Ce texte est une participation au concours n°24 : Dix ans ! (informations sur ce concours).
« Saloperie de fasciste ! », ce furent les mots que Michel adressa ce matin-là à son radio-réveil, alors que ce dernier venait de lui susurrer à l’oreille qu’il était le moment de quitter son lit. Mais ce n’était pas l’horaire matinal qui avait déclenché la fureur de Michel : depuis des années, il se levait tous les jours à sept heures, qu’il neige, qu’il vente ou que la gauche perde les élections ; cette coutume ne souffrait aucune exception. Ce n’était pas non plus une contrainte professionnelle : la médiathèque était fermée, il ne travaillait pas le dimanche ; il ne manquerait plus que cela. Là, ce serait vraiment la fin de tout. Ce n’était pas, enfin, une météorologie revêche : un soleil printanier irradiait sa chambre et lui donnait une teinte chaleureuse, propre à réjouir le corps et l’âme. Non, s’il avait ouvert brusquement des yeux révulsés, s’il avait rabattu la couette d’un coup sec et s’il avait posé les deux pieds sur le sol avec une virulence étonnante pour son âge, en s’écriant « saloperie de fasciste », le tout en une fraction de secondes à peine, c’était pour une raison bien différente : la chanson diffusée par Nostalgie. « Dix ans plus tôt » de Michel Sardou. Comment une innocente ballade amoureuse propre à faire fondre une midinette pouvait-elle déclencher une colère aussi noire chez ce sexagénaire à l’allure plutôt placide ? L’explication était à la fois simple et double :
D’abord, Michel n’aimait pas Sardou. Michel détestait Sardou. Aussi loin qu’il s’en souvenait, il avait toujours abhorré Sardou. Il ne se sentait rien, mais alors rien de commun, avec celui qui incarnait à ses yeux les idées qu’il avait combattues toute sa vie. La seule chose qu’il partageait avec Sardou, c’était, à son grand dam, son prénom. Il ne pouvait pas en vouloir à ses parents, paix à leur âme, de l’avoir appelé ainsi. Ils avaient une circonstance atténuante : à sa naissance, en 1950, Sardou n’était pas encore l’idole des abonnés au Figaro, il n’avait pas encore sévi dans le genre de la chanson engagée, ni dans la chanson tout court, d’ailleurs, puisqu’il venait à peine de troquer le port des langes contre celui des culottes courtes.
Dès le premier tube de Sardou, « Les Ricains », Michel avait fulminé. Il avait à peine dix-sept ans à cette époque, mais des idées politiques déjà bien enracinées, et cette apologie des États-Unis, au moment même où ils étaient empêtrés dans le bourbier de la guerre du Vietnam, lui avait paru indécente. Ses parents, ses amis, aussi, avaient bien tenté de lui faire remarquer que dans la chanson, Sardou évoquait la libération de la France par les Alliés, en 1945 ; mais Michel n’avait rien voulu entendre. On ne pouvait pas soutenir la politique impérialiste et belliciste des Américains, point final. Son jugement dogmatique sur Sardou avait atteint son paroxysme au milieu des années soixante-dix, lorsque étaient sorties, au sein du même album, les chansons « Je suis pour » – « tu as tué l’enfant d’un amour, je veux ta mort », découvrait-on dans le refrain –, « J’accuse » – qui contenait ces vers savoureux : « J’accuse les hommes de croire des hypocrites moitié pédés moitié hermaphrodites » – et « le temps des colonies » – temps qualifié, sans honte et sur une musique enjouée, de « béni » –. Éloge glaçant de la peine capitale, homophobie crasseuse, nostalgie badine de la colonisation : trois raisons largement suffisantes, d’après Michel, pour crier au scandale. Avec d’autres jeunes gens, étudiants comme lui, il avait fondé un comité anti-Sardou. Des manifestations avaient même été organisées devant les salles où le chanteur se produisait, au cours desquelles Michel avait scandé, regard noir et poing serré, « halte au fascisme ». Il ne faisait pas dans la nuance : Sardou, c’était l’incarnation de la droite réactionnaire, donc du fascisme. Même lorsque le chanteur s’était assagi et était devenu plus consensuel en se focalisant davantage sur des bluettes amoureuses, dès que Michel entendait le son de sa voix, il devenait au mieux bougon, au pire furieux. Mais dans le même temps, il ne pouvait s’empêcher de retenir et les mélodies et les paroles de ses chansons. Il faisait tout son possible pour se les ôter de la tête, mais il n’y pouvait rien, il lui arrivait de les fredonner lorsqu’il ne se surveillait pas. Et cela ne faisait qu’accentuer son courroux lorsqu’il s’en apercevait. Bref, entre Michel et Sardou, c’était une belle et longue histoire de haine, qui perdurait depuis plus de quarante ans.
