrer jamais. En même temps, lire la suite du roman pourrait également en intéresser certains : il y a une histoire avec des lesbiennes. Nous disons cela à titre informatif, bien entendu… Loin de nous l’envie de céder à une démagogie déplacée et de vous pousser, ami lecteur pervers, à vous plonger dans l’œuvre balzacienne dans l’espoir d’y trouver une illustration fictive de certains de vos fantasmes inavouables, fantasmes dont nous ne sommes, d’ailleurs, vous l’admettrez aisément, absolument pas responsable.
Le lieu, c’est fait. Le temps, à présent. Disons dix-neuf heures, de nos jours, par une soirée de fin d’automne, pluvieuse et plus froide, comme il se doit en automne. Pourquoi de nos jours ? Relisez le début du paragraphe précédent et cessez de nous interrompre sans cesse, sous peine de quoi nous ne pourrons jamais passer à l’action. Il était donc environ dix-neuf heures et notre homme corrigeait, depuis deux bonnes heures, entrecoupées de quelques pauses bien méritées, au cours desquelles il avait, notamment, fumé trois cigarettes mais aucun jambon, mis, par erreur, deux verres propres dans le lave-vaisselle sale et deux tasses sales dans le placard propre situé (ce qui était, il faut le dire, bien pratique) exactement en face dudit lave-vaisselle, et effectué un aller-retour rapide, mais néanmoins enrichissant, dans son réfrigérateur pour vérifier qu’en effet, il n’y avait plus de bières au frais, des copies d’une épreuve de français d’un baccalauréat blanc organisé au sein de son lycée. Ami lecteur doté de l’agilité intellectuelle d’un opossum, si vous avez du mal à comprendre le sens de la phrase susdite, certes alambiquée, mais syntaxiquement tout à fait correcte, il suffit de prendre le début et la fin : vous saurez ainsi ce qu’il faut, au final, retenir, pour comprendre la suite. Quoique la mention du jambon puisse, on ne sait jamais, ne pas être aussi gratuite qu’elle ne le paraisse. Allez savoir.
Sans crier gare, nous en sommes donc au protagoniste, que nous avons habilement cousu entre les mailles du temps. L’enthousiasme de ses débuts dans le corps enseignant avait, depuis longtemps déjà, fait place à un sentiment tendrement désabusé au sujet du sens de son travail ; nous en profitons ici pour ouvrir une brève parenthèse, procédé dont nous n’abuserons pas, malgré notre amour, que nous dissimulons du mieux que nous le pouvons, pour la digression, tout simplement pour ne pas faire perdre son temps au lecteur, qui a, nous l’imaginons aisément, bien d’autres choses à faire, et autrement plus épanouissantes : « Chéri, il faudrait descendre les poubelles », « as-tu pensé à faire les courses ? Nous n’avons rien à manger pour ce soir et nous recevons les Chapon, tu te souviens ? », « il faudrait peut-être songer à aller chercher les enfants à la sortie de l’école, il est tout de même dix-neuf heures, on ne peut décemment pas leur laisser passer la nuit sous cette pluie battante, quoique cela pût leur remettre certaines idées en place »… Bref, ouvrons donc cette parenthèse, dont nous n’abuserons pas pour la raison indiquée plus haut, mais aussi car ce procédé a été déjà utilisé, et brillamment, par Raymond Roussel, au début du XXe siècle, dans un ovni littéraire nommé Nouvelles impressions d’Afrique, ouvrage publié en 1932 et dont nous nous permettons de dire brièvement quelques mots : il s’agit de quatre longs poèmes en alexandrins. Jusqu’ici, tout va bien. Mais voilà qu’au bout de quelques vers s’ouvre brusquement une parenthèse, à l’intérieur de laquelle en émerge bientôt une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, jusqu’au milieu du livre, où lesdites parenthèses se referment, méthodiquement, sagement, rigoureusement, l’une après l’autre. D’après d’éminents critiques littéraires, il faut comprendre cela comme une représentation symbolique de la fascination de l’écrivain pour le renouvellement perpétuel de la mécanique verbale versifiée. Soit. Notons, pour finir sur ce point, que Raymond Roussel meurt un an après la parution de ce livre, sans un sou, après avoir ingéré une quantité excessive de barbituriques. De là à supputer hâtivement une relation de cause à effet, il y a un pas, voire un fossé, un pic, un cap, que dis-je, un cap, une péninsule, que nous nous garderons bien de franchir.
Voici donc la petite parenthèse que nous voulions ouvrir : le fait que notre protagoniste soit, « depuis longtemps déjà », « tendrement désabusé » peut vous donner, ami lecteur sagace, une indication de l’âge qu’il pourrait avoir. Disons, pour être plus précis, et pour nous adresser également au lecteur doté de l’agilité intellectuelle d’un opossum, qu’il approchait les cinquante ans. Refermons notre parenthèse et reprenons à présent notre fil, certes frêle pour l’instant et menaçant de se briser, mais qui va bientôt grossir jusqu’à devenir, ô miracle et magie de l’écriture, pelote de laine : notre héros était donc, vous l’aurez compris, professeur de lettres. Il exerçait son métier avec ardeur le plus souvent, bien qu’il cédât de temps à autre à certaines pensées négatives au sujet de sa place dans notre merveilleuse société libérale. Ces quelques moments de découragement, d’abattement, même, il les éprouvait notamment dans deux situations bien précises : la première, c’était lorsqu’il dispensait ses cours, et qu’il posait à ses élèves une question comme : « Qu’est-ce qui peut pousser un homme à se vouer corps et âme à l’écriture ? » À ce moment, en général, les réponses fusaient, selon cette merveilleuse spontanéité à laquelle on habitue très tôt nos charmants bambins de façon à leur permettre d’aiguiser leur esprit critique à propos d’éléments dont ils ne connaissent rien, mais ce n’est pas bien grave, l’essentiel est qu’ils expriment leur pensée propre, dans un souci de liberté absolue d’expression : « On peut se livrer à l’écriture parce que l’on s’ennuie dans la vie. – Parce que l’on n’a pas de vie sociale. – Parce que l’on veut devenir célèbre. – Parce que l’on veut devenir riche. » Conclusion : les écrivains étaient donc des losers sans amis mais à l’ego surdimensionné et désirant plus que tout vivre dans le luxe et le confort matériel ! Dans ces moments-là, l’humanisme de notre héros vacillait. Il se sentait, comme Alfred de Musset en son temps, « né trop tard dans un monde trop vieux ». Lecteur sagace, vous l’aurez compris, notre homme nous ressemblait quelque peu. Il ne sombrait pas pour autant dans le pessimisme radical de ceux que nous appellerons les réactionnaires de droite, ceux qui prédisaient le naufrage imminent de l’Éducation nationale, et de la France dans son ensemble, en déversant à l’envi des flots de paroles péremptoires jusqu’à ce que dégorge leur haine de la société d’aujourd’hui. Notre héros ne se situait pas à droite dans l’échiquier politique. Il pensait et votait à gauche, comme nous-même. Mais il percevait avec acuité les dérives du libéralisme, auquel et le parti socialiste et la droite classique s’étaient, depuis un certain temps déjà, convertis. Il était donc réactionnaire, si vous voulez, mais de gauche.
La seconde situation professionnelle qui lui causait du désappointement, c’était lorsqu’il se livrait à l’exercice que tout professeur sain d’esprit exècre, à savoir la correction des productions écrites de ses élèves. Le sujet du baccalauréat blanc qu’il raturait, au moment où vous le découvrez, était constitué d’un corpus de trois textes évoquant le thème classique de la rencontre amoureuse, topos romanesque par excellence, selon le jargon en vigueur parmi la caste des professeurs de littérature, discipline abusivement nommée « français » dans les études secondaires, alors que ce qu’il faisait, lui, l’agrégé de lettres (nous nous permettons d’indiquer, au passage, l’air de rien, l’obtention de ce graal qu’est l’agrégation dans le monde des enseignants, de façon à ce que notre héros ne nous prenne pas immédiatement en grippe, mais ne vous inquiétez pas, ô vous, lecteur bavant d’envie ou de mépris vis-à-vis des fonctionnaires, il en prendra pour son grade d’ici peu), était autrement plus noble : il n’apprenait pas à ses élèves le français, c’est-à-dire la langue française ; c’était ses collègues de l’école primaire et du collège qui s’en étaient chargés, ainsi que, à proportion à peu près équivalente, ces anges tutélaires de la langue française que sont les chanteurs de hip-hop (« on s’fait chier au taff, on attend les cances-va ») et les stars de la télé-réalité (« ingénu, ça doit vouloir dire intelligent, puisque ça vient d’ingénieur »). Grâce à ces quatre piliers, les jeunes gens arrivaient au lycée en maîtrisant la langue française dans toute sa diversité. De plus, pour enrichir encore davantage leur vocabulaire – et celui de leurs parents adulescents –, ils pratiquaient activement entre eux l’art du néologisme, puisant abondamment, tels les humanistes du XVIe siècle, Rabelais en tête, dans les langues étrangères, l’anglais, bien sûr, mais aussi l’arabe, le turc, le russe et même d’autres dialectes fantaisistes dont nous n’avons aucune connaissance. Nous nous abstiendrons cependant de reproduire quelque mot que ce soit ici, tout simplement parce que nous ne pouvons garantir l’orthodoxie de l’orthographe, celle-ci étant, comme chacun sait, relativement variable et aléatoire. Par ailleurs, nous sommes loin de maîtriser les significations précises de ces termes. Bref, arrivant au lycée, vers l’âge de quinze ans, avec dans leur besace au moins deux cents mots différents, en comptant, bien entendu, les fameux néologismes, ces chers adolescents n’avaient plus besoin de faire du « français ».
