Les jardins de mon enfance… étaient en fait peu nombreux. À cette époque, nous vivions en appartement… Parfois ma mère m’emmenait au Jardin des Plantes, avec ses serres aux fleurs exotiques et son papillon multicolore qui nous accueillait au bout de l’allée centrale, ses jeux, ses tourniquets… Si l’on montait sur les hauteurs, les passants se faisaient plus rares et quelques bancs accueillaient les solitaires comme moi. J’aimais m’y asseoir pour faire mes devoirs, entourée de calme et de végétation, ou laisser ma plume foisonnante explorer de nouveaux imaginaires en glissant sur le papier. Mais, en grandissant, je découvris un autre aspect de ces endroits trop isolés qui cachaient malheureusement des coins sombres aux rencontres inquiétantes, dans ces allées abandonnées où quelque malade sexuel semblait toujours prompt à attirer les proies faciles que sont les enfants et les adolescents pour voler le trésor de leur chair et détruire à tout jamais l’innocence d’un regard et la magnificence de la jeunesse…
Après deux rencontres désagréables qui auraient pu virer au cauchemar, si la divine providence ne s’était invitée au bon moment, je délaissai ce jardin chargé de dangers latents. Et c’est Alice, une camarade de classe, qui m’invita, un matin où l’absence d’un professeur nous encourageait à faire l’école buissonnière, à en découvrir un autre : plus sympathique, plus accueillant, très différent. Alice était le guide dont j’avais besoin pour découvrir des endroits hors du commun, et aussi pour y retourner ensuite, tant j’étais incapable de retrouver seule ces lieux particuliers, perdus la plupart du temps au milieu des ruelles enchevêtrées du vieux quartier. Avec elle, l’aventure était toujours au rendez-vous !
Alice était arrivée à l’école en cours d’année, deux mois auparavant, et elle avait immédiatement choisi de s’asseoir à côté de moi. Elle parlait peu. C’était une élève sérieuse et appliquée. J’enviais ce don qu’elle avait de retenir les choses en ne les entendant qu’une fois, alors que l’apprentissage des leçons me demandait tant d’efforts. Elle était très belle également avec ses cheveux clairs et ses yeux aux reflets changeants. De calme et posée durant les cours, sa personnalité se transformait dès que nous étions dehors : toutes les occasions étaient bonnes pour inventer de nouveaux scénarios dans des lieux inhabituels dont je ne soupçonnais jusqu’ici nullement l’existence. Je découvrais au contact d’Alice des aspects de cette ville que je pensais connaître sur le bout des doigts pour l’avoir explorée en long, en large et en travers depuis que je savais marcher, mais mon amie avait le don de transformer le quotidien monotone en moments magiques ! Même dans les grands magasins, elle m’entraînait à fureter dans les rayons à la recherche de produits « exotiques » aux saveurs raffinées, aux odeurs incroyables, qu’elle décrivait avec moult détails. Lorsque par chance nous en dénichions un, je faisais toujours une nouvelle découverte associée à des goûts incomparables. Elle me disait aussi qu’elle venait d’un pays où elle vivait au milieu d’animaux qui m’apparaissaient tous plus étranges les uns que les autres et dont les noms m’étaient totalement inconnus. J’avais d’ailleurs fait quelques recherches à la bibliothèque de l’école et avais trouvé les « axolotls », mais n’avais décelé aucune trace des « pékous » et des « atérondielles » dans les ouvrages spécialisés. J’en avais conclu qu’Alice avait, tout simplement, une imagination débordante ! Cependant, ce qui me fascinait le plus dans ses récits, c’était cette histoire abracadabrante avec un animal du nom de « gniouc-gnioup » : un petit être poilu, fantasque et chaleureux auquel elle semblait particulièrement attachée. Par contre Alice restait très évasive sur ses origines et après quelques questions restées sans réponses claires, je m’étais fait une raison, pensant qu’un jour au l’autre, l’information viendrait d’elle-même.
Ce jour-là donc elle me parla d’un jardin et à la description qu’elle en fit, j’eus tout de suite envie de le découvrir avec elle. On s’y rendait par la venelle Saint-Nicolas. Déjà, dans ce passage cerné de vieilles pierres, les bruits exorbitants de la ville sauvage s’atténuaient.
Je sentais confusément que j’allais vers un autre monde : un monde de douceur et de sécurité, un monde de calme et de volupté. Je savais qu’une expérience inédite m’y attendait et sans y être jamais allée, je ressentais déjà le mystère de cet endroit.
Perdue dans mes pensées et mes sensations, je ne m’étais pas rendue compte que nous étions arrivées. Alice se tenait devant une grille majestueuse que le temps et les pluies abondantes en cette région avaient rongée en de nombreux endroits. Le jardin ceint d’un vieux mur de pierre nous attendait de l’autre côté.