Quant à la deuxième raison qui expliquait la rage de Michel ce matin-là, elle tenait dans le titre : « Dix ans plus tôt », cela lui rappelait ce funeste 5 mai 2002, son plus mauvais souvenir en matière politique : ce jour de deuil personnel où il avait dû enterrer ses principes et où il avait été contraint de voter à droite pour la première et unique fois de sa vie, car on ne pouvait quand même pas mettre au pouvoir le borgne, ce fasciste encore plus fasciste que les fascistes de droite. Oui, cela faisait beaucoup de fascistes, mais pour Michel, dès qu’on franchissait le Rubicon, dès qu’on n’était plus de gauche, on était fasciste. Ce sinistre 5 mai, donc, Michel s’était résigné à mettre un bulletin Chirac dans l’urne, comme quatre-vingt-deux pour cent des votants. Mais cela avait été un véritable traumatisme pour lui. Il en avait fait des cauchemars pendant des mois. En 2002, bien des gens avaient été abasourdis par le 21 avril, ce soir qui avait vu l’élimination de Jospin et, par voie de conséquence, l’accès au second tour de Jean-Marie Le Pen. Michel aussi, bien sûr, mais le 5 mai l’avait encore plus abattu, car il avait dû agir en dépit de ses convictions les plus profondes.
Cela faisait exactement dix ans, jour pour jour, depuis la veille. On n’avait d’ailleurs pas manqué de le lui rappeler, car nul n’ignorait, dans la bourgade, son engagement, à gauche toute. D’abord, lorsqu’il était allé acheter ses cigarettes, Véronique, la buraliste, qu’il connaissait depuis une éternité, et avec qui il entretenait des rapports complices – il avait même eu une brève liaison avec elle, bien des années auparavant, après le départ de sa femme, qui avait fini par se lasser d’accueillir jusque dans le lit conjugal sa maîtresse la politique pour des parties à trois où elle en était réduite à tenir la chandelle tout en prononçant des monosyllabes de temps à autre, des « ah », des « oh », des « oui », des « ah oui » lorsqu’elle était bien disposée, voire quelques phrases complètes comme « vas-y plus fort encore la prochaine fois », quand il lui racontait, par exemple, comment il s’était opposé à cet enfoiré de fasciste de maire, lors de telle ou telle session du conseil municipal –, la buraliste, donc, lui avait dit avec un petit sourire railleur aux commissures des lèvres : « J’allais oublier : bon anniversaire, Michel. » Devant l’air médusé du bibliothécaire, elle avait cru bon d’ajouter, pensant qu’il n’avait pas saisi l’allusion : « Ça fait dix ans aujourd’hui ». Michel avait répliqué un goguenard « c’est malin, ça » et était parti s’enfermer chez lui, afin d’éviter d’entendre d’autres remarques du même acabit.
Mais une heure plus tard, Karim, le patron du Carem’bar, le bistrot où Michel avait ses habitudes, lui avait téléphoné. Lorsque Michel avait décroché, il avait entendu « La Marche funèbre » de Chopin. Au bout de quelques notes, Karim, voix sinistre et ton sépulcral, lui avait présenté ses condoléances pour la mort de ses idéaux, avant d’éclater de rire. Michel lui avait raccroché au nez. Et il avait passé le reste de l’après-midi dans son garage, à fouiller dans de grands cartons qui contenaient, conservés avec soin, tous les numéros du journal L’Humanité depuis des années, à la recherche d’un exemplaire précis, un hors-série qui racontait avec lyrisme les heures glorieuses du Front populaire. Au bout de trois heures de recherche frénétique, il avait fini par le déterrer, ce numéro, et l’avait relu in extenso, ce qui lui avait permis de passer une nuit apaisée. Mais voilà que ce matin, tout lui revenait en pleine figure, à cause de cette satanée chanson.