Ce que faisait notre héros (à qui nous n’avons, et c’est un tort, pas encore donné de nom, appelons-le donc Richard Lecrou), c’était les initier à la Littérature, celle qui, de Molière à Giraudoux, de Madame de La Fayette (n’en déplaise à un certain ex-président de la République que nous ne nommerons pas, mais dont nous dirons simplement qu’il maîtrise les insultes vulgaires d’une manière inversement proportionnelle à l’imparfait du subjonctif) à Proust, de Ronsard à Aragon, en passant par Beaumarchais, Baudelaire, Apollinaire, Gide, Céline ou Marc Lévy, fait la grandeur de la France. L’épreuve, donc, que notre héros corrigeait tant bien que mal, selon une organisation en bien des points comparable à la construction tortueuse de ce récit, était constituée de la manière suivante : tout d’abord, les valeureux candidats (et les autres, formant un nombre non négligeable) étaient invités à répondre, en une page et demie à deux pages environ, à une question portant sur trois extraits de romans : le premier était une lettre de l’ingénue Cécile de Volanges à son amie Sophie Carnay, située dans les premières pages des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, et dans laquelle la jeune fille, fraîchement émoulue du couvent, évoquait en des termes particulièrement élogieux un certain chevalier Danceny, dont elle venait de faire la connaissance et dont, manifestement elle était tombée follement, quoiqu’inconsciemment, amoureuse. Il y avait aussi un extrait du Rouge et le Noir de Stendhal, et même un fameux extrait, puisqu’il s’agissait, ni plus ni moins, de la scène de rencontre entre le tout jeune Julien Sorel et Madame de Rênal : « Je viens pour être précepteur, Madame », tels étaient les premiers mots qu’il adressait à la jeune maîtresse de maison ; mais bientôt il allait s’occuper avec bien plus de zèle de Madame de Rênal elle-même que de ses enfants. Enfin, le « corpus de textes », selon la terminologie propre à l’épreuve, comportait un extrait, non moins célèbre, de Madame Bovary, celui où l’héroïne, pendant français de l’Oblomov de Gontacharov (les deux héros, d’ailleurs, ayant acquis l’immortalité par l’intermédiaire de ce que les docteurs ès lettres pourraient être tentés de nommer, en toute simplicité, une antonomase par dérivation, et que nous, plus modestement, définirons comme une transformation de leur nom propre en nom commun, le bovarysme et l’oblomovisme étant désormais assimilés, peu ou prou, à cette attitude saine consistant à rêver sa vie plutôt que de la vivre), le passage où l’héroïne, disions-nous avant de nous égarer quelque peu dans une sombre parenthèse, s’enfermait dans sa chambre, à l’abri du regard de son benêt de mari, et se répétait avec délectation « j’ai un amant, j’ai un amant », peu de temps après s’être fait joliment trousser par un sous Don Juan de pacotille.
La question posée aux valeureux candidats (et aux autres) était celle-ci : comparez la manière dont les auteurs des textes nous font accéder à l’intériorité de leurs personnages. On attendait donc, comme éléments de réponse, que les candidats (après lecture de la question, les valeureux ne l’étaient déjà plus, ce qui les mettait ainsi tous à égalité, conformément aux sacro-saints principes de l’Éducation Nationale Nouvelle) parlent de discours direct (chez Laclos et Stendhal) et de discours indirect libre (chez Stendhal et Flaubert), de point de vue omniscient (chez Stendhal) et de point de vue interne (chez Laclos et Flaubert), mais aussi de narrateur homo-diégétique (chez Laclos) et de narrateur hétéro-diégétique (chez Stendhal et Flaubert). Que les lecteurs déroutés se rassurent : les candidats l’étaient tout autant, quant aux correcteurs, ils s’en tamponnaient le coquillard. Notre héros (appelons-le plutôt Richard Lecroulant, cela sonne mieux) remarqua néanmoins que quelques candidats possédaient certains mots précédemment cités dans leur besace ; mais, comme ils ne savaient qu’en faire, ils en parsemaient leur devoir d’une manière mystérieusement aléatoire. Une candidate avait même (et nous n’y pouvons rien si c’est une jeune fille, n’y voyez aucun signe de phallocratie de notre part) confondu le mot « intériorité » contenu dans la question avec le terme « infériorité », ce qui donnait à sa réponse une créativité tout à fait intéressante, quoique fort éloignée du sens des textes.
« Pourquoi ne pas avoir plutôt demandé comment était traité le motif de la rencontre amoureuse ? » grommela en son for intérieur – mais peut-on vraiment grommeler en son for intérieur ? – notre héros national (appelons-le finalement Richard Lessaucroulant). « Nous aurions eu, au moins, des réponses portant sur le sens profond des textes, et non un gloubi-boulga informe de termes cuistres utilisés à mauvais escient. En même temps, quand je pense que certains n’ont même pas été fichus de comprendre qu’il s’agissait d’extraits évoquant tous, d’une manière ou d’une autre, le topos de la rencontre amoureuse… » Richard ne se donna pas la peine de finir sa phrase, d’autant plus qu’il était seul, et qu’il avait parfaitement compris ce qu’il voulait se dire à lui-même. Comme nous l’avons dit précédemment, et cela déjà à deux reprises, notre cher professeur était « tendrement désabusé ». Quoique, ici, la tendresse n’apparaisse pas très clairement.
Après avoir traité la désormais bien connue de vous, ami lecteur, question de corpus, qui rapportait au maximum la non négligeable somme de quatre points sur vingt, les candidats avaient le choix entre trois travaux d’écriture : un commentaire, une dissertation et une écriture d’invention. Nous ne parlerons pas ici des deux derniers, afin de gagner du temps, et aussi car ils n’ont aucun intérêt pour la suite de cette histoire. En effet, au moment où commence notre récit, Richard n’avait pas encore touché à ces deux sujets. Il avait choisi de corriger d’abord tous les commentaires. Comme quoi, nous découvrons avec surprise qu’il n’était pas aussi désorganisé que nous le pensions et le clamions haut et fort. Nostra culpa et dont acte. Concentrons-nous donc, avec notre ami Richard Lessaucroulant, sur le commentaire. Il fallait interpréter le texte de Stendhal. Richard en était à sa septième copie, et sa volonté fléchissait quelque peu ; la lassitude le gagnait. Son écriture se faisait moins lisible, moins fluide, moins claire, moins tout. Et puis, gagné par le charme de la rencontre entre Julien et Madame de Rênal, il sentait son âme s’envoler, son esprit s’égarer et voguer vers une terre lointaine, que son romantisme évanescent se mit à peupler de hauts palmiers verdoyants, forcément tropicaux, de gondoles, vénitiennes bien entendu, de couchers de soleils, évidemment rougissants et se noyant dans la mer d’un bleu profond ; et là, ce fut comme une apparition ; il la vit, il rougit, il pâlit à sa vue ; un trouble s’éleva dans son âme éperdue ; elle était là, devant lui, immobile, le regard tendrement posé sur lui. Il ne la connaissait pas, elle ne l’avait jamais vu, mais leurs deux âmes semblaient s’être immédiatement reconnues, prêtes à reconstituer l’unité primordiale du mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon. Leurs yeux se rencontrèrent, leurs sens s’égarèrent et ce fut un merveilleux et miraculeux étourdissement. Bref, il était cruellement en manque de sexe.
Il s’autorisa un rapide délassement solitaire puis, apaisé mais épuisé, s’assit sur son fauteuil préféré et sur sa dignité, et ne tarda pas à s’endormir.
