Miroir sapeur, miroir ça fait peur !
L’Autre est mon miroir ? Aliquidit pro aliquo…
Un missionnaire voulut un jour honorer une reine aborigène et décida de lui offrir un miroir. Elle n’avait jamais vu de sa vie un si bel objet. Lorsqu’elle le prit en main et le porta à son visage, elle crut apercevoir l’image de sa grand-mère. Elle lui demanda aussitôt par quelle magie le missionnaire l’avait fait apparaître ? Elle était loin de se douter qu’elle avait simplement vu le reflet de son propre visage. Tous ses courtisans lui répétaient combien elle était resplendissante de beauté et de jeunesse ! Le miroir lui avait offert la vérité, mais elle n’y prêtait déjà plus vraiment attention…
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Quand il entra dans la petite pièce, une odeur rance indéfinissable et presque suffocante le prit à la gorge, qu’il ignora par habitude.
Il était en retard et un Sapeur ne pouvait en aucun cas se permettre un manquement à l’étiquette et au rendez-vous.
Il portait dans sa main un large rétroviseur qu’un Shégué lui avait peu avant remis en bas de la rue contre quelques pièces de monnaie. Avec horreur, il repensa au sien qui la veille lui avait échappé des mains pour tomber dans l’évier en se brisant en plusieurs morceaux. Il en avait tout de même conservé les plus grands afin de pouvoir les coller ensemble, ajustés bord à bord sur le mur du salon, où il avait pris l‘habitude de s’habiller, de se coiffer et de se maquiller.
Un Sapeur sans miroir est chose impensable. C‘est dans le reflet que l‘homme se réalise et grandit, qu‘il se dépasse et se surpasse, qu’il s‘assume en s’extirpant de sa condition humaine, et qu’il fait l‘admiration de tous en brillant comme le héros d’une saga poétique extraordinaire. Il se voyait déjà un jour roi de Kinshasa…
J’ai brûlé tous mes habits, nu devant mon miroir, j’ai craché en direction de mon reflet sobre et terne mais je suis libre…
Yosefu Mulongo, dit Nkoyi le lion édenté, pratiquait la sapologie depuis ses vingt-deux ans. Il appartenait donc à la SAPE, la société des ambianceurs et des personnes élégantes, un mouvement social qui depuis les années Trente, aussi bien à Brazzaville qu’à Kinshasa, copiait l‘élégance en matière de style et de manière des dandys de la période coloniale. Il se refusait toutefois de se définir par une appartenance à une quelconque mouvance. Bien sûr, il avait adopté les codes classiques du dandysme, tels que décrits par Ley Mamadou. Mais il était convaincu d’être un esprit libre, dont la mission était de transformer le Congo.
Selon lui, un Sapeur se devait en premier lieu d‘être un dandy et de représenter l‘ultime élégance en toute circonstance, défiant ainsi l‘extrême pauvreté de la banlieue kinoise. Mais il aimait cette forme de liberté un peu rebelle et affichée qu‘il exprimait par le port de couleurs parfois criardes. Il appréciait aussi la compétition avec ses pairs et, plus particulièrement, ce qu‘il considérait comme son rôle et sa fonction sociale dans le quartier. Beaucoup l‘admiraient, subjugués par le côté irréel de ses apparitions publiques dans un monde de crasse et de misère. Certains le détestaient d’ailleurs pour les mêmes raisons.
Nkoyi n’était pas grand de taille. D’un râble épais, il avait la silhouette courtaude et trapue des paysans Pembe. Son ventre rond et dilaté qu’il peinait à dissimuler lui donnait une apparence presque joviale et assurée. Il venait juste de dépasser la quarantaine, un âge qu’il assumait parfaitement. Les traits épais de son visage révélaient toute la beauté des hommes congoïdes. Il avait les lèvres charnues parfaitement dessinées qui, soudées dans un sourire de jeune premier, recouvraient et cachaient une canine manquante. C’est d’ailleurs certainement pour cela qu’on l’avait surnommé dans le quartier et au sein de la SAPE le Nkoyi, le Lion édenté.