Tandis qu’il buvait son deuxième bol de café et qu’il tentait par la même occasion de ravaler sa mauvaise humeur, Michel se dit qu’il devrait peut-être mettre de l’eau dans son vin, de temps en temps. C’était décidé, il allait lâcher du lest. Un peu. Sur ces entrefaites, son téléphone retentit.
– Bonjour papa. Je suppose que je ne te réveille pas. Toujours levé à sept heures, même le dimanche, n’est-ce pas ? – Oui, ma fille. Qu’est-ce que tu veux, ce n’est pas à mon âge que je vais changer mes habitudes. Par contre, ça m’étonne que tu m’appelles si tôt. – C’est Solange qui m’a tirée du lit, pour me demander « maman, c’est quand mon anniversaire, déjà? ». C’est la troisième fois qu’elle me pose la question depuis la semaine dernière. Apparemment, ça la travaille, elle a hâte d’avoir cinq ans. Du coup, j’ai envie de marquer le coup et d’organiser un week-end quelque part pour fêter ça, mi-septembre. Et je me suis dit que ce serait bien si tu nous accompagnais. Je suis sûre que Solange serait ravie. – Bonne idée ! Tu as pensé à une destination précise ? – Eh bien, je me disais que le Puy du Fou, ce serait bien, pour elle, non ?
Michel déglutit et tenta d’adopter un ton de voix doucereux – mets de l’eau dans ton vin, Michel, lâche du lest, on a dit –, mais qui cachait mal l’indignation qu’il sentait monter en lui :
– Tu sais, le Puy du Fou, ça a été créé par Philippe de Villiers, alors, moi… – Ah oui, c’est vrai, je comprends. Sinon, j’ai pensé aussi à Vulcania, dans le Puy de Dôme. Les volcans, ça pourrait être sympa, non ? – Mais Vulcania, c’est Giscard, s’égosilla Michel. – Bon. Mince, alors, c’était les deux idées que j’avais. – On pourrait passer le week-end à Paris, peut-être… – Génial, je n’y avais pas pensé. On l’emmènerait à Euro Disney…
Cette fois-ci, Michel ne put contenir sa fureur :
– Ah ça non, tu ne me feras pas mettre un pied chez ces chantres du capitalisme sauvage. Euro Disney, ma fille, non, non, non, trois fois non. Tu te rends compte de ce que tu me proposes ? – Le parc Astérix, alors ? – Cet éloge nauséabond du chauvinisme le plus détestable ? Nos ancêtres les Gaulois et tout le tralala ? Je suis internationaliste, je te le rappelle, je déteste tout ce qui peut avoir un rapport quelconque avec ce nationalisme abject. Tu n’as qu’à me proposer d’aller voir un concert de Sardou, tant que tu y es… – Mais que vient faire Sardou là-dedans, papa ? Il y a des fois où je ne te suis pas, tu sais. Tu pensais à quoi, en me proposant Paris, alors ?
Michel laissa quelques secondes s’écouler, le temps pour lui d’avaler une gorgée de café et de faire taire sa colère.
– Eh bien, on pourrait aller voir la pyramide du Louvre et aller faire un tour à la fête de l’Humanité. C’est justement mi-septembre, ça tombe bien. Ça lui ferait du bien, à Solange, d’éveiller un peu sa conscience politique, non ? – À cinq ans ? C’est un peu tôt, non ? Écoute, papa, je te rappelle, d’accord ? On en reparle.