Chapitre quatre
Revenons un peu en arrière dans la vie de Richard Lessaucroulant, si vous le voulez bien. Et même si vous ne le vouliez pas, de toute façon, cela ne changerait absolument pas notre manière de raconter cette histoire, notre omnipotence narrative n’ayant, par définition, aucune limite. Dans notre mégalomanie – heureusement – momentanée, parodions le grand Flaubert : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible »… partout aussi. Détourner un propos flaubertien dans lequel lui-même se comparait à Dieu, il fallait oser le faire. C’est fait. Ceci étant, ne croyez donc pas, vous qui jugez rapidement, et sans rien comprendre à la véritable création artistique, que ce propos soit un pur cabotinage, Dieu jouant, dans cette histoire, un rôle réel, quoique discret. Un rôle, d’ailleurs, si on y réfléchit quelques secondes, et cela en vaut la peine, nous l’assurons (voilà à nouveau notre omniscience jouissive tirant les maigres ficelles d’un récit à peine esquissé), à peu près inverse à celui qu’Il a pu – et peut encore – jouer dans la grande histoire du monde, puisque, jusqu’à preuve du contraire, sa réalité peut clairement être mise en doute, alors même que son invocation de la part de religieux de tout poil est tout sauf discrète. Mais trêve de chimériques billevesées abstruses, revenons à notre héros, et à son passé. Richard, donc, se prénommait-il. Comme de grands musiciens (Wagner, Strauss), de grands acteurs (Widmark, Burton) et de grands hommes d’État (Cœur de Lion, Nixon, voire Pierre).
Oh, vous pouvez vérifier, lecteur incrédule, prêt à nous attaquer promptement, mais lâchement, en découvrant le dernier nom de la phrase précédente : il y a bien eu un homme politique français nommé Pierre Richard – oui, comme l’autre, le grand noir avec une chaussure blonde –, né le 18 avril 1864 au Mans (Sarthe) et décédé le 14 décembre 1911 à Francfort (Allemagne). Archiviste au ministère de la Guerre en 1886, puis chef de secrétariat au ministère de l’Agriculture en 1887, il démissionne de l’administration pour devenir secrétaire général de la Ligue des patriotes. Il est député de la Seine de 1889 à 1903, siégeant un temps avec les socialistes parlementaires, puis comme non-inscrit. Il est secrétaire de la Chambre en 1895. Il démissionne en 1903 pour entrer dans la diplomatie, comme consul de France à la Nouvelle-Orléans, à Odessa, Fiume, Moscou et Francfort où il meurt en 1911. Avouez que vous êtes surpris par notre érudition, au moins autant que par l’intrusion d’un style net, clair, précis, élégant, non ampoulé, direct, franc, aux antipodes des tours et détours utilisés jusque-là. Notre droiture nous oblige à admettre qu’il est possible, éventuellement, mais ce ne serait, bien évidemment, qu’une pure coïncidence, fortuite et indépendante de notre volonté, que certains termes, certaines expressions, et même, peut-être quelques phrases, puissent être des résurgences inconscientes de nos lectures diverses et variées, et notamment celles d’une certaine encyclopédie en ligne, libre de droits, qui commence à avoir, depuis quelques années, un succès discret, mais réel. Bref, nous avons plagié Wikipédia.
Notre héros, donc, portait le prénom de musiciens célèbres, d’acteurs célèbres, d’hommes d’État célèbres, et, par ailleurs, un prénom qui était le patronyme d’un obscur homme politique français, dont personne, nous y compris, ne comprenons bien ce qu’il vient faire dans ce récit, si ce n’est une envie, louable au demeurant, de le sortir de l’oubli dans lequel il se trouvait, égaré dans les interstices de millions de pages de l’encyclopédie susmentionnée. Cependant, le lecteur sagace l’aura déjà remarqué mais il attendra néanmoins comme tout le monde que nous l’indiquions clairement, nul homme de lettres célèbre ne se prénommait Richard. Est-ce par une volonté bien puérile de conjurer le sort qu’il se dirigea dès son adolescence vers la littérature, et non vers la musique, le cinéma ou la politique ? Nous ne saurions le dire, tout omniscient que nous fussions, nos connaissances à son sujet ne remontant pas aussi loin. Toujours est-il que, après avoir réussi, quoique maladroitement, son baccalauréat, disons à Chambéry, en Savoie, il se dirigea, fièrement et à pas assurés, vers des études de lettres. À Grenoble. En Isère. N’ayant pas notre talent, il devint enseignant. De lettres. À Lyon, d’abord, en qualité de stagiaire. Dans le Rhône. Puis à Tourcoing. Dans le Nord. Le Grand Nord. La banquise.
Comme nombre de ses congénères à peine nés au professorat, on l’envoya là-bas afin de refroidir ses ardeurs d’enseignant néophyte empli d’enthousiasme juvénile. Affecté sur un poste de Titulaire sur Zone de Remplacement (TZR pour les amateurs d’acronymes), il alla fourbir ses armes dans un établissement administrativement classé en Zone Prévention Violence (ZPV pour les mêmes amateurs), anciennement ZEP (Zone d’Éducation Prioritaire), établissement dont nous tairons le nom pour ne pas lui faire plus de tort qu’il n’en a déjà. Contentons-nous de préciser qu’il n’est plus répertorié en tant que ZPV aujourd’hui, ni en ZEP, mais en RAR (Réseau Ambition Réussite), dans le cadre du programme ECLAIR (Écoles, Collèges, Lycées pour l’Ambition, l’Innovation et la Réussite), après avoir été classé, de 2002 à 2006, en REP (Réseau d’Éducation Prioritaire, et non Réacteur à Eau Pressurisé, ni Résection Endoscopique de la Prostate). Pour être plus audible et moins cuistre, on l’envoya au front dans un collège où convaincre des jeunes gens de s’asseoir sur leur chaise en cours était déjà, en soi, un exploit épique qui, à lui seul, eût pu valoir à un enseignant l’admiration et les lauriers de la victoire de la part de l’ensemble de l’équipe éducative, et même, quoique du bout des lèvres, de la direction, voire de la nation tout entière. Là, notre nouvel Achille découvrit un monde qu’il mit, avouons-le, un peu de temps à comprendre et apprivoiser : un monde dans lequel Rimbaud passait son temps à décimer de méchants Viêt Công, Vinci côtoyait Mickey l’Ange, Pierre Corneille était un chanteur de R’n’B ou, pour les plus cultivés, un petit oiseau noir se nourrissant parfois de Racine, Lamartine une héroïne de livres pour enfants (La Martine à la mer, La Martine à l’école, La Martine fait de la bicyclette, voire, pour les plus instruits susmentionnés, La Martine fait du théâtre) et Roland Barthes un sportif déplumé utilisant essentiellement – et habilement, au demeurant – ses mains pour se saisir d’un ballon que tous les autres joueurs manipulaient, quant à eux, avec leurs pieds. Au bout de quelques mois de pouponnière dans cet endroit si exotique pour lui, et après avoir reçu moult menaces et quolibets divers de la part de ceux que l’on appelle, dans le jargon de l’Éducation Nationale Nouvelle, ses apprenants, il comprit que réussir l’agrégation de lettres lui avait permis, en réalité, de devenir alternativement agent de sécurité et réceptacle de la colère brute et brutale de jeunes gens mis au ban de la société.
Le temps, comme on dit, passa, chaque nouvelle année scolaire chassant la précédente. Richard le tua, ce temps, comme il put, sans ardeur ni arme à feu. Il resta sur la banquise de Tourcoing de nombreux hivers. Dix, jugeons-nous utile de préciser à destination du lecteur avide de méticulosité stérile. De cette éternité, nous ne dirons rien de plus, afin de ne pas raviver en notre héros de pénibles souvenirs. Il accumula lentement quelques misérables points administratifs qui lui permirent, enfin, d’obtenir le Saint Graal de l’enseignant : une mutation ! À Paris. Île-de-France.
Ce fut là qu’il rencontra celle qui, à peine quelques heures plus tard, allait devenir sa compagne attitrée, puis, au bout de quelques années, son officielle épouse. Appelons-la Ludivine. Mais, malgré le prénom que vous avez lu, divine ne fut pas l’adjectif qui vint immédiatement à l’esprit de notre Richard lorsqu’il fit sa connaissance, quelque peu par hasard, et, comme il se doit de nos jours, par l’intermédiaire d’un site de rencontre dont nous ne donnerons pas le nom pour ne pas lui faire une publicité qu’il ne mérite pas et dont il n’a, au demeurant, pas besoin. Lorsqu’il découvrit la photo de son profil, donc, il ne la trouva pas spécialement belle. Cela ne l’empêcha pas, par curiosité, par désœuvrement, et aussi parce qu’il n’était pas totalement contre quelques papouilles et attouchements divers, de se rendre au petit troquet dans lequel ils avaient convenu, après quelques rapides et banals échanges écrits sur ledit site de rencontre, de se retrouver, un samedi, en fin d’après-midi. Il portait un drôle de nom, d’ailleurs, ce troquet : le Takayalé. Allons-y donc tous ensemble : nous, vous, ami lecteur, Richard et Ludivine. Mais, par pudeur et par respect pour la naissance de leur intimité, nous resterons discrète, et, quant à vous, lecteur voyeur, vous ferez ce que vous voudrez, nous nous en lavons les mains et ne tremperons par notre plume dans vos bas instincts.