Il aimait fumer de gros cigares et expulser longuement la fumée par cet orifice buccal. Son nez très court ne faisait apparaître que son lobule, c’est-à-dire sa partie basse avec de larges ailes. L‘arête et la racine, en revanche, disparaissaient dans le visage, ce qui rendait ainsi à la fois la glabelle beaucoup plus proéminente, sa face plus plate et enfin les yeux très écartés l‘un de l‘autre. Ses pommettes hautes et saillantes sculptaient la forme musclée de ses traits, en donnant un aspect gonflé à la fois à sa bouche et à ses arcades sourcilières, tout en creusant ses joues pourtant bien en chair. Enfin, son front court et dégarni était surmonté d‘une épaisse coiffure noire et crépue, parfaitement stylisée et élaborée pour accueillir un couvre-chef de type Borsalino au choix en paille ou en feutrine. Son seul souci était la difficulté qu’il éprouvait à porter des lunettes en l’absence de soutien au niveau du nez. Celles-ci avaient tendance à glisser pour reposer sur la pointe nasale. Et les lunettes ne font-elles pas partie de ces objets qui détiennent un pouvoir transfiguratif, capable de révéler les pensées des esprits.
Nkoyi aimait déjà ce nouveau miroir quasi rectangulaire qui présentait une partie légèrement convexe et pouvait ainsi offrir une vision plus panoramique. En deux enjambées, il rejoignit le milieu de la pièce, puis un instant s’arrêta face à la fenêtre pour l’essayer. En bonne position, tenu à pleine main et légèrement surélevé, il parvenait à se voir presque intégralement de la tête aux pieds. Il apprécia ce confort nouveau et émit un grognement de plaisir non sans jeter un coup d’œil aux éclats déchus de l’ancien miroir.
Il avait rendez-vous à 17 h 00 avec deux autres confrères et n’avait donc que deux heures pour se préparer. Il savait parfaitement ce qu‘il lui restait à faire…
Il vivait à Bandalungwa, appelé plutôt Bandal, dans le quartier Makelele non loin de l‘avenue Kasavubu. Celle-ci avait été l’une des premières routes de Kinshasa à avoir été asphaltée et portait à l’origine le nom de Prince Baudouin. Depuis cette époque, les Kinois pensent important que toute route bitumée doit s’appeler „Prince“. Avec l’arrivée des Chinois, les choses s’étaient un peu emballées.
Nkoyi y partageait avec un ami d‘enfance une toute petite maison qui consistait en deux pièces surmontées d’un toit de tôle et coincées entre des murs d’enceinte. Par bonheur, il vivait dans la chambre dont l’entrée donnait sur la route, lui offrant ainsi plus de lumière.
Il posa le rétroviseur sur la table et s’approcha d’une série de valises empilées les unes sur les autres. Elles étaient toutes de couleur différente mais de taille identique. Avec soin, il les déposa les unes à côté des autres le long du mur, en ouvrit tous les couvercles puis fit un pas en arrière pour réfléchir. En jetant un regard autour de lui, il se rendit compte qu’il était entouré de toutes sortes de vêtements : des costumes et des chemises de marque sur des dizaines de cintres alignés comme des soldats au garde-à-vous adossés aux murs défraîchis. Une rangée de chaussures en cuir encadrée de deux gros cabas en plastique, l’un débordant de sous-vêtements et de chaussettes et l’autre rempli à ras bord de classiques cravates en soie, trônait sur un petit étal posé au ras du sol. Le tout ressemblait définitivement plus à une friperie africaine qu’à un magasin de fringues de luxe.
Il appréciait tout particulièrement ce moment d’intense réflexion pendant lequel il passait en revue dans sa tête les différentes options et combinaisons d’habits possibles qui s’offraient à lui. Il s’était déjà changé à deux reprises depuis l’heure du lever au petit matin, une fois pour sortir de chez sa femme, qui habitait avec ses trois enfants quelques pâtés de maison plus loin, et une seconde fois pour s’asseoir dans la courette et deviser avec quelques voisins venus lui rendre visite.
Dans ces moments de sortie ses goûts étaient précieux et le raffinement vestimentaire était celui d’un parfait dandy qu’une pointe d’extravagance venait pimenter.
Nkoyi détestait trois choses dans la vie : la misère, la violence, le Mundele. Celles-ci l’avaient toutes construit, chacune à sa manière. Il était né dans une de ces nombreuses familles miséreuses de Bandundu, où il avait grandi avec sa mère et ses deux autres frères. Il était le plus âgé et n’avait jamais connu son père. À la maison, il n’y avait pas tous les jours de quoi manger. Sa mère avait un petit commerce au marché local où elle vendait des fripes rapportées de la capitale. Parfois, enfant, il l’avait accompagnée jusqu’à son petit stand pour l’aider à porter les deux grands sacs d’habits féminins qu’elle peinait à écouler.
