Aucun incident ne change le quotidien ordinaire de cet individu. Sa vie gravite autour de ce point où nous nous laissons tirer par les événements en spectateurs sourds et muets de notre environnement et en acteurs seulement de nos automatismes. Les rituels quotidiens, les collègues complaisants, la planque dans une routine, pénards, par ailleurs des occupations qui convergent vers la logique du moindre effort ; tout cela recèle un parfum de confort et d’anéantissement délectable face aux urgences du monde. Le ciel étoilé couvre les songes de chacun de points lumineux, sans que le regard daigne souvent s’y porter, laissant aux mystères leur innocuité transparente et la vie elle-même à son mutisme rassurant. Lui dort, presque sans le moindre effort, avachi par une journée plane, sans rugosité aucune tant elle fut semblable aux précédentes.
Il n’a pas remarqué la moindre transition, il se retrouve dans l’obscurité totale, abasourdi, assis contre un mur, une douleur aux cervicales. Cela de manière fulgurante, n’éprouvant pas la sensation de l’éveil. En dépit des efforts de sa mémoire pour le ramener dans la réalité coutumière, il doit constater qu’il n’y a, de toute façon, aucune explication possible pour un tel accident ; apparaître quelque part dans un endroit inconnu, comme une vision, sans s’être senti parcourir la moindre distance. Il dormait profondément, chez lui, seul, dans son appartement. Alors que les antécédents inscrits dans sa mémoire deviennent de plus en plus flous, ces maigres certitudes ne l’éclairent pas d’avantage. Plus que jamais, il recueille l’instant présent, alerte.
Le bourdonnement d’une mouche se répand en échos dans la nappe de silence. La bestiole parcourt nerveusement la pièce qui l’entoure. Notre homme, obstinément recroquevillé sur le sol, n’esquisse pas le moindre geste. Interdit au maximum avec cette vélocité abrupte qui sert à contrôler un mouvement de panique, il se tient à l’affût de n’importe quoi qui puisse apporter du sens à l’absurdité de sa situation.
Ainsi immobile il sent la montée d’instincts. L’impatience et l’inquiétude le gagnent. Il décide d’explorer ce qui l’entoure pour remplir son esprit épuisé par le choc. La mouche cesse de voleter, le silence pèse comme un martellement de ferraille, on n’entend pas le moindre bruissement de feuille ou cri dans le lointain.
La pièce ne semble rien contenir, pas d’objets, ni portes, ni fenêtres. Les murs ne recèlent aucune aspérité, lisses contre le tâtonnement du prisonnier. Dans l’obscurité muette, il remarque seulement que toujours rien de familier ne lui évoque un tel endroit.
Il essaye de raisonner sur les possibilités ; cela doit être un coup monté, une farce menée férocement. Il songe rapidement à ces faits divers montrant qu’il se trouve certains citoyens qui en maintiennent d’autres en captivité. Quelqu’un, quelque chose, un enlèvement effectué avec professionnalisme, peut-être y a-t-il des caméras planquées, peut-être est-ce comme dans ces fictions où un psychopathe pourvu d’une méthode implacable capture un ou plusieurs individus pour les assujettir à ses obsessions.
Rien n’y fait, l’incertitude persiste dans sa mémoire. Elle est si profonde qu’il ne trouve même pas la force de céder à la panique. Son imagination s’use à comprendre en vain, dans cette situation que rien n’a préparée.
Effrayé par cette impasse douloureuse, il tord ses membres, recherchant un soulagement, quelque chose de fort qui se diffuserait dans son corps, comme un torchon imbibé de morphine qui serait comprimé en lui. Cela ne fait qu’accroître son trouble, alors, il cherche la mouche, à tâtons. Il entend bien le minuscule frémissement de la créature qui se réanime par moments. Mais ce bruit lui semble désormais trop faible et régulier pour évoquer l’insecte. Il s’agit plutôt d’un murmure caverneux, d’ailleurs, un souffle d’air humide et froid parcourt désormais le bout de ses doigts tendus vers le haut. Ses mains rencontrent la sensation d’une grille métallique et le souffle s’insinue à travers ses phalanges.
Le pressentiment effrayant d’une présence – serait-ce l’apparition de quelque chose de terrifiant ? – l’enveloppe soudain. De ce qui lui semble la grille qu’il agrippe émane comme la fumée du génie sortant de la lampe, froide. Un sifflement aigu, que l’on dirait joué par une flûte synthétique, s’allume dans ses tympans. Comme entraînées par cet étrange son qui s’effile en lui, d’aveuglantes couleurs se collent sur sa rétine tandis que d’indescriptibles frottements chuintent sur sa peau. L’emballage de tous les sens se poursuit en un mélange incompréhensible puis, en proie à la paralysie, il essaye de pousser un hurlement qui ne sort pas.
La grille, maintenant, émet comme un grognement éthéré. Il lui semble entrevoir de la mousse là-dessus. Il ouvre encore la bouche, en vain. L’impression de percevoir une présence, d’abord liée à cette grille, l’envahit en une angoisse infernale. Enfant, quand il avait peur des fantômes au point de se persuader de leur présence insondable à ses côtés, cela ne lui faisait pas un effet très différent.