Richard se rendit donc au Takayalé ; en vélib’. Non pas qu’il fût écoresponsable (notre intégrité nous contraint même à révéler, ô scandale, qu’il s’en foutait royalement), mais il trouvait que le temps s’y prêtait et, par ailleurs, s’était-il dit, cela pourrait donner une première impression positive à la jeune femme : celle d’un homme bien dans son temps et dans ses pompes. Quant à Ludivine, elle y alla, plus communément, en voiture. Non pas qu’elle fût absolument contre tout ce qui est de l’ordre de l’écologie, mais elle était simplement prévoyante : si la soirée se passait bien, ou même simplement correctement, il était probable qu’elle la finisse chez lui, et, selon l’heure à laquelle elle rentrerait, les lignes métropolitaines risquaient fort d’être désespérément closes. Restait le taxi, bien sûr, mais elle n’avait ni beaucoup d’argent à prodiguer généreusement, ni une confiance absolue en l’intégrité des chauffeurs, qu’elle avait pris à plusieurs reprises en flagrant délit de détour par un point C, voire D, lors d’un trajet d’un point A à un point B ; quant au vélib’, elle ne se voyait pas, mais alors pas du tout, déambuler dans Paris, telle une étudiante encore tout étourdie d’avoir abandonné sa virginité à un jeune homme boutonneux ne sachant pas bien quoi en faire, en pleine nuit, fût-elle étoilée, sur une bicyclette poussive, en robe du soir et talons aiguilles.
Lorsque Richard aborda Ludivine, il lui sourit, lui dit bonjour et lui fit la bise avec autant de galanterie qu’il en dénicha en lui, mais la trouva décidément vraiment peu à son goût : une chevelure trop blonde, des yeux trop grands, une bouche trop petite, un corps à la fois trop menu et trop rond. Elle ressemblait à une œuvre d’art contemporaine : un assemblage peu convaincant d’éléments hétéroclites mis bout à bout, laissant le spectateur coi et dubitatif. Une créature hybride. Ses concepteurs étaient allés un peu trop vite en besogne ; voilà ce qu’il se dit en son for intérieur alors qu’ils échangeaient leurs premières phrases, tout à fait convenues, comme il se doit dans ces circonstances, lorsque deux êtres humains se découvrent, se flairent, se hument, se jaugent, tout en prenant bien soin de ne prononcer que des propos superficiels et en feignant de trouver la situation tout à fait naturelle et révélatrice du haut degré de perfection atteint par l’Homme parvenu au stade ultime de la civilisation. Bref, dans les dix premières minutes suivant leur rencontre, il ne dit rien de ce qu’il pensa, et, il faut lui rendre cette justice, il ne pensa rien de ce qu’il dit. Après tout, ce n’était pas lui qui avait inventé les règles du jeu social, et, venant d’atteindre sa trentième-huitième année, il estimait avoir passé l’âge où l’on souhaite ardemment tout changer, tout révolutionner. Les relations humaines étant ce qu’elles sont (artificielles, fausses, banales, convenues, égoïstes, narcissiques, malveillantes, etc.), autant s’en accommoder, et faire semblant. Comme tout le monde.
Ludivine, de son côté, n’était guère plus dupe de ce qui se jouait à ce moment-là. Lorsqu’elle l’avait découvert sur Internet, un soir où elle se morfondait dans son spleen, c’est-à-dire un soir comme un autre, elle s’était dit après tout pourquoi pas on ne sait jamais cela peut donner quelque chose (oui, tout cela sans ponctuation, ce qui en dit long sur une certaine lassitude, qu’elle traînait avec elle depuis quelque temps déjà). Elle venait de devenir trentenaire, et son horloge biologique lui murmurait de temps en temps à l’oreille qu’il faudrait songer, peut-être, à enfanter. Non qu’elle en eût une envie irrépressible, mais on a beau dire tout ce que l’on veut, un mioche, quand même, c’est un remède à l’ennui. Aussi, lorsque cet homme à la situation professionnelle apparemment stable (il avait indiqué « cadre A » dans la partie « métier », sur Internet) et à l’air globalement gentil lui révéla, lors des premiers échanges sur ce fameux site de rencontre, qu’il était à la recherche d’une relation sérieuse, etc., elle passa outre sa calvitie naissante et ses yeux globuleux, et accepta de tenter le coup. De sauter le pas. Elle n’avait rien à perdre ; et puis cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas, ailleurs que dans la solitude de sa chambre féminine, éprouvé le plaisir ; voilà ce qu’elle se dit en son for intérieur.
Lorsqu’il l’aborda, donc, en cette fin d’après-midi printanière plutôt douce, comme il se doit au printemps, alors qu’elle était assise sur la terrasse du Takayalé – elle était arrivée en avance pour pouvoir le voir venir de loin et, au besoin, se laisser la possibilité de décamper –, elle le trouva plus dégarni que sur la photo de son profil ; les yeux un peu plus globuleux, aussi. Bref, il ne lui plut pas plus que cela. Voire beaucoup moins. Mais comme il était là, comme elle était là, et comme, de toute façon, elle n’avait rien de mieux à faire, elle décida de rester. Elle remarqua qu’il faisait son possible pour être galant, civil, aimable, et lui en sut gré.
D’abord, il la complimenta sur sa tenue, prenant bien soin de respecter les bienséances (« vous êtes très élégante ; la couleur rouge de votre robe va très bien avec votre teint ») ; puis il enchaîna, comme il se doit, sur son statut social (« que faites-vous dans la vie ? »), ce à quoi elle répondit, d’une manière, soit dit en passant, un peu verbeuse selon nous :
– Je me suis lancée dans diverses activités professionnelles par le passé, mais j’ai connu quelques déboires et déceptions ; en fait, j’ai longtemps cherché la voie qui me correspondait le mieux, celle où je pourrais m’épanouir, celle dans laquelle mes compétences seraient utilisées au mieux ; il fallait que je fasse mes expériences, que je découvre mon moi profond, vous comprenez… Mais là, je pense avoir franchi un cap : depuis quelques mois, je travaille dans la mode, pour une ligne de vêtements plutôt connue et en plein essor. Dans un premier temps, on m’a chargée de m’occuper de tout ce qui est de l’ordre de la mise en valeur de nos produits, et, tout récemment, on m’a également confié le secteur gestion et relations publiques d’une partie de la succursale dont je dépends, poste qui engendre beaucoup plus de responsabilités, comme vous l’imaginez aisément, beaucoup plus de stress, mais également plus de possibilités d’évolution, me permettant d’envisager l’avenir avec confiance et sérénité.
Ce qui signifiait, traduisit-il silencieusement, qu’elle avait longtemps été au chômage, qu’elle était depuis quelques mois assistante-vendeuse au service d’une ligne de vêtements dont nous ne donnerons pas le nom, afin de ne pas lui faire une publicité, etc., et qu’elle venait d’obtenir une promotion : responsable de rayon. Il s’abstint de relever les titres quelque peu pompeux qu’elle se donnait, et se contenta de répondre :
– C’est une belle réussite. Vous devez être ravie. C’est important, je pense, d’être épanouie dans son travail et reconnue à sa juste valeur. – Je suis bien d’accord avec vous, enchaîna-t-elle, touchée qu’il la trouve épanouie, et qu’il reconnaisse sa juste valeur. Mais arrêtons de parler de moi, et parlons un peu de vous, ajouta-t-elle.