La misère, il l’avait côtoyée. La misère, il l’avait détestée…
Il avait compris que la révélation de la misère en soi pouvait souvent suffire pour engendrer la violence sociale.
Comme pour beaucoup au Congo, le Mundele est resté comme une tache indélébile sur l’Afrique noire… mais bariolée !
Vers ses dix-neuf ans, sans aucune perspective de travail, il décida, comme beaucoup d’autres, de laisser derrière lui Bandundu et sa famille pour tenter sa chance à Kin la Belle. Et de la chance il en eut puisqu’à peine le pied posé dans la capitale, il trouva un petit emploi de gardien grâce à un oncle déjà installé depuis plusieurs décades. Ce dernier vivait dans un quartier assez éloigné du centre-ville où il travaillait presque tous les jours de la semaine. C’était un homme cultivé, d’une autre génération, de celle qui avait connu les coutumes ancestrales, le temps des colonies et surtout la naissance du dandysme congolais. Nkoyi se souvenait souvent de ces discussions qui influencèrent tant sa vie. Très vite il ne jura plus que par ces couleurs vives et sublimées qui lui donnaient la vie en le métamorphosant.
Avec ses premiers revenus il commença à chiner et à s’endetter, car la richesse d’un vrai Sapeur est toujours sa garde-robe.
Comme tous les jours de la semaine, tel un rituel bien huilé, il s’était placé stratégiquement à la façon d’un chef d’orchestre au centre de la pièce, face aux valises débordantes de couleurs toutes plus fébriles et chatoyantes les unes que les autres, et s’apprêtait une nouvelle fois à sa métamorphose. Son visage transfiguré exprimait une décente jubilation presque naïve qu’il semblait avoir du mal à contenir.
La lumière encore forte de l’après-midi jetait à travers la fenêtre et la porte entrouverte un éclairage diffus et plein d’ombre et de mystère sur les murs gris ocre. C’était dans un silence à peine troublé par les bruits du dehors qu’il allait vivre ses aspirations à être celui qu’il était réellement, l’autre qui lui rendait sa dignité d’homme éclairé et avancé.
Nkoyi était convaincu que les miroirs qu’il possédait détenaient le pouvoir magique de transformer les images et donc de métamorphoser les êtres et les choses au travers de leurs images. Il savourait par avance son changement d’apparence, sorte de transmutation génétique et spirituelle, à laquelle il s’accomplirait en intelligence, éloquence et doté d’une gestuel pleine de faste, de couleurs luxueuses et généreuses, pour rayonner et façonner le monde autour de lui.
D’une certaine manière, dès l’instant où son regard croisait celui renvoyé par le miroir, il se sentait instantanément ébloui et envahi par une énergie lumineuse ainsi que littéralement frappé au corps par toute la puissance dégagée par les images reflétées. Son cœur se mettait alors à battre avec pleine vigueur, comme un moteur qui se relance.
« C’est vraiment de la sorcellerie », pensa-t-il tout haut, en allant placer son nouveau miroir sur une espèce de petite table accolée au mur opposé. Il ne le perdit pas de vue et admira brièvement son reflet convexe aux vifs éclats, qui donnait l’impression d’une petite ouverture symbolique et mystique dans le mur aveugle.
De retour au cœur de la pièce, le rituel se perpétua. Il se mit à réfléchir, immobile et, dans un silence processionnel, passa méticuleusement en revue dans sa tête, à la façon d’une check-list avec :
– Un, les conditions météorologiques du moment et pour les six heures à venir, – Deux, l’état précis de l’itinéraire qu’il allait devoir emprunter pour se rendre à son rendez-vous, – Trois, les passants et badauds qu’il ne manquerait pas de croiser et avec lesquels il aurait à échanger, ou non selon les circonstances, – Quatre, ses concurrents de la SAPE avec lesquels il avait prévu de défiler sur le boulevard, – Cinq, et surtout, certainement le plus important, les couleurs qui feraient l’ÉQUILIBRE de la journée.
Nous portons le masque qui grimace et ment. Il cache nos joues et couvre nos yeux, cette dette que nous payons à la ruse humaine.
Nkoyi était un homme soigné et soucieux du détail.