Cette grille restait cependant close et je pensais que nous allions devoir rebrousser chemin quand j’entendis Alice me dire : « Ce n’est pas grave, nous allons passer par-dessus ! » comme si elle avait capté mes pensées ! Quelle aventure pour moi ce simple mur ! Non pas par l’effort physique qu’exigeaient l’escalade de ces quelques pierres et le saut ensuite de l’autre côté, mais par l’effort psychologique de transgresser un interdit. En effet, j’avais toujours appris, et c’était fortement ancré dans mon esprit, que lorsqu’une porte est fermée, il est « convenable » d’abandonner. Mais Alice ne m’avait pas attendue et, le cœur battant, je finis par la suivre, emportée par une exaltation jusqu’alors inconnue.
À peine « atterrie », j’eus la nette impression d’être arrivée dans cet autre monde dont j’avais senti confusément les effluves quelques instants plus tôt : une sensation de calme, de paix m’envahit aussitôt. Des feuilles mortes aux joyeuses couleurs d’automne et de printemps tissaient un épais tapis qui recouvrait entièrement le sol. Le chèvrefeuille volubile s’étirait sur les vieux murs effilochés. Par les branches d’arbres, des gouttes de soleil se frayaient un chemin pour tomber jusqu’au sol, semblant transformer en or tout ce qu’elles touchaient. La chapelle Saint-Nicolas, non loin de là, enfermée dans sa torpeur séculaire, feignait l’indifférence depuis notre arrivée. Mais nous n’étions pas dupes : nous savions que derrière chacun de ses vitraux empoussiérés, ses yeux aiguisés surveillaient tous nos actes pour s’assurer que nous ne commettions aucune action susceptible de briser l’harmonie de son écrin.
Nous marchions lentement. Seul le bruit des feuilles froissées sous nos pas entravait l’épais silence. La ville tonitruante avait totalement fondu depuis le franchissement du mur. Un rossignol sautillant nous accompagnait, faisant rougeoyer sa gorge écarlate au sympathique soleil printanier. Dans les hautes branches d’un saule fatigué, des merles à contre-jour, s’égayaient et nous regardaient avec étonnement, comme s’ils avaient la berlue : à l’évidence, rares étaient les êtres humains qui s’aventuraient dans leur domaine.
Mais Alice et moi savions instinctivement que le lieu n’était pas seulement habité par les arbres et les oiseaux. Nous devinions des ombres mouvantes passer discrètement derrière notre dos, un souffle étrange caressait de temps à autre notre visage, alors que pas une branche d’arbre ne frémissait tant le vent semblait ne pas pouvoir franchir l’enceinte empierrée. Nous sentions, nous ressentions des présences sans les voir. Nous les savions amicales sans pouvoir nous l’expliquer. Et toutes ces âmes réfugiées dans le jardin Saint-Nicolas suivaient chacun de nos gestes, mettaient leurs pas dans les nôtres, étaient à l’affût de chacune de nos paroles : nous étions a priori la seule attraction de la journée, peut-être même de la semaine, alors, bien sûr, chacune d’elles se pressait pour voir à quoi ressemblaient ces deux jeunes femmes qui venaient leur rendre visite ! Je trouvais étrange de me savoir observée par des entités invisibles, d’avoir froid, puis chaud, sans raison, de sentir parfois comme un transpercement au niveau du plexus solaire et, à d’autres moments, de penser au contact d’une main bienveillante dans la mienne. Je baissais alors le regard, mais mes yeux ne rencontraient que ma paume vide, éclaboussée par des gouttes de soleil.
Au bout d’un temps qui me parut à la fois court et interminable, Alice me proposa de m’asseoir. Je remarquai alors que le tapis feuillu présentait une singularité : on aurait dit que, par endroits, les feuilles s’étaient regroupées en tas plus imposants. Ce qui était encore plus étonnant, c’est que ces amas étaient disposés à intervalles réguliers, et cette constatation ne fit que chatouiller encore plus ma curiosité : quelle était la cause de ce phénomène ? Je m’approchai et, du bout des doigts, écartai les feuilles humides sur ce que je pensais être un amoncellement plus important, mais mon étonnement fut à son comble quand je découvris sous les feuilles une dalle grise, zébrée de crevasses et sur laquelle on devinait des inscriptions usées, effacées par le temps et depuis longtemps devenues illisibles. Alice était assise en face de moi, sur une dalle d’un modèle analogue à la mienne. C’est alors que je compris : notre jardin extraordinaire n’était autre qu’un modeste cimetière où quelques âmes errantes s’étaient égarées sur le chemin de leur salut éternel ; elles en avaient ainsi fait leur Quartier Général. J’étais finalement heureuse qu’elles acceptent notre présence sans sourciller, qu’elles nous autorisent, nous, des vivants, à fouler le territoire des morts.