En effet, son ego ayant été temporairement satisfait, elle se sentait à présent capable de feindre de s’intéresser à ce que faisait dans la vie l’homme qui se tenait face à elle. Elle remarqua alors que, depuis tout à l’heure, lorsqu’il posait son regard sur elle, il n’avait de cesse de plisser discrètement les yeux, ceux-ci devenant de la sorte beaucoup moins globuleux, mais aussi un peu plus inquiétants. Elle pensa d’abord à un tic, à un toc ou à une lentille de pacotille mal ajustée ; puis, l’espace de quelques secondes, elle s’inquiéta quelque peu, s’imaginant qu’elle avait face à elle soit un homme doté d’un pouvoir occulte capable de pénétrer ses pensées les plus profondes, soit un pervers narcissique tentant de maîtriser des pulsions sexuelles gargantuesques depuis trop longtemps inassouvies, soit un agent secret au service de Sa Majesté la reine d’Angleterre chargé d’une mission ultra-sensible et, évidemment, ultra-secrète, soit encore un obscur psychotique se prenant pour un agent secret doté d’un pouvoir occulte et d’un appétit sexuel gargantuesque le conduisant à des actes répréhensibles. Elle se rendit alors compte qu’il était simplement embarrassé par le soleil, qui, derrière elle, commençait malicieusement, sinon à se coucher, du moins à décliner quelque peu, si bien que Richard le recevait en pleine figure à chaque fois qu’il regardait sa partenaire de jeu social. Elle éprouva un léger désappointement de l’éclaircissement du mystère : la midinette qu’elle avait été, et qui ressurgissait encore parfois, aimait bien la troisième possibilité, celle qui pourrait éventuellement faire d’elle, plus tard dans la soirée, une voluptueuse James Blond Girl. Elle s’aperçut à ce moment que, tout à ses pensées qui tournoyaient et virevoltaient dans sa tête, elle n’avait pas vraiment accordé d’attention à la réponse de Richard. Elle dit :
– Excusez-moi, je n’ai pas bien entendu ce que vous venez de me dire. Il y a beaucoup de bruit, ici, vous ne trouvez pas ? – Je disais que je travaillais dans le domaine de la culture, et plus spécifiquement de la littérature, articula-t-il, d’un ton qu’il eût souhaité modeste et qui fut pédant. – Vous êtes écrivain ? demanda-t-elle, en s’efforçant de chasser certaines des pensées qui venaient de lui traverser l’esprit. – Non, pas exactement ; disons que, après m’être spécialisé, pendant mes études, dans l’exploration de la littérature romanesque de la première moitié du XXe siècle, et, plus précisément, en travaillant sur le jeu entre réalité et fiction dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline et dans celle de Blaise Cendrars, écrivains que je considère personnellement comme les pères de ce que l’on appelle entre nous communément l’autofiction, néologisme inventé en 1977 par Serge Doubrovsky pour désigner son roman Fils, mais je vous épargne les détails, bref, après tout cela, donc, je me suis décidé à passer l’agrégation de lettres, ce qui m’a conduit à me livrer à cet exercice périlleux qu’est la transmission du savoir auprès de la nouvelle génération.
Elle pensa : « En somme, il est prof ! » Mais elle dit :
– J’ai toujours été fascinée par la culture en général, et en particulier par la littérature. Toute petite, déjà, j’adorais lire. Et cette passion ne m’a plus jamais quittée. Tenez, où que j’aille, d’ailleurs, j’emporte un livre dans mon sac à main. Là, je viens de commencer Si par une nuit d’hiver, d’Italo Calvino. Vous connaissez, je suppose ? Mais oui, suis-je bête, je m’adresse à un spécialiste. Excusez-moi, je ne voulais pas vous vexer.
Elle pensa : « Cela nous fait un point commun. La conversation pourra prendre un peu de hauteur. » Il pensa : « Saperlipopette, je ne l’ai pas lu. Il va falloir jouer serré » (oui, il lui arrivait, de temps à autre, de proférer des jurons guère plus usités depuis 1885, au moins). Il dit :
– Oui, bien sûr, c’est un bon livre. Quoique j’aie quelques réserves en ce qui concerne le style. – Vous trouvez que c’est mal écrit ? demanda-t-elle, sincèrement surprise. – Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire, s’empressa-t-il de corriger. En réalité, depuis un bon moment, j’en suis venu à me poser une question sur ce que l’on appelle le style : suffit-il qu’un livre soit bien écrit pour que l’on puisse parler de style ? Je pense que le style, ce n’est pas l’art d’écrire correctement, conformément aux règles en vigueur, mais au contraire l’écart par rapport au langage quotidien ; avoir du style, c’est tordre la langue, la violenter, comme le dit si bien Octavio Paz, un poète mexicain, dans son essai L’Arc et la lyre. Je crois qu’il dit, j’essaie de le citer de mémoire, vous m’excuserez, ce ne sont peut-être pas ses mots exacts, mais en tout cas cela y ressemble fortement : « La création poétique est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le poète les soustrait à leurs connexions et à leurs emplois habituels. » Oui, pour moi, le style, c’est cela : le choc inattendu de mots et de phrases que l’on jette les uns contre les autres, de façon à produire un heurt, un étonnement. Le style, c’est Céline, par exemple, qui fait entrer la langue orale dans la littérature, en la travaillant, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire du latin tripaliare, « faire souffrir, torturer ».
Il était plutôt fier de lui ; il s’en était bien sorti, en utilisant une technique qu’il avait maintes fois essayée, et souvent avec succès : ramener l’inconnu au connu, en généralisant, dans un premier temps, le propos de l’autre, puis en revenant sur un élément précis, mais bien mieux maîtrisé que celui dont l’interlocuteur avait parlé dans un premier temps. Et puis, il avait réussi, en l’espace d’une minute, à citer Octavio Paz (le passage était exact, il en était sûr, puisqu’il s’en servait souvent dans ses cours, mais il avait trouvé plus séduisant de faire croire que cela venait du plus profond de sa mémoire, comme un élément de culture enfoui depuis longtemps qui ressortait juste à ce moment et uniquement pour son interlocutrice, faisant d’elle une « happy few », aurait dit Stendhal), à évoquer Céline (sur ce terrain, il pouvait s’aventurer sans crainte, puisque, eût-il fait des erreurs, il avait pour lui un argument d’autorité, son mémoire de maîtrise, noté dix-huit sur vingt, quand même) et à glisser une étymologie latine certes relativement connue, mais plutôt drôle, et dont il avait pu observer qu’elle faisait toujours son petit effet.
Elle feignit d’être convaincue. Il examina distraitement son décolleté, qu’il trouva quelque peu décevant. Elle plongea son regard, qu’elle voulut attendri, dans ses yeux redevenus globuleux, le soleil ayant décidé, mais à regret, de disparaître temporairement derrière un nuage. Satisfaits tous deux d’avoir trouvé un terrain d’entente, sous peine de quoi la soirée eût pu être longue et vraiment ennuyeuse avant de se retrouver dans le même lit, ainsi qu’il est prévu en de telles circonstances, ils discutèrent alors littérature, après avoir commandé, elle, un second Martini blanc, lui, une seconde bière rouge. Oui, lecteur sagace, ils avaient donc bu auparavant, lui, une première bière rouge, et, elle, un premier Martini blanc. Mais nous avons occulté cette information, qui nous a semblé, sur le moment, accessoire. Apparemment, au vu de votre réaction réprobatrice, nous avons eu tort. Mais reprenons, car nous avons promis que notre présence allait se faire discrète.
Après encore quelques verres de plus (nous n’avons pas compté combien, pour ne pas donner l’impression que nous nous acharnons contre eux de manière outrancière), elle finit par laisser quelque peu de côté et son crâne légèrement dégarni et ses yeux globuleux ; il considéra, quant à lui, que les éléments hétéroclites lui donnaient finalement une certaine particularité, et même, disons le mot, un certain charme. Les Martini, les bières, le fantasme de l’agent secret, la courte robe décolletée et les talons aiguilles, tout cela les mit en appétit, et, occultant l’étape du repas aux chandelles, ils convinrent de se rendre chez lui, pour prendre, selon l’expression consacrée, un dernier verre. Ils quittèrent le Takayalé. Au dos de la pancarte indiquant le nom du troquet était inscrit « Takarevnir ». Cela les fit rire. Imbibés d’alcool comme ils l’étaient, il ne leur en fallait guère davantage. Après quelques errements dans le parking souterrain adjacent, Ludivine trouva sa voiture. Elle se mit au volant ; il se mit à lui caresser les jambes. Elle ne protesta pas et sourit chastement.
Ce qui se passa ensuite, vous vous doutez bien, lecteur voyeur et pervers, que nous n’allons pas le raconter dans les moindres détails : d’une part car nous respectons ce moment d’intimité entre eux, et d’autre part parce que rien d’extraordinaire ne se passa. Ils arrivèrent chez lui, dans le petit appartement qu’il louait à un prix exorbitant, à Montmartre, non loin de l’église Saint-Jean. S’effleurèrent. Se dévêtirent mutuellement. S’étreignirent. Firent cattleya, comme l’écrivait Marcel Proust. Tant bien que mal. Plutôt mal que bien, si nous pouvons nous permettre ce léger jugement de valeur.