Il retira la chemise légèrement froissée et défraîchie, celle des moments intimes dans sa chambre et la déposa sur le dos d’une chaise qu’il avait placée derrière lui. Le torse nu, il fit alors un pas à droite vers un alignement de plusieurs dizaines de chemises précautionneusement suspendues sur de fins cintres en métal eux-mêmes accrochés à ce qui ressemblait à un vieux manche à balai chinois fixé Dieu sait comment au mur. L’ensemble bien serré et ordonné devait avoir une largeur d’environ un mètre. Il esquissa un geste de la main pour attraper un peignoir Pierre Cardin 100 % coton cardé vivant de couleur chocolat consistance mousse d’Islande reposante, puis se ravisa aussitôt. Il n’avait plus le temps…
À la place, il farfouilla au milieu des chemises à la recherche de la plus audacieuse, celle dont le meilleur goût alliait charme excentrique et élégance éclectique. Il extirpa rapidement l’incontournable de la collection, une chemise Pierre Cardin en marie popeline rose de pousse de jeune bambou, retroussée au col rond club des neiges du Mont Blanc aux contrastes de l’immaculée conception, de style « casual chic », coupe cintrée aux courbures de félin, dotée poignets simples et à rayures rouge clair en Oxford.
Tel un griot ou un She-karisi, Nkoyi aimait tout particulièrement vanter à haute voix et avec une pompeuse majesté les vêtements qu’il portait. La SAPE avait son propre langage et les Sapeurs se devaient de cultiver un beau parlé en harmonie avec leur bien porté. Tout devait rimer dans le ton de l’élégance dernier cri : couleurs, verbe, allure… équilibre… !
Il s’écoutait ainsi annoncer solennellement l’apparition du Ma-Onko ou Makoko de la SAPE. Il se sentait confiant dans sa tête and il prenait son rôle très au sérieux.
À bras tendus, il inspecta minutieusement la chemise sous toutes les coutures. Il cherchait la moindre tache, les éventuels accrocs et trous de mite. Il vérifia également que les plis avaient conservé leur structure ordonnée. Il la retourna plusieurs fois de suite et la plaça même à contre-jour pour s’assurer qu’il n’y avait aucune imperfection. Il repassait généralement lui-même ses chemises avant de les suspendre.
Rien à redire cette fois encore… Il enfila tout d’abord un débardeur blanc saillant et s’aspergea abondamment d’un déodorant antitranspirant 24 heures à l’aide d’un « Spray » qui lui enveloppa le haut du corps dans une sorte de fine bruine évanescente, au point de ne plus laisser apparaître que le haut de sa tête. « Sapeur, tu adopteras une hygiène vestimentaire et corporelle très rigoureuse », ordonne le Codex de sapologie. Il détestait cette négligence qui n’était pas sans lui rappeler la vie quotidienne kinoise. Une négligence faite de poussière, de saleté ambiante et d’abandon de soi.
Sans attendre la dissipation des volutes, il revêtit la chemise et commença à la boutonner non sans difficulté de bas en haut. Elle le serrait un peu et était devenue encore plus moulante, en particulier au niveau des aisselles, à la façon d’un justaucorps ou d’un corset. Les rayures verticales n’affinaient que très partiellement sa silhouette, quelques bourrelets au ventre rendaient en effet un effet contraire. Mais il restait pleinement confiant en son image qui semblait l’affiner et l’allonger.
Nkoyi commençait déjà à ressentir la force et la magie de la SAPE. À chaque étape de sa mutation, il jetait un coup d’œil à son reflet à la recherche d’une sorte d’approbation tacite. Il imaginait que chaque éclat de lumière réfléchi par le rétroviseur était un encouragement de plus. Il était pleinement satisfait de cette symbiose qui s’était formée avec son propre reflet. Son cœur se gonflait, son pouls s’accélérait, sa langue se déliait, sa peau se tendait, sa tête bouillonnait d’extase. Il muait…
La chrysalide est la nymphe des papillons. Sa dernière mue la transforme en imago et le papillon porte alors le masque mortuaire…
La SAPE, c’est bien paraître…
« Na zando ya ba soso, mpese atulaka te. » Au marché des poules, le cancrelat ne manque pas d'acheteur, pensa-t-il. Il aimait les proverbes congolais qui ressemblaient tout à la fois à des aphorismes, des préceptes et des maximes. Il appréciait l’élégance vétuste des mots et des formules qui paraient de vérité, de sagesse et de couleur la médiocrité quotidienne.