Lorsqu’il raccrocha le combiné, Michel se dit qu’il y avait peu de chance pour qu’il passât ce week-end avec sa petite fille, au final. Pourtant, il venait de faire une concession : en effet, il était communiste depuis son adolescence, il avait commencé à militer au Parti à une époque où c’était à la mode, à la fois dans le monde ouvrier et dans l’intelligentsia. La mode avait changé – bien des ouvriers votaient désormais Front National, quant aux intellectuels célèbres, ils aimaient surtout promener leur ego sur les plateaux de télévision –, lui non. Son positionnement n’avait pas varié d’un iota. Alors, proposer la pyramide du Louvre, c’était déjà un bel effort : Mitterrand, ce n’était pas tout à fait sa gauche à lui. Mais le Puy du Fou, Vulcania, Euro Disney, Astérix, impossible ! Elle ne pouvait pas lui demander cela. Il avait des principes sur lesquels il ne pouvait pas s’asseoir.
Il se leva de sa chaise, posa son bol de café, vide à présent, dans l’évier, et se rendit dans la salle de bain en maugréant. Heureusement, son regard se posa sur le poster de Jaurès, collé, sur les carreaux, juste à côté du miroir. Il cessa de grommeler, adressa un sourire au grand homme, ôta son pyjama, enjamba le rebord de la baignoire et saisit le pommeau de douche. Lorsque les premiers jets d’eau parcoururent son corps encore peu atteint par les stigmates de l’âge, il entonna d’une voix convaincue, et assez fausse, « c’est la lutte… ».
Pendant cet intermède musical, quelques mots encore à propos de Michel : tout était politique, pour lui, même les choses les plus anodines, celles qui rythmaient le quotidien. Par exemple, il refusait de sacrifier à la tradition de la fête des mères, car elle avait été instituée par Pétain. Alors Michel téléphonait à sa mère le lendemain ou la veille, jamais le jour même. Cet acte de résistance n’avait cessé qu’à la mort de celle-ci. Autre chose : il s’était acheté un GPS une dizaine d’années auparavant, qu’il utilisait rarement, car il ne quittait pas souvent la ville. Mais lorsqu’il s’en servait, et qu’il entendait la voix féminine lui dire avec douceur « tournez à droite », il lui rétorquait « andouille » – mais pas « saloperie de fasciste » car il était plus courtois avec les femmes qu’avec les hommes, vieux vestige d’une éducation patriarcale – et continuait tout droit. Et quand il regardait un match de football, il encourageait les deux équipes, au nom de la fraternité entre les peuples. Il avait essayé de lancer une pétition afin qu’on remplaçât les chants nationaux par un seul hymne, avant les matches : l’Internationale, que tous les joueurs devraient répéter en levant le poing. Il n’avait pas recueilli beaucoup de signatures, mais il l’avait envoyée à la FIFA pour que sa proposition fût examinée par les plus hautes instances du football international. C’était il y a deux ans. Il attendait la réponse. Il ne doutait pas qu’il allait en recevoir une.
Parfois même, il agissait dans sa vie personnelle en dépit de ses intérêts, lorsque ceux-ci contrevenaient à ses convictions : par exemple, dans les années soixante-dix, alors qu’il était étudiant et qu’il cherchait un studio à louer à Paris, on lui en avait proposé un, lumineux, ergonomique, meublé avec goût et surtout dont le loyer était largement en-dessous du prix du marché. Il avait décliné l’offre, sous prétexte qu’il était situé avenue du général de Gaulle, et il avait préféré s’installer dans un taudis insalubre, avec des toilettes sur le palier et un chauffe-eau qui tombait en panne une fois par mois avec une régularité d’horloger, mais qui avait le grand avantage de se trouver à Montrouge.