Puis, l’affaire faite, elle se leva, rassembla ses vêtements éparpillés çà et là, se revêtit, prit ses talons aiguilles dans une main et son sac dans l’autre, et s’apprêtait à partir, lorsqu’elle le vit se lever du lit, sortir de la chambre dans laquelle ils venaient de se livrer à un coït en bonne et due règle, se diriger vers elle, d’une démarche mal assurée, tituber, puis s’écrouler lourdement par terre, dans l’entrée, face à elle, son sac et ses chaussures. Alors, atteinte d’une empathie aussi légitime que temporaire, elle posa tout ce qu’elle tenait dans ses mains, se pencha vers lui et prononça ces paroles fleuries : « Et merde, qu’est-ce qu’il a, ce con ? »
Nous n’avons pas encore eu l’occasion de le dire jusqu’à présent, mais cela nous semble le bon moment : notre héros épique ne tenait guère l’alcool. Au bout de quelques instants, il recouvra ses esprits, marmonna quelques mots que ni nous ni Ludivine ne comprîmes, puis, aidé de la jeune femme, qui, décemment, se dit qu’elle ne pouvait pas le laisser dans cette indigente situation, parvint à regagner, tant bien que mal, plutôt mal que bien, son lit. Elle vint se mettre à ses côtés. Il s’endormit quasiment aussitôt. Bientôt de sonores ronflements résonnèrent dans tout l’appartement. Malgré tout, elle finit par trouver à son tour le sommeil. Ce qu’elle ne pouvait savoir à ce moment-là, c’était qu’elle venait de s’installer chez lui, et ce jusqu’au terme de sa vie.
Chapitre cinq
Leur rencontre fut donc loin de ressembler à un éclair fulgurant et idyllique. La suite de leur histoire, malheureusement, ne fut guère plus reluisante. Après la première nuit, peu convaincante, vous l’avez bien perçu, lecteur pénétrant, subtil et pétillant, et qui les laissa, d’ailleurs, eux-mêmes peu convaincus, vinrent donc successivement : le premier petit déjeuner en tête-à-tête, le premier déjeuner en tête-à-tête, le premier dîner en tête-à-tête, le premier cinéma, la seconde nuit, guère plus convaincante que la précédente ; puis la première soirée télévision, la première dissension (elle lui reprocha d’avoir jeté un regard un peu trop appuyé à son goût à une jeune femme aux jambes élancées qu’elle mettait parfaitement en valeur en déambulant avec une ostensible vulgarité dans les différents rayons d’un centre commercial quelconque dont nous ne donnerons, comme à notre habitude, pas le nom), la seconde (il lui en voulut d’adresser un sourire un peu trop enjôleur selon lui à un homme à la barbe de trois jours parfaitement taillée et au corps que l’on devinait musculeux et harmonieux sous un costume parfaitement ajusté), la troisième, la quatrième et de nombreuses autres, que nous pourrions très bien nous donner la peine de détailler, mais alors, nous vous connaissons, paresseux lecteur, vous passeriez directement au paragraphe suivant, et cela, notre ego surdimensionné ne vous le pardonnerait pas.
Assez rapidement, leur vie commune se coula, sirupeuse, dans ce moule de disputes, selon un rythme tout à fait routinier et obéissant à un rituel immuable. Si, au commencement, celles-ci possédaient un certain charme, car elles étaient exclusivement centrées sur le thème de la jalousie, ce qui dénotait, au moins, un certain intérêt l’un pour l’autre, par la suite, les altercations se déployèrent dans beaucoup d’autres domaines, moins charmants, mais inhérents, malheureusement, à la vie à deux. Les reproches de tous ordres fleurirent, peu à peu : il ronflait, l’empêchant de trouver le sommeil ; la salle de bain était un véritable capharnaüm, elle pourrait au moins daigner ranger, après usage, quelques-uns de ses multiples produits de maquillage dont elle se tartinait le visage ; économe à l’excès, il ne déboursait rien, pas même pour lui offrir une fanfreluche ; pleine de prodigalité, elle dépensait sans compter, multipliant les bibelots superflus ; il ne vidait jamais le lave-vaisselle ; oui, mais elle ne descendait jamais les poubelles ; il oubliait toujours de fermer la porte à clé ; oui, mais elle était toujours en retard lorsqu’ils étaient attendus quelque part, etc. Cela se finissait quasiment toujours par des insultes qui fusaient : orchidoclaste ! Gourgandine ! Nodocéphale ! Coureuse de rempart ! En vérité, il s’agissait de mots beaucoup plus communs que notre pudibonderie nous interdit, pour la plupart, d’indiquer ici. Contentons-nous des deux les moins prosaïques, à savoir : morue et abruti. Ces invectives étaient immanquablement suivies de tonitruants claquements de porte, auxquels succédaient de pesants silences. Puis, au bout de quelques heures, venait la réconciliation. Sur l’oreiller, les premiers temps. Puis l’oreiller ne leur parut plus aussi indispensable. Le temps, comme nous l’avons déjà écrit plus haut, passa, sans enthousiasme et sans enfant.
Au bout de quelques années, nous ne saurions dire exactement pourquoi, ils décidèrent de se marier. Il leur fallait évoluer dans leur relation de couple, leur avait-on conseillé. Ils auraient pu tout aussi bien décider de faire un enfant ou d’adopter un animal de compagnie. Mais non : ils se marièrent. Nous ne dirons rien à ce sujet, notre inspiration se tarissant quelque peu. Et puis, quoique nous ne puissions pas exactement dire pourquoi, cet événement nous déplaît. Nous chagrine même. Même si c’est dans notre propre esprit vicié qu’a germé ce mariage. Lecteur avide de scène de ce genre, reportez-vous, par exemple, au repas des noces de Charles et d’Emma dans Madame Bovary : jusqu’au soir on mangea. Et n’en parlons plus. Après cette cruelle ellipse pour vous, lecteur amateur de romantisme évanescent, le temps s’écoula encore, fila, comme Pénélope sa toile, inlassablement.
Chapitre six
Vint ce jour fatidique. Celui où notre héros, auquel nous commençons réellement à nous attacher quelque peu, en dépit du fait qu’il était à présent devenu complètement chauve, corrigeait ses copies, qui, faites donc appel à votre mémoire à court terme, portaient sur le motif de la rencontre amoureuse. Sept années après leur mariage. Richard et Ludivine venaient de ne pas fêter leurs noces de laine. Oh ! Nous vous voyons arriver, lecteur pointilleux, prompt à la critique et au jugement hâtif : sept années, cela ressemble fort à ce cliché rebattu renvoyant au moment où tout couple conjugal dûment constitué vole en éclats ou se brise en mille morceaux, les deux expressions renvoyant, au final, à la même triviale réalité : une banale séparation. Ainsi, vous dites-vous probablement, tout effet de surprise est rompu ; nous prenons acte de votre intervention intempestive, mais nous ne nous écarterons pas, pour autant, de notre ligne directrice. La scène suivante se déroula donc bien sept années après leur mariage. Sept, comme les sept têtes de l’hydre de Lerne, les sept péchés capitaux, les sept merveilles du monde, les sept années de malheur lorsque l’on brise un miroir, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les sept collines de Rome, les sept arts libéraux (précisons, pour le lecteur avide d’érudition médiévale : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique), les sept poètes de la Pléiade, le jeu des sept familles, la rose aux sept pétales, les sept sacrés jours de la création du monde dans la Genèse, les sept cieux dans la tradition islamique, les sept sacrements catholiques, les sept nains moins catholiques qui culbutèrent Blanche-Neige, aidés des sept petits cochons (car les petits cochons sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit d’ordinaire), les sept femmes de Barbe-Bleue (qui auraient bien aimé chausser des bottes de sept lieues pour se carapater) ou encore les sept orifices du visage (deux yeux, deux narines, deux oreilles, une bouche, le compte est bon). Que retenir de cet amas foutraque de références disparates ? Nous vous en laissons le choix intégral, omnipotent lecteur ; cependant, nous ne pouvons nous empêcher de vous donner un indice : dirigez-vous plutôt du côté de chez Barbe-bleue. Quoique les autres éléments puissent également vous servir ultérieurement.
Vers le début de ce récit, nous avions abandonné Richard au moment où, apaisé mais épuisé, il s’était endormi. Reprenons. Il était environ vingt heures lorsque Ludivine fit son entrée dans l’ex appartement de Richard, devenu depuis de longues années un désenchanté appartement conjugal. Elle était d’humeur maussade, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent, depuis quelques mois. Si, lorsqu’elle se trouvait à son travail (où elle avait encore obtenu une promotion, gérant désormais non seulement le rayon femme, mais aussi le rayon enfant, belle réussite professionnelle, dont elle était particulièrement fière), elle parvenait à arborer une feinte jovialité, elle ne percevait plus l’utilité de cette façade dès qu’elle pénétrait dans ce qui avait pu être, par le passé et par brèves intermittences, leur tanière amoureuse.