Ils lui donnaient l’assurance et l’élégance du beau parler qui se devait d’accompagner en harmonie et en complément sa tenue vestimentaire et sa gestuelle. Un proverbe ne se contredit pas en Afrique, il s’impose comme un jugement populaire. Et le parler dandy est tout un art avec son vocabulaire d’extravagance, d’insolence ridicule et de fatuité mais aussi d’alchimie.
Une joie intérieure peu à peu le transcendait à mesure que la métamorphose opérait. Il se sentait investi et animé d’une puissante énergie sacrée qu’un Nkisi protecteur aurait déversée sur lui.
Il était ainsi convaincu que son nouveau petit miroir était doté d’un pouvoir de transfiguration qu’un esprit magique utilisait pour le changer à souhait en la personne qu’il est en réalité, libérant ainsi sa vraie nature et révélant sa face cachée, invisible dans un temps plus que présent.
« Grâce à lui donc », pensait-il, il retrouvait celui qu’il était en réalité et devait être : le roi de la Sape, prince des habits, marquis des couleurs, mannequin suprême du luxe… Un roi, quoi !!! et pas n’importe lequel.
– « Nzete ata ewumeli na mayi ekobongwana ngando te ! » Un tronc d'arbre a beau rester dans l'eau, il ne deviendra jamais un crocodile, lâcha-t-il.
Puis d’ajouter d’un air d’autosuffisance narcissique…
– « Naza mobali pe ya nguya ezali bosolo. Kitoko ezalaka na minere te. Po minene ebongi to tika yango ya solo epa ya batu oyo baza na eloko te, soki oza minene te seke oyebi mosala nayo malamu malamu ! » Je suis bel homme et beau gosse. C’est ça la vérité absolue. La beauté ne souffre aucune modestie ; la modestie, il faut vraiment la laisser aux gens qui ne sont pas sérieux. Si tu es modeste c’est que tu ne maîtrises pas l’art pour lequel tu es en train de discourir !
Il décrocha non sans peine son regard du rétroviseur. Il était déjà 15 h 35, l’heure tournait et il réalisa soudain qu’il lui restait peu de temps pour se préparer.
À l’extérieur la chaleur du jour était devenue moins accablante et les voix de la rue étaient soudain devenues plus bruyantes. Un souffle de vent fit légèrement gonfler dans l’embrasement de la porte l’étoffe qui servait parfois de rideau de porte. Avec un très léger retard Nkozi en ressentit la fraîcheur très passagère sur son cou.
Il s’approcha sans plus tarder des vestes suspendues sur leurs cintres et ordonnées les unes contre les autres et glissa sa main entre elles pour les écarter légèrement et faire son choix du jour. La plupart étaient de couleurs vives et chaudes. Il appréciait tout particulièrement le toucher des tissus dans ces moments.
Après quelques hésitations, Nkoyi opta pour une veste Grassano Navy Blue Slim Fit Peak Lapel Tuxedo de couleur bleu pétrole. Sa texture était à la fois épaisse et soyeuse. Le tissu semblait être tout simplement tressé avec un relief presque ondulé. En fait, il l’avait achetée parce qu’elle lui faisait penser à l’océan et au rythme des vagues. C’est pourquoi il avait décidé de l’appeler la « Grassano grand froufrou fait à effet de manches, giratoire et envoûtante comme le matoke au gingembre, teintée à l’écume nacrée de l’océan, aux manches atlantiques et au revers charismatique ». Ainsi, avait-il la sensation de surfer sur un océan qu’il n’avait jamais vu. Mais qu’importe ! Il lui suffisait d’y croire.
« C’est vraiment la grande classe ! » pensa-t-il, en la séparant de son cintre pour la poser bien à plat sur une chaise encore vide. Elle garantissait l’équilibre de l’élégance à elle seule. Pendant un instant, il la choya du regard, avec un sourire qui lui allait droit au cœur.
Le premier commandement de la sapologie lui revint aussitôt en mémoire : « Tu saperas sur terre avec les humains et au ciel avec ton Dieu créateur. »
Il en était certain, il venait d’atteindre le ciel des Sapeurs et côtoyait déjà le Créateur !
La tricologie, c’est l’art de ne pas dépasser les trois couleurs quand on s’habille. Très naturellement, il déclama tout haut en français, le quatrième commandement, comme pour semoncer :
– Les voies de la sapologie sont impénétrables à tout sapologue ne connaissant pas la règle de trois, la trilogie des couleurs achevées et inachevées.