Et ses viscères s’exprimaient aussi dans sa vie professionnelle : à la médiathèque se trouvaient, côte à côte, deux machines à café ; il mettait toujours ses pièces dans celle de gauche, en prétendant que le café avait meilleur goût que dans l’autre. Pourtant, les deux machines étaient rigoureusement identiques. Et quand il était chargé de remplacer les propositions de lecture, sur la devanture, à côté de l’entrée, il choisissait systématiquement des romans de Zola et des recueils d’Aragon ou d’Éluard ; il allait même jusqu’à manipuler l’ordre alphabétique, dans les rayons, en intervertissant, par exemple, les ouvrages de Barrès et ceux de Bernanos : Barrès se retrouvait au rayon « Be », tandis que Bernanos prenait place sur celui du dessus, « Ba ». Ainsi, se disait-il, j’attrape à la fois les amateurs de l’un et de l’autre, deux beaux enfoirés de fascistes. Quant aux ouvrages de Maurras, il les retournait dans le mauvais sens, du côté des pages et non de la tranche, comme cela, personne ne voyait ni le nom de l’auteur, ni le titre des livres. Parce que quand même, le fondateur de l’Action française dans une médiathèque municipale, quelle honte, pensait-il. Tout le monde connaissait ses manies, mais tout le monde laissait faire. Il y en avait même qui les trouvaient touchantes. Tant d’abnégation dans le combat politique, y compris dans les petites choses, cela forçait l’admiration de certains.
À présent douché et habillé, Michel traversa le corridor, où trônaient tous les trente-trois tours de Jean Ferrat, sur l’étagère, à côté de l’entrée. Il ne les écoutait plus, d’abord parce qu’il n’avait plus de tourne-disque depuis longtemps – il était communiste, mais pas figé dans le passé –, ensuite parce qu’il n’aimait ni la voix ni les mélodies de Ferrat. Mais Ferrat, c’était la gauche, la vraie, sans compromis ni compromission. Alors il laissait tous ses albums bien en évidence, soigneusement rangés dans l’ordre chronologique de sortie. Après leur avoir jeté un regard attendri, il sortit, ne ferma pas à clé, car il était, bien sûr, contre la propriété privée, et s’installa au volant de sa Clio. Il était fidèle à Renault par nostalgie du temps où il s’agissait d’une entreprise publique.
Soudain, au croisement entre la rue Léon Blum – qu’il prenait souvent – et le boulevard Léon Bloy – qu’il n’empruntait jamais –, il vit une voiture arriver sur sa droite, lui grilla, par principe, la priorité, en accélérant d’un coup sec. Le conducteur adverse fut obligé de freiner brusquement ; il klaxonna d’une main et brandit en même temps le majeur de l’autre main, ce qui lui fit faire un écart car il ne lui restait plus aucune main pour tenir le volant. Michel rétorqua « saloperie de fasciste », à travers la vitre ouverte. Après cet échange de politesses, chacun reprit son chemin comme si de rien n’était.
Lorsqu’il arriva au Carem’bar, quelques minutes plus tard, il fut accueilli par les habitués du dimanche matin à coup de « ça avance cette révolution ? », « ça y est, tu la connais, la date du grand soir ? », « c’est quand, les lendemains qui chantent ? » et, plus sobrement, « salut, le gauchiste ». Michel n’aimait pas qu’on le surnomme comme cela, mais il ne répliquait plus rien depuis l’année d’avant. En effet, il avait tenté d’expliquer à Lucien, avec qui il avait souvent des discussions passionnées, à défaut d’être passionnantes pour ceux qui écoutaient, qu’il y avait une connotation péjorative de la part de ceux qui employaient ce mot pour désigner les gens de gauche comme lui, ceux qui incarnaient la vraie gauche, hein, pas celle qui s’était convertie au libéralisme en 1983. Lucien lui avait demandé comment il voulait qu’on l’appelle, alors. Michel avait répondu qu’on pouvait dire le communiste, que cela ne le gênait pas, que cela faisait bien quarante qu’il était membre de ce parti, qu’il en était fier et qu’au moins Lucien serait ainsi plus proche de la vérité. Alors Lucien, qui s’était enfilé un certain nombre de bières, avait libéré sa parole, l’alcool désinhibait, c’était connu, et il avait accusé Michel d’être stalinien, et donc complice des millions de morts au goulag. Michel, qui avait trop bu lui aussi, n’avait pas songé à faire autre chose qu’à lui mettre son poing dans la figure. L’autre avait rétorqué, et les habitués avaient dû s’y mettre à quatre ou cinq, le patron y compris, pour les séparer. Depuis ce jour, Michel trouvait donc plus sage de ne plus rien répliquer quand on lui disait « salut, le gauchiste ».