Derrière lui, quelque chose remue. Il y a ce poids sur son épaule qui le paralyse, la pression impossible de trois énormes doigts. Le souffle de la grille, profond, produit maintenant le battement régulier d’une respiration de créature.
Sourd, silencieux, il n’ose pas se retourner. L’éternité s’offre à lui dans cet instant de terreur, où toute chose semble figée dans un brouillard de ténèbres. Son corps bouge de lui-même, en prise à réflexe tellement vif qu’une douleur électrise ses muscles crispés. Ce qu’il observe devant lui le plonge dans une infinie stupeur, et à nouveau il croit s’évanouir plusieurs fois, successivement, sans pourtant jamais perdre le fil ténu de sa conscience, acculée dans les plus étroites strates de son esprit. Il devine des formes monstrueuses à travers le vague autour de lui.
La multitude de sensations et sentiments qu’il éprouve s’étouffe peu à peu. Exportées autour de lui, les sensations semblent faire se lever un murmure. Des mots prennent forme dans la créature, ils coulent comme le suintement de l’emballage sensoriel qui vient de le prendre. Là, il perçoit, toujours nettes, les quelques phrases prononcées par le vague humanoïde au timbre de voix rauque.
« Je ne suis pas tout à fait différent de toi, j’existe pour toi et par toi. Je suis comme un tas de boue, la vase du sommeil, agglomérée par la friction d’un danger, dans ton subconscient. »
Fasciné, il scrute la chose presque bourbeuse, approximativement multicolore et quasiment invisible, mais un peu plus nette par intermittences. La forme semble s’asseoir ou se coucher et expire longuement une vapeur acide.
« Tu as tant laissé opérer le magnétisme de rêves noirs et profonds. Je viens t’avertir. Quelque chose d’indolore palpite dans ces antres sans fin, et se fait désirer. Toujours, sans t’en apercevoir, par-dessus tout, tu recherchais l’éloignement vers cet écueil-là. Les moments essentiels de ta vie, eux-mêmes, convergeaient sourdement vers cet instant de répit où tu pouvais t’ignorer en entier et goûter quelque chose de semblable au repos des morts. »
L’atmosphère revêt une sorte de vêtement de plus en plus mystique, comme un abîme de choses qui vibrent. Il n’y prête que très peu d’attention, tant sa crédulité reste alignée sur le point fixe du choc éprouvé. Il ne se concentre, pour le moment, que sur les informations l’assurant de sa sécurité.
« Dans les rêves, il y a des entités qui gardent des portes. Certains dormeurs apprennent à se faire oublier d’elles tant ils se laissent aller dans certaines sortes d’anéantissements. Une porte qu’il ne faut pas ouvrir existe dans le sommeil le plus profond, désintéressé et vide ; une porte où l’on cherche la volupté du néant mais derrière laquelle guettent des choses insoupçonnables. »
Notre homme parvient enfin à rassembler ses idées avec l’énergie qui suit les stupeurs. Il s’étonne tout à fait de ce qui lui arrive et désire ardemment retourner dans sa chambre ; lui est venue l’idée d’un éveil possible.
La créature laisse un moment au silence. Ce qui ressemble à des plis ou des bouffissures exprime, peut-être, l’intention d’énoncer quelque chose de plus grave.
« C’est un spectre très important, il ne veut pas que tu te réveilles, maintenant qu’il te tient en sa captivité. Tu vas errer dans les mondes oniriques, bien loin de ce qu’ils verront de ton corps. »
Avant que le dormeur, de plus en plus conscient de l’étrangeté dans ce qui s’avère n’être qu’un rêve, ne remue ses lèvres, l’incarnation subconsciente répond à son appréhension muette.
« Tu seras peut-être dans le coma, des médecins avanceront des explications, mais personne n’aura vraiment idée de l’usage que tu fais de ton cerveau. Désormais, tu vas devoir retrouver le chemin de ta conscience éveillée, mais il fera tout pour te garder et t’user, car il se nourrit de toi. »
Alors, une sensation d’apaisement, la créature s’est dissipée sans qu’il n’y paraisse, et le voilà maintenant seul, dans la pièce de ses rêves. L’endroit ne revêt plus la moindre importance, il n’a plus rien à y faire.
Il se lève, d’ailleurs, c’est un bel après-midi de printemps. Le soleil souffle ses rayons sur l’herbe jaunissante. Une brise fraîche, une abeille qui fait des huit dans la pièce blanche et sans meubles. On entend des gens ivres crier dans la maison. Ces buveurs ne font pas mine de le remarquer. Ils pompent le liquide, rient machinalement, balancent des légèretés ; autant de flammeroles consumées sur le gaz de leur ivresse. Il les envie.
Il voudrait les interroger, comprendre pourquoi il se retrouve, comme téléporté, dans cet endroit inconnu parmi ces inconnus. Mais quelque chose l’en empêche. Une distance le sépare de ces individus sûrs de leur monde et tout à leur joie éméchée ; le mécanisme par lequel un contact s’opérerait entre eux lui semble dépourvu des rouages nécessaires. Quelque chose comme la longueur d’onde ne colle pas et il les trouve trop transparents pour pouvoir s’adresser à eux. À moins que ce ne soit lui, la transparence…
Pourquoi n’y est-il pas, chez lui ? Un terrible doute le prend au souvenir de son rêve…
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