Avec le bleu pétrole de la veste, il aimait associer la couleur rose. Un ami sapeur lui avait dit un jour que le contraste du clair-obscur mettait en valeur l’effet de la lumière sur les volumes en leur donnant plus de relief.
Pour sa part, il aimait tout simplement le rose, synonyme de grande et douce élégance, en raison peut-être de sa capacité de se marier avec toutes les autres couleurs.
Il lui manquait toutefois encore une troisième couleur. C’était celle du pantalon, élément aussi essentiel qu’indispensable de l’élégance du Sapeur.
Nkoyi avait toujours eu une préférence pour les pantalons de couleur rouge. Il ne pouvait pas se l’expliquer. Ça allait du rouge vif coquelicot au rouge grenat en passant par le rouge pourpre ou le rouge amarante.
C’était un peu comme les petites filles qui ne rêvent que de robes rose bonbon tandis que les garçons adoptent le bleu pour ne pas ressembler aux filles jugées trop mièvres.
De cette couleur il en appréciait le contraste presque masochiste entre chaleur et douceur, brûlure et joie, qui s’en dégageait, ainsi que la sensation de luxe suprême et audacieux, tout à la fois moderne et classique, puissant et dangereux.
Le rouge est la couleur des passionnés, celle de ceux qui osent vivre l’amour et le sang ! D’ailleurs le sang n’était-il pas la couleur des vertébrés et les Sapeurs n’étaient-ils pas des vertébrés et des humains au sang chaud ? Ce n’est d’ailleurs ni noir, ni blanc. Le rouge ne représentait-il pas la couleur humaine ? Il scanda à voix basse et pour mémoire le septième commandement de la SAPE : « Tu ne seras ni tribaliste, ni nationaliste, ni raciste, ni discriminatoire ! »
Les pantalons se trouvaient tous suspendus la tête en bas, au garde-à-vous, dans une sorte d’armoire faite de planches en bois mal assorties et sans porte.
La lumière blafarde de l’ampoule et la faible lueur du jour qui filtrait à l’intérieur n’éclairaient que très peu le contenu du meuble.
Cependant, Nkoyi savait très bien le pantalon qu’il recherchait. Celui-ci était toujours rangé en premier sur la gauche. Il eut juste à tendre la main pour le saisir d’une poigne ferme. Il le retira sans attendre du cintre et l’enfila avec précaution pour éviter de casser les plis.
Il savait comment porter un pantalon rouge audace et éviter les fashion faux-pas pour être classe et stylé.
Le secret à connaître : la maîtrise des couleurs !
D’un rouge en satin rouge passion profonde, Rimer les couleurs Coquelicot ortie…
Et donc un pantalon obligé Lacoste chino chic sport d’un rouge en satin rouge passion obscure et profonde en coton stretch puissant pour le symbole du matuvu, coupe ajustée juste au corps avec deux poches italiennes sur le devant et deux poches plaquées à l'arrière en cas de vent debout et dotée d’une fermeture zippée rehaussée d'un bouton logotypé et passants pour ceinture noire troisième dan.
Tout en ajustant la ceinture en peau de queue de crocodile tannée et adoucie à la papaye, il fit un pas en arrière pour se placer juste en face du miroir.
D’un coup d’œil, il jugea que le pantalon était moulant serré à point, même au niveau des parties les plus sensibles, et qu’en dépit de récentes retouches, il lui allait finalement comme une seconde peau.
Le rétroviseur convexe lui restituait une image de pied très satisfaisante et lui rappela les touches de couleur encore manquantes pour une parfaite mutation. Toujours pieds nus, il fit un pas vers la gauche puis vers la droite pour admirer l’harmonie des couleurs.
Puis, d’un fébrile mouvement de hanche, il esquissa quelques gestes de danse à la façon Ya Mado, une main pour faire rentrer l’abdomen, l’autre sur les fesses et ainsi mieux faire ressortir son fessier saillant.
– Ah ! Petit miroir, tu es vraiment magique ! déclama-t-il avec un sourire complice.
D’un grand sac en plastique multicolore, qui était aligné le long du mur à portée de main, il en soutira d’un geste précis des profondeurs une paire de chaussettes de couleur orange cru.
Puis il rapprocha du plafonnier l’unique chaise de la pièce pour s’y asseoir, dégagea ses pieds des claquettes plastique made in China, essuya soigneusement de la main la voûte plantaire de ses pieds pour finalement les enfiler l’une après l’autre, mais pas n’importe comment !