Ce soir-là, donc, elle fit tourner la clé dans la serrure et s’aperçut avec désagrément que la porte était déjà ouverte, ce qui pouvait signifier deux choses : soit son imbécile de mari avait encore oublié de la fermer lorsqu’il était parti le matin même accomplir son sacerdoce au service de l’Éducation Nationale Nouvelle, soit il était là. Elle pria, tout athée qu’elle se caractérisât d’ordinaire, pour que la première hypothèse fût la bonne ; comme à son habitude, Dieu fit la sourde oreille. Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle le trouva avachi, les yeux clos, les jambes négligemment écartées et la tête renversée en arrière, dans ce qu’il nommait son fauteuil favori. Au moins, il dormait, elle pouvait ainsi feindre de croire qu’il n’était pas là.
Elle quitta le salon, mit à terre, comme à son habitude, son sac à main (dans lequel se trouvait, perdu au milieu de multiples objets typiquement féminins, la pièce Six personnages en quête d’auteur, de Luigi Pirandello, qu’elle avait commencé à lire le matin même), son manteau et ses chaussures à talon, abandonnant le tout au beau milieu du corridor, en se disant qu’elle rangerait ses affaires plus tard, peut-être, si elle en avait envie, et qu’il n’avait pas intérêt à lui faire la moindre remarque, sous peine de quoi elle n’hésiterait pas à lui dire certaines choses désobligeantes, par exemple, au hasard, concernant sa virilité. Elle entra dans la cuisine pour voir si elle pourrait trouver, à l’intérieur du capharnaüm infâme, malodorant, mi-fauve, mi-acajou, qui, initialement, était un réfrigérateur haut de gamme acheté à un prix indécent, un aliment n’étant pas encore totalement impropre à la consommation. Alors qu’elle traversait la cuisine, elle remarqua sans y prêter vraiment attention que le vieil ordinateur portable de notre héros, qui depuis bien longtemps n’était plus le sien (nous parlons de Richard et non de l’ordinateur), était posé sur la table et encore allumé. Elle l’ouvrit (le capharnaüm, et non l’ordinateur qui, lui, l’était déjà, ouvert), contempla un instant la microscopique vie animale qui proliférait là, bien au frais, puis le referma brusquement, comme si une idée foudroyante venait de parvenir jusqu’à son cerveau. Elle jeta un deuxième regard sur l’ordinateur, se demandant si l’image subliminale qu’elle avait dans la tête n’était pas issue de son imagination fantasque. Mais non ; c’était bien ce qu’elle avait cru voir : une jeune femme brune à la peau très blanche et à la bouche démesurément grande enfournait un membre d’homme non moins démesurément grand, tout en se faisant prendre en levrette, cela va de soi, par un autre membre viril ; une main, dont on supposait qu’elle appartenait à la même personne que le possesseur du second membre susmentionné, lui fouettait le derrière avec une certaine virulence, ce qui ne semblait pas déplaire, étrangement, à la jeune femme. Alors, adoptant un comportement usuel, quasiment automatique, dans notre civilisation où la technologie est déifiée, Ludivine appuya machinalement sur la touche « play », bien que la scène fût largement explicite et ne demandât point le moindre éclaircissement supplémentaire. Elle entendit ainsi les hurlements aigus de la jeune femme à la peau blanche, et, en échos, les ahanements et aboiements bestiaux des deux hommes qui s’affairaient tout contre elle. Elle remarqua au passage, et cela la déçut quelque peu, que ces deux bûcherons avaient un corps presque lilliputien au regard des attributs gigantesques aperçus précédemment.
Ce fut la goutte d’eau qui mit le feu aux poudres ; l’étincelle qui fit déborder le vase. Ludivine sentit la colère colorer ses joues habituellement plutôt fades et flasques. La moutarde lui monta au nez. Elle passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les sept. Elle n’en revenait pas : alors qu’il n’avait pas daigné l’effleurer depuis de nombreux mois, ce qui l’avait contrainte, bien malgré elle, à prendre un amant, un jeune homme chevelu à la musculature beaucoup plus développée que la taille de son cervelet, alors qu’elle s’était abstenue de toute observation qui eût pu mettre son ego dans une position peu enviable, alors qu’elle se demandait comment aborder le sujet d’une manière diplomate, alors qu’elle commençait à se résigner à avoir pour mari un vieux vestige délabré à la sexualité désarmée, voilà qu’elle découvrait que sa virilité se portait on ne peut mieux. C’était donc d’elle qu’il n’avait plus envie, ce pourceau d’Épicure, ce gougnafier (ce ne furent pas exactement les mots qui lui vinrent à l’esprit, mais vous connaissez désormais notre pudibonderie dès qu’il s’agit de prononcer des mots grossiers) ! Cette fois-ci, c’en était trop. Il fallait qu’elle s’en aille. Qu’elle le quitte. Mais auparavant, elle n’allait pas lui épargner une dispute en bonne et due forme. Hors de question de faire l’économie d’une petite scène hystérique ; lui qui était si radin, il allait lui payer cet affront ultime.
Elle quitta donc la cuisine, ne voyant plus qu’y faire, la faune et la flore du réfrigérateur, ajoutées à la femme à la bouche démesurément grande, lui ayant brusquement coupé l’appétit. Elle traversa le corridor, se prit les pieds dans son sac à main, son manteau et ses chaussures, maugréa, entra dans le salon et secoua notre héros, qui se réveilla mollement.
Ici, nous nous permettons d’évoquer leur savoureux dialogue dans ses menus détails et in extenso, car autant leur mariage nous a profondément attristée, autant cette scène fatidique nous plaît beaucoup. Ceci dit, vous vous en doutez, nous avons fait le choix d’en modifier la forme, les termes réellement employés par Richard, et surtout par Ludivine, jeune femme que nous n’aimons en fin de compte pas du tout, étant beaucoup moins fleuris que ceux qui suivent. Lecteur amateur de scènes de ménage banalement réalistes, absolument conformes à celles qui se déroulent dans la vraie vie, houspillez donc votre mari, ou votre femme, et laissez-nous raconter, à notre manière, cette scène de dispute.
– Ainsi, lui dit-elle en préambule, ulcérée, moi qui croyais que tu passais ton temps libre à lire et relire ces chers poètes de la Pléiade évoquant l’amour d’une manière si éthérée, à grands renforts de références aux candides Nymphes hantant les chastes forêts, à l’élégante Vénus issue de l’écume immaculée de la mer et aux belles matineuses éclipsant par leur grâce le lever du jour, voilà que je découvre avec stupeur et tremblements que tu reluques allègrement et sans vergogne une Blanche-Neige dévergondée se faisant emplir divers orifices par deux de ses nains en chaleur ! Je pense que cela nécessite de ta part une explication. – … répondit-il dans un premier temps, encore à moitié endormi et manifestement peu concerné, pour l’instant, par la diatribe de sa compagne furibonde. – J’attends ! hurla Ludivine.
Ce cri eut le mérite de réveiller l’autre moitié de Richard, qui décida de traiter le problème avec distance :
– Une explication… Eh bien, c’est l’histoire d’une jeune femme à la peau blanche et à la bouche démesurément grande qui… – Cela, je l’ai compris toute seule, libidineux cochon ! s’exclama-t-elle en se campant devant lui, le regard noir et les mains sur les hanches, attitude que Richard connaissait bien et dont il savait pertinemment qu’elle était le signe manifeste et indiscutable d’une colère noire.