Profitant de ce repos que nous nous accordions, Alice et moi échangions quelques mots de temps à autre, mais l’ambiance nous ramenait toujours irrémédiablement au silence. Je devinais alentour les âmes, assises elles aussi, sur les tombes, non loin de nous, et qui devisaient tranquillement en paroles imperceptibles à l’oreille humaine. L’air était si pur et la lumière si belle que je me surpris à penser : « le paradis est sur terre, j’y suis arrivée ! » Une cloche au loin nous ramena à la réalité : il était midi, il fallait partir, quitter cet éden, ce lieu hors du temps et de l’univers commun, coincé entre l’éphémère et l’éternité de la vie.
Alice et moi revînmes plusieurs jours de suite dans ce petit cimetière où l’on n’enterrait plus personne depuis très longtemps. C’était « notre » jardin, jamais nous n’y étions dérangées. Au fil des visites, nous faisions de nouvelles découvertes. Un jour, le sol s’enrichissait de touches colorées : du blanc des pâquerettes au mauve des violettes, les fleurs s’épanouissaient toujours sur cette épaisse moquette de feuilles, qui semblait persister trois cent soixante-cinq jours par an. Un autre jour, tassé dans un coin, c’était le vieux rosier poussif et dégingandé qui parvenait à grand-peine à faire éclore quelques roses vite fanées. Et les habitantes oubliées du lieu, immuablement, nous accompagnaient silencieusement. À chacune de nos visites, elles semblaient plus présentes, plus joyeuses, plus désireuses même d’enrichir le lien étrange qui s’était noué entre elles et nous, comme si elles étaient heureuses de nos visites devenues régulières. Nous nous attendions à ce qu’un jour, l’une d’elles nous apparût vraiment, mais il n’en fut rien…
Au bout d’un mois, Alice vint me voir après les cours et me dit d’un air grave : « Je dois partir, viens, j’ai besoin de toi ». Je ne compris pas très bien ce qu’elle entendait par « partir », mais je savais, sans erreur possible, où nous allions. Après le rituel du franchissement du mur, Alice resta quelques secondes immobile près du saule, puis elle me redit : « Je dois partir, il est temps ! » Devant mon regard interrogatif, elle ajouta : « s’il te plaît, ne me retiens pas ». Alors, ma vue se brouilla. Je me frottai les yeux… il se passait quelque chose d’inhabituel. Je sentais du mouvement autour de nous, j’entendais des murmures, la lumière changeait, puis tout semblait redevenir normal, mais non… cela recommençait… J’avais la nausée, ma tête tournait un peu, et alors je compris : Alice partait, elle partait vraiment, elle devenait transparente, ses pieds ne touchaient plus le sol ; au fur et à mesure que son corps s’effaçait, elle s’élevait. Je voulus crier « Alice ! » mais aucun son ne franchit mes lèvres. Elle s’en allait et je restais, et tout était simple, beau et juste.
Alice m’avait emmenée chaque jour dans ce jardin pour préparer son départ, pour ne pas être seule à ce moment déterminant de son existence, peut-être pour avoir un témoin, ou simplement une amie à qui dire adieu…
Puis, sans que rien ne le laisse prévoir, tout devint affreux autour de moi, des cris me transpercèrent les oreilles, une force soudaine me projeta à terre, je hoquetai, je serrai les poings pour ne pas sombrer puis le calme revint peu à peu, et j’entendis une voix tout près : « Mademoiselle, vous allez bien ? » Je levai les yeux, une vieille dame penchée au-dessus de moi répétait : « Mademoiselle, est-ce que ça va ? » Devant son regard inquiet, je balbutiai un vague « Oui, ça va, ça va » et me relevai. Je regardai autour de moi et décidément, quelque chose ne tournait pas rond, que faisait cette dame dans le jardin… Oh ! mon Dieu ! Que s’était-il passé ? À la place du jardin quelques secondes plus tôt, il y avait une rue passante et bruyante. Je n’en croyais pas mes yeux, j’étais totalement désorientée, mais je parvins cependant à articuler : « Mais où… où est le jardin Saint-Nicolas ? » et la réponse arriva, aussi inattendue qu’absurde à ce moment-là : « Mais voyons mademoiselle, le jardin Saint-Nicolas a été détruit à la guerre ! Il n’en reste presque plus rien aujourd’hui, à part cette statue là-bas, la statue de Sainte Alice, comme chacun sait ! » Alors je m’approchai et regardai la statue, c’était bien Alice, à n’en pas douter. Je devais avoir rêvé. Je me frottai alors les mains l’une contre l’autre, et quelques feuilles mortes, aux joyeuses couleurs d’automne et de printemps, tombèrent à mes pieds…
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