Nkozi avait perçu très tôt le caractère érotique des chaussettes. Il lui était évidemment inconcevable de porter des chaussures sans chaussettes. Pourtant, leur utilité vestimentaire ne lui était jamais apparue comme un fondement sapologique.
Il devait donc y avoir une autre signification latente, un sens caché et mystérieux, presque ésotérique à en porter. On enfile des chaussettes comme on porte une protection qui pourtant protège de bien peu de chose. Celles-ci demeurent masquées, d’une part, dans les chaussures et recouvertes, d’autre part, par le pantalon. Enfin, elles n’ont qu’un rare contact avec le sol…
C’est pourquoi il pensait que seul un plaisir fait de volupté, de satisfaction, de délectation jubilatoire et de régal hédonique avait pu être à l’origine de leur création.
Il les choisissait envoûtantes comme le gingembre et le miel et adoucies à la farine de maïs finition guacamole et les enfilait toujours assis sur une chaise en prenant son temps, en les tirant toujours le plus haut possible, comme un parasoleil pour se protéger de l’ignorance extérieure.
Pour ne pas avoir à fouler le sol de ses chaussettes, il avait eu la précaution d’attraper d’avance au passage une paire de chaussures de marque J.M. Weston, la marque obligée des tapis rouges, des présidents de la République française, les acteurs américains et des Sapeurs du monde entier.
Arrêt sur un pied… ÉQUILIBRE !
Les chaussures sont le soubassement de la maison Claquette chaussette Quipropo ou qui proquo
Il en avait trois paires de cette même marque qui trônaient parmi une dizaine d’autres de marques différentes. En cuir noir, bleu, bordeaux, marron, tressées finesse ou bien mocassin léger, avec talonnette ou semelles plates, elles étaient toute sa fierté.
Elles étaient toutes parfaitement astiquées nickel et semblaient comme neuves, prêtes à défiler.
Freddy Mulongo aurait déclaré un jour que « le tapis vert du Limousin, pays des JMWeston, offrait aux "va-nu-pieds" les caresses vivifiantes de la rosée, à nulles autres pareilles pour stimuler la voûte plantaire et son "cœur lymphatique" dans une intimité fonctionnelle avec la nature ».
Depuis lors, Nkozi considérait le Limousin un peu comme sa terre d’initiation, l’Éden des Sapeurs, une patrie où des vaches de couleur orange, grosses comme des buffles, étaient élevées et bichonnées sur des pelouses d’un vert pomme tendre pour chausser le pied des hommes.
Du tapis vert au tapis rouge : quelle image forte pour vénérer le pied des hommes et surtout des Sapeurs !
Il avait choisi le modèle blabla en bambou fertilisant, chaque pas reboisant l’Amazonie, de chez JMWeston 589 Derby triple semelles hippomobile à la vitesse de la lumière, modèle de ville à lacets de type Richelieu Lou Boutin, à bout fleuri de couleur noire au-dessus rouge en dessous.
C’était sa paire préférée ! Il les chérissait comme sa patrie Congo.
Comme à son habitude, il les admira longuement du bout du regard, le nez quasi collé dessus, cherchant, sur le cuir noir ciré brillant de leurs pointes, le reflet de son visage.
Il croyait y distinguer ainsi le signe, si furtif soit-il, d’une légitimité charismatique. « Un Sapeur n’était-il pas finalement une sorte de héros, autant demi-dieu que prophète ? » pensa-t-il.
Il en apprécia aussi tout particulièrement les ornements floraux, dessinés par les petits trous, sous forme de touches raffinées et baroques.
Nkozi les posa délicatement sur le sol devant lui, puis attrapa un vieux chausse-pied écorné en plastique blanchâtre, accroché dans son dos au dossier de la chaise.
Cette dernière phase du rituel sapeur, celle du chaussage, était à la fois la pierre philosophale qui le propulserait dans le firmament des sapeurs comme un astre ou une comète d’or, mais aussi la clé de voute d’un ÉQUILIBRE universel sans lequel le monde retomberait dans le mal et la médiocrité.
Il se chaussa donc délicatement dans une lente chorégraphie sur chaise branlante, en se tortillant à peine pour éviter la chute… et tout se fit finalement en quelques mouvements de glisse de fourrage très précis, presque chirurgicaux.