Il comprit instantanément que la légèreté ne le sauverait pas de l’inévitable échauffourée qui allait suivre. Il pria alors les sept cieux du Coran de lui donner une idée, quoiqu’il fût, tout comme l’Érinnye qui se trouvait face à lui, totalement athée. Ceux-ci restant, bien évidemment, totalement cois, il pensa à Tartuffe qui, face à Elmire mettant en évidence un certain décalage entre son statut et ses lestes penchants, avait répondu : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ». Notre Richard jugea, avec raison, cette saillie peu appropriée à la situation, et décida, faute de mieux, de s’engouffrer dans l’argumentation suivante :
– Je te trouve bien pudibonde, tout à coup. Que me reproches-tu, au juste ? Mon acte, que je ne nie pas – tu peux au moins m’accorder cette vertu – est-il vraiment à ce point répréhensible ? Tu ne vas quand même pas me dire que c’est une atteinte gravissime au saint sacrement du mariage ou un péché capital méritant que je fusse éternellement condamné à brûler dans les flammes de l’enfer… – Arrête cela tout de suite : je connais par cœur les stratégies dont tu es coutumier. Tu commences par le seizième stratagème de L’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer, petit opuscule que j’ai lu tout comme toi (nous vous avons prévenu plus haut que nous n’avons absolument pas souhaité écrire ici une scène de ménage réaliste), à savoir l’agression ad hominem, consistant à attaquer l’interlocuteur sur un trait de sa personnalité, en l’occurrence ma supposée pudibonderie. Puis tu enchaînes par une concession feinte, en admettant ce que tu ne peux, de toute façon, nier, mais en tentant d’effacer l’acte passé vicieux par un acte présent soi-disant vertueux, artifice langagier qui est une adaptation du deuxième stratagème proposé par le représentant le plus éminent du courant nihiliste. Et tu termines par un mélange entre le premier stratagème – l’extension – et le vingt-neuvième – la diversion –, en te hasardant à englober le fait précis que je te reproche dans un ensemble beaucoup plus vaste, de façon à amener l’interlocuteur à s’engager dans une discussion idéologique dépassant complètement la question de départ. Un zeste de stratagème huit – mettre l’adversaire en colère en misant sur le fait que, dans sa fureur, il sera incapable de porter un jugement exact et de s’apercevoir qu’il a raison – et tu penses que le tour est joué. Eh bien, tu te trompes ! Toutes ces pitoyables stratégies ne fonctionnent plus sur moi. Je te rappelle, au passage, et le lecteur le sait aussi bien que moi, que je suis fondamentalement athée, et que nous ne nous sommes même pas mariés à l’Église (cela, le lecteur l’ignorait jusqu’à présent, nous le confessons bien volontiers). Il ne s’agit pas, et tu le sais aussi bien que moi, d’une quelconque bigoterie. Et, tant que j’y suis, cesse d’employer pompeusement des subjonctifs imparfaits. Je ne suis pas un de tes élèves, un de ceux que tu te plais à impressionner avec tes tournures d’un autre âge. Maintenant, laisse tous tes artifices de côté et réponds-moi : pourquoi te refuses-tu continuellement à moi depuis des mois, alors même que tu te plonges avec délice dans le stupre du plus bas étage qui soit ? J’exige une réponse convaincante !
Là, Richard perdit son flegme habituel et, disons-le clairement, même si ce n’est pas ce que nous préférons en lui, entra à son tour dans une sombre colère. Il voulait bien perdre l’amour de Ludivine, mais pas la face. Blessé qu’elle pût percer à jour, aussi facilement, ses stratégies de défense, il déversa à sa Furie un flot de reproches, d’une façon qu’il voulut cinglante et qui fut lamentable :
– Tu veux de la franchise, tu vas être servie : sache donc que, si je ne palpe plus ton corps graisseux (nous avons omis de préciser, à destination du lecteur misogyne dont nous ne pouvons ignorer l’existence si nous souhaitons être lue par un large public, que Ludivine, en femme mariée qui se respectait, avait acquis un embonpoint conséquent depuis quelques années), c’est que je ne te supporte plus : ton corps me répugne tout autant que ton esprit. Tu te prends pour la huitième merveille du monde, tu t’ériges en Vestale que je devrais idolâtrer, à qui je devrais vouer un culte absolu et éternel, en apportant continuellement des signes de mon adoration inébranlable au pied du temple que tu t’es érigé, dans ton humilité légendaire, sur la plus haute des collines de Rome ; Dieu auquel je ne crois toujours pas sait pourtant que tu n’as pas besoin de temple, tu es un monument à toi toute seule, un monument de chair et de bêtise. Tu attends de moi que je te traite comme une reine, que j’affronte, tel un héros épique, l’hydre de Lerne ou tout autre monstre abominable, que je cueille pour toi la rose aux sept pétales ; mais toi, de ton côté, que fais-tu pour moi ? Rien. Tu trônes dans l’azur comme un sphinx incompris, unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes, comme dirait Baudelaire. Que me donnes-tu de toi, à part froideur et aigreur ? Crois-tu vraiment que, lorsque je te contemple, je puisse avoir la moindre envie de te caresser, te cajoler, te papouiller ou toute autre activité de ce genre ? Lorsque je te vois, même l’exégèse de la Genèse et l’étude approfondie des arts libéraux du Moyen Âge, voire le jeu des sept familles, m’apparaissent comme des activités hautement sensuelles, voilà la vérité ! Sept années de malheur, voilà ce que tu m’as offert ! Sans même que j’aie besoin de briser le moindre miroir ! – Cette fois-ci, c’en est trop. J'en ai assez. Je m’en vais. Je te quitte, hurla-t-elle. – Tu n’iras nulle part ! rugit-il.
Sur ces mots, hors de lui, notre apprenti Barbe-Bleue prit un revolver (qui traînait opportunément par là, ne nous demandez pas par quel miracle) et son courage à deux mains, et descendit sa femme, puis, après un bref instant de réflexion, les deux sacs-poubelles, pleins à ras bord, qui trônaient devant l’entrée et le considéraient d’un air réprobateur.
Nous sommes désolée de cette chute brutale, de ce crime aussi inexplicable qu’incohérent, mais cette Ludivine commençait à nous énerver, avec son prénom angélique et son amas graisseux. De plus, nous n’avons qu’esquissé son portrait, signe qu’elle ne nous a jamais véritablement intéressée. Que savez-vous d’elle, au final, ami lecteur ? Elle s’appelait Ludivine, soit ; elle était plutôt petite et disgracieuse, d’accord ; elle habitait quelque part dans Paris, avant d’emménager chez Richard, bien ; elle se baladait tout le temps avec un livre dans son sac à main, admettons. Mais c’est à peu près tout, n’est-ce pas ? Sa disparition n’est donc pas bien mémorable, puisqu’elle existait à peine. Si vous y tenez, nous pouvons néanmoins raconter ses funérailles. Non ? Tant mieux. Et puis, nous aimons bien Richard, répétons-le ; nous lui avons donné vie, peu à peu. Quelque part, il nous appartient. Et nous n’avons pas envie de le partager. Surtout pas avec cette Érinnye de Ludivine. Certes, la calvitie à présent complète de notre Richard, ajoutée au fait qu’il vient de devenir, ni plus ni moins, un meurtrier, ne donne pas vraiment de lui une image très positive. Pour sa tête ressemblant à un arbre chenu, nous ne pouvons plus rien faire. En revanche, pour ce qui est du meurtre, nous tenons à en relativiser la gravité ; en effet, Ludivine ayant à peine été ébauchée, nous considérons que l’acte de Richard en est à peine un : il s’est simplement débarrassé, d’une manière certes abrupte, mais qui a au moins le mérite d’être définitive, d’un élément perturbateur pour la suite de notre histoire. Nous cautionnons donc son geste, même si, à la réflexion, nous aurions pu nous contenter, comme le lecteur roué s’y attendait au départ, d’une scène de séparation. Mais nous n’avons pas pu résister à ce double zeugme : il prit un revolver et son courage à deux mains, et descendit sa femme, puis les poubelles. Nous ne pouvons nous empêcher d’user et d’abuser de ce procédé, défini, selon l’encyclopédie en ligne qu’il nous arrive de consulter, comme une « figure de style qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates qui entretiennent avec lui des rapports différents, en sous-entendant un adjectif ou un verbe déjà exprimé ». Lecteur inculte, vous voilà désormais dûment informé. Ce zeugme, au demeurant, rendons à César ce qui est à César et à Dieu auquel nous ne croyons pas, nous non plus, ce qui est à Dieu, n’est pas de nous mais a été mis au point entre deux éclats de verre et de rire avinés lors d’un dîner entre amis quelque peu alcoolisé. Nous aurions pu dire aussi : il abattit ses cartes, puis Ludivine. Mais des cartes, Richard, que l’on peut pourtant définir comme cartésien, n’en avait pas sur lui au moment de la fatidique dispute. Pas même un jeu des sept familles.
Tout en dissertant, nous avons laissé de côté, l’espace d’un moment, l’itinéraire géographique de notre héros, certes fort peu héros en ce moment. Où est-il donc passé ? Nous l’avons quitté au moment où il descendait les poubelles. Mais à présent, impossible de mettre la main sur lui. Notre plume a beau courir sur le papier, nous sentons qu’il nous échappe, qu’il nous file entre les doigts. Sacredieu et saperlipopette – oui, nous aimons bien, à l’instar de notre Richard, employer des jurons aujourd’hui injustement tombés dans l’oubli – nous sommes au regret de vous annoncer solennellement, ami lecteur, que Richard Lessaucroulant a mystérieusement disparu.
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