Il commanda un café, qu’il but au comptoir, comme d’habitude. Lucien et Karim le lancèrent sur la politique et la discussion s’anima aussitôt. Chacun trouva vite son positionnement ordinaire : à Michel l’éternel couplet sur les affres du capitalisme, aux autres les objections sur le dogmatisme et le caractère utopique de ses convictions. Mais tout à coup, Michel interrompit sa logorrhée sur la poignée d’actionnaires multimilliardaires qui s’enrichissaient sur le dos des humbles travailleurs, et s’écria :
– Coupe-moi ça, bon sang, Karim !
Le patron resta interdit l’espace de deux secondes, avant de comprendre ce que désignait Michel, le bras tendu en direction de la radio, branchée sur Nostalgie. Il baissa le volume et dit :
– Ah oui, je n’avais pas fait attention que c’était du Sardou. Mais quand même, tu pourrais être un peu moins…
Michel ne lui laissa pas le loisir de terminer sa phrase :
– En plus, c’est cette satanée chanson qui m’a réveillé ce matin ! J’ai beau essayer de me l’enlever de la tête, j’ai le refrain qui me harcèle depuis que je suis debout. Saloperie de fasciste ! – En tout cas, tu as le sang chaud, on dirait un Sarde... ou un Corse.
Karim répéta fièrement son jeu de mots, puis le ponctua d’un rire bien sonore, afin que personne ne le manquât. Tout le monde s’esclaffa, sauf Michel, qui n’apprécia que peu le trait d’esprit de comptoir ; mais il opta pour une absence de riposte – lâche du lest, se répéta-t-il, mets de l’eau, etc. – et décida de couper court :
– Je vais faire mon devoir. N’oubliez pas de faire le vôtre, les gars. Et votez bien, surtout, hein ! Pas de blague, une fois que vous serez dans l’isoloir. Vous ne voulez quand même pas cinq ans de droite de plus ? – Ne t’inquiète pas. Salut, le gauchiste !
Michel se rendit à pied jusqu’au bureau de vote, situé à trois pâtés de maison du café. Une fois à l’intérieur, il saisit l’enveloppe, ainsi que les deux bulletins, ceux des deux candidats arrivés en tête quinze jours auparavant, lors du premier tour : Hollande et Sarkozy. Les consignes du PCF étaient on ne peut plus claires : il fallait voter pour l’homme de la synthèse afin de se débarrasser une fois pour toutes de l’affreux Sarkozy. S’il s’était écouté, Michel n’aurait pris que le bulletin Hollande, car toucher le papier où était inscrit le nom de celui qui voulait nettoyer les banlieues au karcher lui donnait de l’urticaire. Mais il était discipliné, il savait que c’était la règle, alors allons-y, prenons les deux. D’un pas ferme, il se rendit dans l’isoloir, ferma le rideau en sifflotant, se rendit compte qu’il venait d’entonner le refrain de « Dix ans plus tôt », pesta contre lui-même, contre son radio-réveil et contre le Carem’bar, glissa un bulletin dans l’enveloppe, l’autre dans sa poche, sortit, se plia à la paperasse administrative, émargea, mit son bulletin dans l’urne. Voilà, une bonne chose de faite. Après avoir salué les assesseurs, il quitta le bureau de vote.
Dehors, il huma l’air printanier avec la satisfaction du devoir accompli, puis mit la main à sa poche pour en sortir son paquet de cigarettes. Un bout de papier à moitié froissé tomba. Il le ramassa, jeta un bref regard dessus, chercha des yeux une poubelle. Il y en avait une juste en face. Mais alors qu’il traversait la rue, il fronça les sourcils, comme assailli par un doute affreux, et défroissa le papier. Sur celui-ci était écrit, en lettres capitales : François Hollande. Michel se figea au beau milieu de la route. Puis il hurla : « Maudit Sardou ! Saloperie de fasciste ! ».
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