À la réflexion, ne dit-on pas dans la SAPE que prendre son pied c’est prendre un plaisir intergalactique en pratiquant une nouvelle passion polyverselle ?
Une fois l’opération achevée, il se releva et se retourna vers le miroir rétroviseur avec une réelle et sincère moue de satisfaction. Il se mit aussitôt à esquisser deux ou trois brefs pas de danse dans le but de confortablement ajuster les chaussures.
Il avait la sensation très profonde et intime d’être désormais devenu l’image de lui-même, comme s’il avait franchi le miroir pour rejoindre et fusionner avec ce qu’il désirait toujours être, comme s’il n’avait jamais cessé d’être : un Sapeur éternel.
Il ne se voyait plus devant le miroir mais l’avait pénétré. Il s’était transmuté dans l’image parfaite de lui-même et la puissance du reflet avait fait de lui un véritable Nkisi, une sorte de fétiche, en lui donnant le don magique de voir de part et d’autre du miroir.
Il était fin prêt et n’osait plus bouger de peur de rompre l’équilibre de la perfection philosapienne. Il scruta
Puis il prononça l’incantation suprême de la transmutation sapologique, celle que les Sapeurs kinois métaphysiquent :
– Pour emphysiquer l’animalculisme, la contextualisation à l’égard de la complexité s’applique à incristaliser l’upensmie vers lovanium, je vous en prie, professeur Eddy Mallou, soyez des nôtres !
Brandissant d’un geste presque théâtral la pointe sa canne messager « Mbwenci » qu’un frère Tchokwe lui avait offerte quelques années auparavant, il repoussa la porte et écarta le tissu servant de rideau et se propulsa d’un pas presque dansant vers la lumière, à la façon d’une mise en scène.
Il se sentait bien dans ses vêtements… ÉQUILIBRE !… Il se sentait décidément très bien dans sa peau de Sapeur… ÉQUILIBRE !
Il s’arrêta un instant sur le pas du portail pour contempler les alentours comme s’il s’agissait là d’un immense domaine, réajusta son calot en peau de léopard façon Mobutu, et s’approcha d’un petit muret, sur lequel il posa son pied droit. D’un geste ample et maniéré, il tira alors de sa poche droite un petit morceau de tissu, avec lequel il porta un dernier coup de polissage sur chacune de ses chaussures de cuir luisant. Il en profita pour jeter un œil sur sa montre, une Maserati Epoca chronographistiquée au cadran minéral analogique Rond Sunray pour résister aux rayons cosmiques et aux charmes comiques, de couleur bleu nuit profonde réceptacle idéal de l’étoile du Sud, étanche à 10 ATM en cas de subit déluge.
Il se sentit fin prêt. Il ressentait pleinement et par véritables bouffées de vie l’harmonie de la soirée qui s’annonçait animée. Son public attendait…
« Tu materas les ngayas, les nbéndés, les tindongos sur terre, sous terre, en mer et dans les cieux » affirme le second commandement des Sapeurs. Nkoyi se sentait d’une humeur d’attaque. Il était prêt à partir à la conquête du monde pour lui révéler la sapologie, le peindre en rose.
Enfin, il dandina trois pas en avant vers ce qu’il appelait le devant de la scène, tout en réajustant ses lunettes de soleil pliables Ray Ban avec l’annulaire dressé, évita dans une seule enjambée deux petites flaques laissées là par la dernière averse, lança sa jambe droite pour la replier d’un agile mouvement sur la gauche en les croisant, saisit les pans avant de sa veste pour amplement gonfler le costume tout en se redressant telle une grue, pirouetta sur sa jambe droite à la manière d’un danseur de rumba, puis claqua par saccades ses talons à deux reprises dans la terre provoquant ainsi un petit nuage de poussière qui s’éleva jusqu’aux genoux.
La diatence est la façon élégante de marcher du Sapeur.
– ÉQUILIBRE !!! – L’espace d’un très bref instant la planète s’arrêta de tourner…
Nkoyi, le lion édenté, le magicien de la SAPE un grand sourire de contentement aux lèvres, avait laissé place à Adrien Mombele, au célèbre compositeur Modogo Gian Franco, ou même mieux encore, au plus connu d’entre eux, le maître absolu, le roi de la SAPE, le chanteur feu Papa Wemba !
– « Mokili ekandaka liboso, kasi ezongaka sima te. » Le monde avance, mais ne recule pas, susurra-t-il tout bas. Et tu honoreras la sapologie en tout lieu.
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